Christ (Eckhart)

Or donc, prêtez attention maintenant ! Qui étaient les gens qui là achetaient et vendaient, et qui sont-ils encore ? Maintenant prêtez-moi grande attention ! Je ne veux pour ce coup prêcher maintenant qu’à propos de gens de bien. Néanmoins je veux montrer pour cette fois qui étaient là et qui sont encore les marchands qui achetaient et vendaient et le font encore, eux que Notre Seigneur chassa et jeta dehors. En cela il le fait encore à tous ceux qui là achètent et vendent dans ce temple : il n’en veut laisser un seul au-dedans. Voyez, ce sont tous des marchands ceux qui se préservent de péchés grossiers et seraient volontiers de gens de bien et font leurs bonnes oeuvres pour honorer Dieu, comme de jeûner, veiller, prier, et quoi que ce soit, toutes sortes d’oeuvres bonnes, et ils les font cependant pour que Notre Seigneur leur donne quelque chose en retour, ou pour que Dieu leur fasse en retour quelque chose qui leur soit agréable : ce sont tous des marchands. Il faut l’entendre en ce sens grossier, car ils veulent donner une chose pour l’autre, et veulent ainsi commercer avec Notre Seigneur. En ce commerce ils sont trompés. Car tout ce qu’ils ont et tout ce qu’ils sont en mesure d’opérer, donneraient-ils pour Dieu tout ce qu’ils ont et se livreraient-ils pleinement pour Dieu, pour autant Dieu ne serait en rien de rien tenu envers eux de donner ou de faire, à moins qu’il ne veuille le faire gratuitement de bon gré. Car ce qu’ils sont ils le sont de par Dieu et ce qu’ils ont ils l’ont de par Dieu, et non par eux-mêmes. C’est pourquoi Dieu n’est en rien de rien tenu par leurs oeuvres et leurs dons, à moins que de bon gré il ne veuille le faire de par sa grâce et non en raison de leurs oeuvres ni en raison de leur don, car ils ne donnent rien qui soit leur et n’opèrent pas non plus à partir d’eux-même, ainsi que dit Christ lui-même : « Sans moi vous ne pouvez rien faire. » Ce sont des fous fieffés ceux qui veulent ainsi commercer avec Notre Seigneur ; ils ne connaissent de la vérité que peu de chose ou rien. C’est pourquoi Notre Seigneur les chassa hors du temple et les jeta dehors. Il ne se peut que demeure ensemble la lumière et les ténèbres. Dieu est la vérité et une lumière dans soi-même. Lors donc que Dieu vient dans ce temple, il rejette au-dehors l’ignorance, c’est-à-dire les ténèbres, et se révèle soi-même avec lumière et avec vérité. Alors les marchands sont partis lorsque la vérité se trouve connue et la vérité n’a nulle envie de mercantilisme. Dieu ne cherche pas ce qui est sien ; dans toutes ses oeuvres il est dépris et libre et les opère par juste amour. Ainsi aussi fait cet homme qui est uni à Dieu ; il se tient lui aussi dépris et libre dans toutes ses oeuvres, et les opère seulement pour honorer Dieu, et ne recherche pas ce qui est sien, et Dieu l’opère en lui. Eckhart: Sermon 1

J’ai dit en outre que Notre Seigneur dit aux gens qui là avaient des tourterelles à vendre : « Débarrassez-moi ça, enlevez-moi ça ! » Les gens, il ne les jeta pas dehors ni ne les réprimanda fortement ; mais il dit avec grande bonté : « Débarrassez-moi ça ! », comme s’il voulait dire : Ce n’est pas mauvais et pourtant cela dresse des obstacles à la vérité limpide. Ces gens, ce sont tous gens de bien, qui font leur oeuvre limpidement pour Dieu et ne cherchent pas en cela ce qui est leur, et le font pourtant selon le moi propre, selon temps et selon nombre, selon avant et après. Dans ces oeuvres ils connaissent un obstacle à la vérité suprême selon laquelle ils devraient être libres et dépris, tout comme Notre Seigneur Jésus Christ est libre et dépris et, en tout temps à nouveau, sans relâche et hors du temps, se reçoit de son Père céleste et, en ce même maintenant, sans relâche s’engendre parfaitement en retour avec une louange de gratitude jusqu’en la grandeur paternelle dans une égale dignité. C’est ainsi que devrait se tenir l’homme qui voudrait se trouver réceptif à la vérité suprême et vivant là sans avant et sans après et sans être entravé par toutes els oeuvres et toutes les images dont il eut jamais connaissance, dépris et libre, recevant à nouveau dans ce maintenant le don divin et l’engendrant en retour sans obstacle dans cette même lumière avec une louange de gratitude en Notre Seigneur Jésus Christ. Ainsi seraient écartées les tourterelles, c’est-à-dire obstacles et attachement au moi propre en toutes les oeuvres qui néanmoins sont bonnes, en quoi l’homme ne cherche rien de ce qui est sien. C’est pourquoi Notre Seigneur dit avec grande bonté : « Enlevez-moi ça, débarrassez-moi ça ! », comme s’il voulait dire : Cela est bon, cependant cela dresse des obstacles. Eckhart: Sermon 1

J’ai dit un petit mot, d’abord en latin, qui se trouve écrit dans l’évangile et qui, traduit, dit ceci : « Notre Seigneur Jésus Christ monta à un petit château fort et fut reçu par une vierge qui était une femme. » Eckhart: Sermon 2

Un maître dit : Lorsque je pense au fait que notre nature est élevée au-dessus des créatures et siège au ciel au-dessus des anges et se trouve adorée par eux, il me faut me réjouir pleinement dans mon coeur, car Jésus Christ on aimable seigneur m’a donné en propre tout ce qu’il a en lui. Il dit aussi que le Père, à propos de tout ce qu’il a jamais donné à son Fils Jésus Christ dans la nature humaine, m’a considéré plutôt que lui et m’a davantage aimé que lui et m’a donné plutôt qu’à lui : comment donc ? Il lui a donné à cause de moi, parce que ce m’était nécessaire. C’est pourquoi, ce qu’il lui a donné, en cela c’est moi qu’il visait, et il me l’a donné aussi bien qu’à lui ; je n’excepte rien, ni union ni sainteté de la déité ni quoi que ce soit. Tout ce qui jamais il lui donna dans la nature humaine, cela ne m’est pas plus étranger ni plus lointain qu’à lui. Car Dieu ne peut donner peu de chose ; ou bien il lui faut donner pleinement, ou bien ne rien donner du tout. Son don est pleinement simple et parfait, sans partage et non dans le temps, totalement dans l’éternité, et soyez-en aussi sûrs que du fait que je vis : si donc nous devons recevoir de lui, il nous faut être dans l’éternité, élevés au-dessus du temps. Dans l’éternité, toutes choses sont présentes. Ce qui est au-dessus de moi, cela m’est aussi proche et aussi présent que ce qui est près de moi ; et c’est là que nous devons recevoir ce que nous devons avoir de par Dieu. Dieu ne connaît rien qui soit en dehors de lui, mais son oeil est seulement tourné vers lui-même. Ce qu’il voit, il le voit totalement dans lui. C’est pourquoi Dieu ne nous voit pas lorsque nous sommes dans le péché. C’est pourquoi autant nous sommes en lui, autant Dieu nous connaît, ce qui veut dire : autant nous sommes sans péché. Et toutes les oeuvres que Notre Seigneur a jamais opérées, il me les a si bien données en propre qu’elles ne me sont pas moins méritoires que les oeuvres que j’opère. Puisqu’à nous tous est propre de façon égale sa noblesse, et ( qu’elle ) est proche de façon égale de moi comme de lui, pourquoi ne la recevons pas de façon égale ? Ah entendez-le ! Qui veut venir à cette largesse, en sorte qu’il reçoive de façon égale ce bien et la nature humaine commune et également proche de tous les hommes, pour autant que dans la nature humaine il n’est plus alors rien d’étranger ni de lointain ni de proche, alors il faut aussi de nécessité que tu sois de façon égale dans la communauté humaine, n’étant pas plus proche de toi-même que d’un autre. Tu dois aimer tous les hommes à égalité avec toi, les estimer et les tenir à égalité ; ce qui arrive à un autre, que ce soi mal ou bien, cela doit être pour toi comme si cela t’arrivait. Eckhart: Sermon 5 a

Voici maintenant le second sens : « Il l’envoya dans le monde ». Or nous devons entendre ( par là ) le monde immense que contemplent les anges. Comment devons-nous être ? Nous devons, avec tout notre amour et tout notre désir, être là, comme le dit Saint Augustin : Ce que l’homme aime, il le devient dans l’amour. Devons-nous dire alors : lorsque l’homme aime Dieu, il devient Dieu ? Voilà qui sonne comme de l’incroyance. L’amour qu’un homme donne, là ils ne sont pas deux, plutôt un et union, et dans l’amour je suis plus Dieu que je ne suis en moi-même. Le prophète dit : « J’ai dit, vous êtes des dieux et enfants du Très-Haut. » Cela sonne de façon merveilleuse que l’homme que l’homme puisse ainsi devenir Dieu dans l’amour ; pourtant cela est vrai dans la vérité éternelle. Notre Seigneur Jésus Christ l’atteste. Eckhart: Sermon 5 a

S’il se trouvait maintenant un riche monarque qui ait une fille belle, s’il la donnait au fils d’un homme pauvre, tous ceux qui appartiendraient à cette famille s’en trouveraient élevés et honorés. Or un maître dit : Dieu est devenu homme, par là est élevé et honoré tout le genre humain. Nous pouvons bien nous réjouir de ce que le Christ, notre frère, se soit élevé de par sa propre puissance au-dessus de tous les choeurs des anges et siège à la droite du Père. Ce maître a bien parlé ; mais au vrai, je n’en ferais pas grand cas. Que me servirait d’avoir un frère qui serait un homme riche alors que je serais un homme pauvre ? Que me servirait d’avoir un frère qui serait un homme sage alors que je serais un insensé ? Eckhart: Sermon 5 b

Les maîtres disent communément que tous les hommes sont également nobles dans leur nature. Mais je dis au vrai : Tout le bien que tous les saints ont possédé, et Marie Mère de Dieu, et Christ selon son humanité, cela est mon propre dans cette nature. Or vous pourriez me demander : puisque j’ai dans cette nature tout ce que Christ peut offrir selon son humanité, d’où vient donc que nous élevons et honorons le Christ comme Notre Seigneur et notre Dieu ? C’est parce qu’il a été un messager pour nous de par Dieu et nous a apporté notre béatitude. La béatitude qu’il nous a apportée, elle était nôtre. Là où le Père engendre son Fils dans le fond le plus intérieur, là cette nature est comprise. Cette nature est une et simple. Ici quelque chose peut bien procéder et une chose s’adjoindre, ce n’est pas cet Un. Eckhart: Sermon 5 b

Là où finit la créature, là Dieu commence à être. Or Dieu ne désire rien de plus de toi que le fait que tu sortes de toi-même selon ton mode de créature, et que tu laisses Dieu être Dieu en toi. La plus minime image de créature qui jamais se forme en toi est aussi grande que Dieu est grand. Pourquoi ? Parce qu’elle entrave en toi le tout de Dieu. C’est justement là où pénètre l’image qu’il faut que Dieu recule et toute sa déité. Mais là où l’image sort, là Dieu entre. Dieu désire tellement que tu sortes de toi-même dans ton mode de créature, comme si toute sa béatitude tenait à cela. Ah, mon cher, en quoi te porte tort que tu permettes à Dieu que Dieu soit Dieu en toi ? Si tu sors pleinement de toi-même pour Dieu, alors Dieu sort pleinement de soi-même pour toi. Lorsque sortent ces deux, ce qui demeure est un Un simple. C’est dans cet Un que le Père engendre son Fils dans la source la plus intérieure. Là fleurit l’Esprit Saint, et là bondit en Dieu une volonté qui appartient à l’âme. Tout le temps que la volonté se tient intacte de toutes créatures et de tout le créé, cette volonté est libre. Christ dit : « Personne ne vient au ciel que celui qui du ciel est venu ». Toutes choses sont créées de néant ; c’est pourquoi leur juste origine est le néant, et pour autant que cette noble volonté s’incline vers les créatures, elle s’écoule avec les créatures vers leur néant. Eckhart: Sermon 5 b

Cette parole qui est écrite dans l’évangile, et dit en français : « Il y avait un homme qui sortit de lui-même vers une terre étrangère et s’en revint plus riche chez lui. » Or on lit dans un évangile que le Christ a dit : « Personne ne peut être mon disciple qu’il ne me suive » et se voit laissé soi-même et n’ait rien gardé pour lui ; et celui-là a toutes choses, car ne rien avoir c’est avoir toutes choses. Mais avec désir et avec coeur se soumettre à Dieu et mettre pleinement sa volonté dans la volonté de Dieu, et n’avoir aucun regard sur le créé : qui serait ainsi sorti de soi-même, celui-là se trouvera proprement donné à nouveau à lui-même. Eckhart: Sermon 15

Il est trois raisons pourquoi l’âme doit se haïr soi-même. La première raison : dans la mesure où elle est mienne, je dois la haïr ; car dans la mesure où elle est mienne, dans cette mesure elle n’est pas Dieu. La seconde : parce que mon âme n’est pas pleinement établie et plantée et réformée en Dieu. Augustin dit : Celui qui veut que Dieu soit son propre, celui-là doit auparavant devenir le propre de Dieu, et cela il faut de nécessité que ce soit. La troisième raison est : l’âme a-t-elle le goût d’elle-même en tant qu’elle est âme, a-t-elle le goût de Dieu en même temps que de l’âme, ce n’est pas comme il faut. Pour elle Dieu doit avoir goût en lui-même, car il est pleinement au-dessus d’elle. C’est pour cela que Christ a dit : « Celui qui aime son âme, celui-là la perd. » Eckhart: Sermon 17

Pourquoi appelle-t-on la mer une fureur ? Parce qu’elle se met en fureur et est agitée. Il « ordonna à ses disciples de monter ». Qui veut entendre cette parole et veut être disciple du Christ, il lui faut monter et élever son intellect par delà toutes les choses corporelles, et il lui faut traverser « la fureur » de l’inconstance des choses éphémères. Aussi longtemps qu’est là quelque versatilité, que ce soit malice ou colère ou tristesse, cela couvre l’intellect, en sorte qu’il ne peut pas entendre la parole. Un maître dit : Qui doit entendre choses naturelles et aussi choses matérielles, il lui faut dénuder son entendement de toutes les autres choses. Je l’ai dit souvent aussi : lorsque le soleil déverse son éclat sur les choses corporelles, ce qu’alors il peut saisir il le rend subtil et l’entraîne vers le haut avec lui ; si l’éclat du soleil le pouvait, il l’entraînerait dans le fond d’où il a flué. Mais lorsqu’il l’entraîne vers le haut dans l’air et ( que ) cela est alors dilaté en soi-même et chaud de par le soleil et ( que cela ) monte ensuite vers le froid, il éprouve un contrecoup de par ce froid et se trouve projeté vers le bas en pluie ou en neige. Il en est ainsi du Saint Esprit : il élève l’âme vers le haut et l’enlève et l’attire vers le haut avec lui, et si elle était prête il l’entraînerait vers le fond d’où elle a flué. Il en est ainsi lorsque le Saint Esprit est dans l’âme : c’est ainsi qu’elle monte car il l’entraîne alors avec lui. Mais lorsque le Saint Esprit se retire de l’âme, elle tombe vers le bas, car ce qui est de la terre cela tombe vers le bas ; mais ce qui est de feu, cela tournoie vers le haut. C’est pourquoi il faut que l’homme ait foulé aux pieds toutes les choses qui sont terrestres et tout ce qui peut couvrir l’entendement, pour que là rien ne demeure que seulement ce qui est égal à l’entendement. Opère-t-elle ( = l’âme ) encore dans l’entendement, alors elle lui est égale. L’âme qui a ainsi transcendé toutes choses, celle-là le Saint Esprit l’élève et l’enlève avec lui dans le fond d’où il a flué. Oui, il l’emporte dans son image éternelle d’où elle a flué, dans l’image selon laquelle le Père a formé toutes choses, dans l’image où toutes choses sont Un, dans la largeur et dans la profondeur où toutes choses retrouvent leur fin. Celui qui veut parvenir là, il lui faut avoir foulé aux pieds toutes les choses qui sont inégales à cela, et ( celui qui ) veut écouter la Parole et veut être disciple de Jésus, ( qui est ) le salut. Eckhart: Sermon 23

Saint Paul dit : « Prenez en vous », intériorisez en vous « Christ ». Eckhart: Sermon 24

En tant que l’homme se déprend, alors il prend ( en lui ) Christ, Dieu, béatitude et sainteté. Et si un jeune garçon disait des choses étranges, on le croirait, et Paul promet de grandes choses, et vous le croyez à peine. Il te promet, si tu te déprends de toi, Dieu et béatitude et sainteté. C’est étonnant : et s’il se trouve que l’homme doive se déprendre de soi, en tant qu’il se déprend de soi il prend ( en lui ) Christ et sainteté et béatitude et est très grand. Le prophète s’étonne de deux choses. La première : ce que Dieu fait avec les étoiles, avec la lune et avec le soleil. Le second étonnement est à propos de l’âme, que Dieu ait fait et fasse de si grandes choses avec elle et pour elle, car il fait pour elle tout ce qui lui est possible ; il fait nombreuses et grandes choses pour elle et est pleinement pris par elle, et cela à cause de la grandeur dans laquelle elle est faite. A quel point elle est faite grande, notez-le ! Je trace une lettre selon le modèle que la lettre a en moi, dans mon âme, et non pas selon mon âme. Il en est ainsi de Dieu. Dieu a fait toutes choses communément selon l’image qu’il a de toutes choses en lui, et non pas selon lui. Certaines, il les a faites particulièrement selon quelque chose qui se tient en dehors de lui, comme bonté, sagesse et ce que l’on dit de Dieu. Mais l’âme, il ne l’a pas faite uniquement selon l’image qui est en lui, ni selon ce qui se tient en dehors de lui, ainsi que l’on parle à son propos ; plutôt : il l’a faite selon lui-même, oui, selon tout ce qu’il est, selon ( sa ) nature, selon ( son ) être et selon son oeuvre fluant à l’extérieur demeurant intérieurement, et selon le fond où il demeure en lui-même, où il engendre son Fils unique, d’où s’épanouit le Saint Esprit : selon cette oeuvre fluant à l’extérieur demeurant intérieurement, Dieu a créé l’âme. Eckhart: Sermon 24

Les maîtres disent que la nature humaine n’a rien a faire avec le temps, et qu’elle est pleinement intangible, et bien plus intérieure à l’homme et proche de lui qu’il ne l’est de lui-même. Et c’est pourquoi Dieu assuma la nature humaine et l’unit à sa personne. Là la nature humaine devint Dieu, car il assuma la nature humaine nue et non un homme. C’est pourquoi veux-tu être ce même Christ et être Dieu, éloigne-toi de tout ce que la Parole éternelle n’assuma pas. La Parole éternelle n’assuma pas un homme ; c’est pourquoi éloigne-toi de ce qui est de l’homme en toi et de ce que tu es, et assume-toi selon la nature humaine nue, ainsi es-tu la même chose en la Parole éternelle que ce qu’est la nature humaine en elle ( = en la Parole ). Car ta nature humaine et la sienne n’ont pas de différence : elle est une, car ce qu’elle est en Christ elle l’est en toi. C’est pourquoi j’ai dit à Paris qu’en l’homme juste est accompli ce qu’ont jamais dit ( du Christ ) la sainte Ecriture et le prophète ; car si tu es comme il faut, tout ce qui a été dit dans l’Ancienne et dans la Nouvelle Alliance, tout cela se trouvera accompli en toi. Eckhart: Sermon 24

Comment dois-tu être comme il faut ? C’est à entendre de deux manières, selon la parole du prophète qui dit là : « Dans la plénitude du temps, le Fils fut envoyé. » « Plénitude du temps » est selon deux modes. Une chose est pleine lorsqu’elle est a son terme, comme est plein le jour en son soir. De même, lorsque tout temps se détache de toi, alors le temps est plein. Le second ( mode ) est : lorsque le temps parvient à son terme, c’est-à-dire à l’éternité ; car là tout temps a un terme, car là il n’y a ni avant ni après. Là est présent et nouveau tout ce qui est, et là tu possèdes dans une contemplation présente ce qui jamais advint et jamais doit advenir. Là il n’y a ni avant ni après, tout est là présent ; et dans cette contemplation présente j’ai possédé toutes choses. C’est cela « plénitude du temps », et ainsi je suis comme il faut, ainsi je suis véritablement le Fils unique et Christ. Eckhart: Sermon 24

Or prêtez attention à ce que Dieu dit : « Moïse, laisse-moi me courroucer ! » Or vous pourriez dire : Pourquoi Dieu se courrouce-t-il ? – Pour rien d’autre qu’en raison de la perte de notre propre béatitude, et il ne recherche pas ce qui est sien ; ainsi Dieu souffre-t-il de ce que nous agissons contre notre béatitude. A Dieu rien ne pouvait advenir de plus douloureux que le martyr et la mort de Notre Seigneur Jésus Christ, son Fils unique, qu’il souffrit pour notre béatitude. Or prêtez attention à ce que Dieu dit : « Moïse, laisse-moi me courroucer ! » Or voyez ce que peut un homme bon auprès de Dieu. C’est une vérité certaine et une vérité nécessaire : qui donne sa volonté totalement à Dieu, celui-là capte Dieu et lie Dieu, de sorte que Dieu ne peut rien que ce que l’homme veut. Celui qui donne totalement sa volonté à Dieu, il s’empare de Dieu et attache Dieu, en sorte que Dieu ne peut que ce que l’homme veut. Celui qui à Dieu donne totalement sa volonté, à celui-là Dieu donne sa volonté en retour de façon si totale et si propre que la volonté de Dieu devient le propre de l’homme, et ( Dieu ) a juré sur lui-même qu’il ne peut rien que ce que l’homme veut ; car Dieu ne devient le propre de personne qui ne soit d’abord devenu le propre de Dieu. Saint Augustin dit : « Seigneur, tu ne deviens le propre de personne qui ne soit devenu auparavant ton propre. » Nous assourdissons Dieu nuit et jour et disons : « Seigneur, que ta volonté advienne ! » Et lorsque advient la volonté de Dieu, nous sommes courroucés, et cela n’est pas comme il faut. Lorsque notre volonté devient volonté de Dieu, c’est bien ; mais lorsque la volonté de Dieu devient notre volonté, cela est de loin meilleur. Lorsque ta volonté devient volonté de Dieu, si alors tu es malade, tu ne voudrais pas être en bonne santé contre la volonté de Dieu, mais tu voudrais que volonté de Dieu soit que tu sois en bonne santé. Et lorsque cela va mal pour toi, tu voudrais que ce soit volonté de Dieu que cela aille bien pour toi. Mais lorsque la volonté de Dieu devient ta volonté, si tu es malade – en nom Dieu ! Ton ami meurt-il – en nom Dieu ! C’est une vérité certaine et une vérité nécessaire : et s’il se trouvait que toute peine de l’enfer et toute peine du purgatoire et toute peine du monde y était suspendue, il voudrait le souffrir éternellement dans la peine de l’enfer avec la volonté de Dieu, et voudrait dans la volonté de Dieu laisser( -là ) la béatitude de Notre Dame et toute sa perfection et ( celle ) de tous les saints, et voudrait être toujours en peine éternelle et amertume, et ne voudrait pas s’en détourner un seul instant ; oui, il ne voudrait pas nourrir une seule pensée qu’il en soit autrement. Lorsque la volonté se trouve unie de telle sorte que cela devient un unique Un, alors le Père des cieux engendre son Fils unique dans soi dans moi. Pourquoi dans soi dans moi ? Parce que je suis un avec lui, il ne peut pas m’exclure, et dans cette oeuvre le Saint Esprit reçoit son être et son opérer de moi comme de Dieu. Pourquoi ? Parce que je suis en Dieu. Ne le reçoit-il pas de moi, il ne le reçoit pas non plus de Dieu ; il ne peut m’exclure, d’aucune manière il ne le peut. SI totalement la volonté de Moïse était devenue la volonté de Dieu, que l’honneur de Dieu dans le peuple lui était plus cher que sa propre béatitude. Eckhart: Sermon 25

Je dis : Humanité et homme sont inégaux. Humanité en elle-même est si noble ( que ) ce qui est le plus haut en l’humanité a égalité avec les anges et parenté avec la déité. La plus grande union que Christ a possédé avec le Père, il m’est possible de la gagner, à condition que je puisse me défaire de ce qui relève de ceci ou de cela et puisse me saisir ( comme ) humanité. Tout ce que jamais Dieu a donné à son Fils unique, il me l’a donné aussi parfaitement qu’à lui, et non pas moins, et m’a donné plus encore : il a donné plus à mon humanité en Christ qu’en lui, car il ne ( le ) lui a pas donné ; il me l’a donné, et non pas à lui, car il ne le lui a pas donné, il l’avait éternellement dans le Père. Et si je te bats, je bats en premier lieu un Burkhard ou un Henri, et bats ensuite l’homme. Et cela, Dieu ne le fit pas ; il prit en premier lieu l’humanité. Qui est un homme ? Un homme qui a son nom propre selon Jésus Christ. Et de là Notre Seigneur dit dans l’évangile : « Celui qui de ceux-là en touche un, il m’atteint à l’oeil. » Eckhart: Sermon 25