Or donc, prêtez attention maintenant ! Qui étaient les gens qui là achetaient et vendaient, et qui sont-ils encore ? Maintenant prêtez-moi grande attention ! Je ne veux pour ce coup prêcher maintenant qu’à propos de gens de bien. Néanmoins je veux montrer pour cette fois qui étaient là et qui sont encore les marchands qui achetaient et vendaient et le font encore, eux que Notre Seigneur chassa et jeta dehors. En cela il le fait encore à tous ceux qui là achètent et vendent dans ce temple : il n’en veut laisser un seul au-dedans. Voyez, ce sont tous des marchands ceux qui se préservent de péchés grossiers et seraient volontiers de gens de bien et font leurs bonnes oeuvres pour honorer Dieu, comme de jeûner, veiller, prier, et quoi que ce soit, toutes sortes d’oeuvres bonnes, et ils les font cependant pour que Notre Seigneur leur donne quelque chose en retour, ou pour que Dieu leur fasse en retour quelque chose qui leur soit agréable : ce sont tous des marchands. Il faut l’entendre en ce sens grossier, car ils veulent donner une chose pour l’autre, et veulent ainsi commercer avec Notre Seigneur. En ce commerce ils sont trompés. Car tout ce qu’ils ont et tout ce qu’ils sont en mesure d’opérer, donneraient-ils pour Dieu tout ce qu’ils ont et se livreraient-ils pleinement pour Dieu, pour autant Dieu ne serait en rien de rien tenu envers eux de donner ou de faire, à moins qu’il ne veuille le faire gratuitement de bon gré. Car ce qu’ils sont ils le sont de par Dieu et ce qu’ils ont ils l’ont de par Dieu, et non par eux-mêmes. C’est pourquoi Dieu n’est en rien de rien tenu par leurs oeuvres et leurs dons, à moins que de bon gré il ne veuille le faire de par sa grâce et non en raison de leurs oeuvres ni en raison de leur don, car ils ne donnent rien qui soit leur et n’opèrent pas non plus à partir d’eux-même, ainsi que dit Christ lui-même : « Sans moi vous ne pouvez rien faire. » Ce sont des fous fieffés ceux qui veulent ainsi commercer avec Notre Seigneur ; ils ne connaissent de la vérité que peu de chose ou rien. C’est pourquoi Notre Seigneur les chassa hors du temple et les jeta dehors. Il ne se peut que demeure ensemble la lumière et les ténèbres. Dieu est la vérité et une lumière dans soi-même. Lors donc que Dieu vient dans ce temple, il rejette au-dehors l’ignorance, c’est-à-dire les ténèbres, et se révèle soi-même avec lumière et avec vérité. Alors les marchands sont partis lorsque la vérité se trouve connue et la vérité n’a nulle envie de mercantilisme. Dieu ne cherche pas ce qui est sien ; dans toutes ses oeuvres il est dépris et libre et les opère par juste amour. Ainsi aussi fait cet homme qui est uni à Dieu ; il se tient lui aussi dépris et libre dans toutes ses oeuvres, et les opère seulement pour honorer Dieu, et ne recherche pas ce qui est sien, et Dieu l’opère en lui. Eckhart: Sermon 1
Lors donc que ce temple se trouve vide de tous obstacles que sont attachement au moi propre et ignorance, alors il reluit de façon si belle et brille de façon si limpide et claire, par-delà tout ce que Dieu a créé et à travers tout ce que Dieu a créé, que personne ne peut l’égaler en éclat, si ce n’est le Dieu incréé seul. Et en juste vérité, à ce temple personne non plus n’est égal, si ce n’est le Dieu incréé seul. Tout ce qui est au-dessous des anges, cela ne s’égale en rien de rien à ce temple. Les anges les plus élevés eux-mêmes égalent quelque peu ce temple de l’âme noble, mais pas pleinement. Qu’ils soient égaux à l’âme en quelque mesure, c’est en connaissance et en amour. Cependant un but leur est fixé ; ils ne peuvent l’outrepasser. L’âme le peut certes assurément. Une âme se trouverait-elle égale à l’ange le plus élevé, ( l’âme ) de l’homme qui vivrait encore dans le temps, l’homme pourrait néanmoins, dans sa libre capacité, parvenir incomparablement plus haut au-dessus de l’ange, à nouveau, à tout maintenant, sans nombre, c’est-à-dire sans mode et au-dessus du mode des anges et de tout intellect créé. Et Dieu est seul libre et incréé, et c’est pourquoi lui seul lui est égal ( = est égal à l’âme ) quant à la liberté, et non quant au caractère-incréé, car elle est créée. Lorsque l’âme parvient à la lumière sans mélange, elle se précipite dans son néant de néant, si loin de quelque chose créé, dans ce néant de néant, qu’elle n’est aucunement en mesure de revenir, de par sa force, dans son quelque chose créé. Et Dieu, par son caractère-incréé, soutient son néant de néant et maintient l’âme dans son quelque chose de quelque chose. L’âme a couru le risque d’en venir au néant et ne peut non plus par elle-même atteindre à elle-même, si loin de soi elle est allée, et ( cela ) avant que Dieu ne l’ait soutenue. Il faut de nécessité qu’il en soit ainsi. Car, ainsi que j’ai dit plus haut : Jésus était entré dans le temple et avait jeté dehors ceux qui là achetaient et vendaient, et se mit à dire aux autres : « Enlevez-moi ça ! », et ils l’enlevèrent. Voyez, il n’y avait là plus personne que Jésus seul, et ( il ) se mit à parler dans le temple. Voyez, tenez-le pour vrai : quelqu’un d’autre que Jésus seul veut-il discourir dans le temple, c’est-à-dire dans l’âme, alors Jésus se tait, comme s’il n’était pas chez lui, et il n’est certes pas chez lui dans l’âme quand elle a des hôtes étrangers avec lesquels elle s’entretient. Mais Jésus doit-il discourir dans l’âme, alors il faut qu’elle soit seule et il faut qu’elle-même se taise, si elle doit entendre Jésus discourir. Ah, il entre alors et commence à parler. Que dit le Seigneur Jésus ? Il dit ce qu’il est. Qu’est-il donc ? Il est une Parole du Père. Dans cette même Parole le Père se dit soi-même et toute la nature divine et toute ce que Dieu est, tel aussi qu’il la connaît ( = la Parole ), et il la connaît telle qu’elle est. Et parce qu’il est parfait dans sa connaissance et dans sa puissance, de là il est également parfait dans son dire. En disant la Parole, il se dit et ( dit ) toutes choses dans une autre Personne, et lui donne la même nature qu’il a lui-même, et dit dans la même Parole tous les esprits doués d’intellect, égaux à cette même Parole selon l’image, en tant qu’elle demeure à l’intérieur, ( mais ) selon qu’elle luit au dehors, en tant que tout un chacun est près de lui-même, non égaux en toute manière à cette même Parole, plutôt : ils ont reçu la capacité de recevoir égalité par grâce de cette même Parole ; et cette même Parole, telle qu’elle est en elle-même, le Père l’a dite toute, la Parole et toute ce qui est dans cette Parole. Eckhart: Sermon 1
En second lieu, Jésus se révèle dans l’âme avec une sagesse sans mesure, qui est lui-même, dans cette sagesse le Père se connaît soi-même avec toute sa seigneurie paternelle et cette même Parole qui est aussi la sagesse même et toute ce qui est dedans comme étant le même un. Lorsque cette sagesse se trouve unie à l’âme, alors tout doute et toute erreur et toutes ténèbres lui sont pleinement ôtés et ( elle ) est posée dans une lumière claire limpide qui est Dieu même, ainsi que dit le prophète : « Seigneur, dans ta lumière on connaîtra la lumière. » Alors c’est Dieu avec Dieu qui se trouve connu dans l’âme ; alors elle connaît avec cette sagesse soi-même et toute chose, et cette même sagesse elle la connaît avec lui-même, et c’est avec la même sagesse qu’elle connaît la seigneurie paternelle dans sa puissance génératrice féconde, et l’étantité essentielle selon la simple unicité sans aucune différence. Eckhart: Sermon 1
C’est une chose étonnante qu’une chose flue au dehors et pourtant demeure à l’intérieur. Que la Parole flue au dehors et pourtant demeure à l’intérieur, cela est tout à fait étonnant ; que toutes créatures fluent au dehors et cependant demeurent à l’intérieur, cela est tout à fait étonnant ; ce que Dieu a donné et ce que Dieu a promis de donné, cela est tout à fait étonnant et est incompréhensible et incroyable. Et c’est dans l’ordre ; car si c’était compréhensible et si c’était croyable, ce ne serait pas dans l’ordre. Dieu est en toutes choses. Plus il est dans les choses, plus il est en dehors des choses : plus à l’intérieur, plus à l’extérieur, et plus à l’extérieur, plus à l’intérieur. Je l’ai dit souvent, Dieu crée tout ce monde maintenant en plénitude. Tout ce que Dieu créa jamais il y a six mille ans et davantage, lorsque Dieu fit le monde, il le crée maintenant en plénitude. Dieu est en toutes choses, mais parce que Dieu est divin et parce que Dieu est doué d’intellect, Dieu n’est jamais aussi proprement que dans l’âme et dans l’ange, si tu veux, dans le plus intime de l’âme et dans le plus élevé de l’âme. Et lorsque je dis « le plus intime », je vise alors le plus élevé, et lorsque je dis « le plus élevé », je vise alors le plus intime de l’âme. Dans le plus intime et dans le plus élevé de l’âme, là je les vise tous deux en un. Là où jamais temps ne pénétra, là où jamais image ne brilla, dans le plus intime et dans le plus élevé de l’âme Dieu crée tout ce monde. Tout ce que Dieu créa il y a six mille ans, lorsqu’il fit le monde, et tout ce que Dieu doit encore créer dans mille ans, si le monde dure aussi longtemps, cela il le crée dans le plus intime et dans le plus élevé de l’âme. Tout ce qui est passé, et tout ce qui est présent, et tout ce qui est à venir, cela Dieu le crée dans le plus intime de l’âme. Tout ce que Dieu opère dans tous les saints, cela Dieu l’opère dans le plus intime de l’âme. Le Père engendre son Fils dans le plus intime de l’âme et t’engendre avec son Fils unique, pas moins. Dois-je être Fils, il me faut alors être Fils dans le même être dans lequel il est Fils, et en nul autre. Dois-je être un homme, alors je ne peux pas être un homme dans un être d’animal, il me faut être un homme dans l’être d’un homme. Mais dois-je être cet homme, il me faut être cet homme dans cet être. Or saint Jean dit : « Vous êtes enfants de Dieu. » Eckhart: Sermon 30
Prêche la Parole, prêche-la au dehors, propose-la, porte-la au dehors, enfante la Parole ! » « Prêche-la au dehors ! » Ce que l’on vous dit du dehors, c’est une chose grossière ; cela ( = la Parole ) est dit à l’intérieur. « Prêche-la au dehors ! », c’est-à-dire : Trouve que cela est en toi. Le prophète dit : « Dieu dit une chose, et j’en entendis deux. » C’est vrai : Dieu ne dit jamais qu’une chose. Son dire n’est rien qu’une chose. En un dire un il dit son Fils et en même temps le Saint Esprit et toutes créatures, et il n’est rien qu’un ( seul ) dire en Dieu. Mais le prophète dit : « J’en entendis deux », c’est-à-dire : J’ai perçu Dieu et ( les ) créatures. Là où Dieu dit cela, là c’est Dieu ; mais ici c’est créature. Les gens s’imaginent que c’est là-bas seulement que Dieu est devenu homme. Il n’en est pas ainsi, car Dieu est devenu homme ici aussi bien que là-bas, et la raison pour laquelle il est devenu homme, c’est pour qu’il t’engendre ( comme ) son Fils unique et non pas moins. Eckhart: Sermon 30
Il est encore une puissance qui est également incorporelle ; elle flue hors de l’esprit et demeure dans l’esprit et est en toute manière spirituelle. Dans cette puissance Dieu sans relâche arde et brûle avec toute sa richesse, avec toute sa douceur et avec toutes ses délices. En vérité, dans cette puissance est si grande félicité et délices si grandes, sans mesure, que personne ne peut en parler ni le révéler pleinement. Mais je dis : Y aurait-il un seul homme qui là un instant contemplerait intellectuellement les délices et la félicité qui s’y trouvent : tout ce qu’il pourrait pâtir que Dieu aurait voulu qu’il pâtisse, cela lui serait tout entier peu de chose, et même rien de rien ; je dis plus encore : Cela lui serait en toute manière une félicité et une satisfaction. Eckhart: Sermon 2
J’ai dit parfois qu’il est une puissance dans l’esprit qui seule est libre. Parfois j’ai dit que c’est un rempart de l’esprit ; parfois j’ai dit que c’est une lumière de l’esprit ; parfois j’ai dit que c’est une petite étincelle. Mais je dis maintenant : Ce n’est ni ceci ni cela ; pourtant c’est un quelque chose qui est plus élevé au-dessus de ceci et de cela que le ciel au-dessus de la terre. C’est pourquoi je le nomme maintenant de plus noble manière que je ne l’ai jamais nommé, et il se rit de la noblesse et de la manière et est au-dessus de cela. Il est libre de tous noms démuni de toutes formes, dépris et libre tout comme Dieu est dépris et libre en lui-même. Il est aussi pleinement un et simple que Dieu est un et simple, de sorte que d’aucune manière l’on ne peut y jeter le regard. La même puissance dont j’ai parlé, là où Dieu fleurit et verdoie avec toute sa déité et l’esprit en Dieu, dans cette même puissance le Père engendre son Fils unique aussi vraiment que dans lui-même, car il vit vraiment dans cette puissance, et l’esprit engendre avec le Père ce même Fils unique et soi-même ( comme ) le même Fils, et est le même Fils dans cette lumière et est la vérité. Si vous pouviez voir avec mon coeur, vous comprendriez bien ce que je dis, car c’est vrai et la vérité le dit elle-même. Eckhart: Sermon 2
Voyez, prêtez maintenant attention ! Si un et simple par delà tout mode est ce petit château fort dans l’âme dont je parle et que je vise que cette noble puissance dont j’ai parlé n’est pas digne de jamais jeter une seule fois un regard dans ce petit château fort, ni non plus cette autre puissance dont j’ai parlé où Dieu arde et brûle avec toute sa richesse et avec toutes ses délices, elle ne se risquera pas à y jeter jamais un regard ; si vraiment un et simple est ce petit château fort, et si élevé par delà tout mode et toutes puissances est cet unique Un qu’en lui jamais puissance ni mode ne peut jeter un regard, pas même Dieu. En bonne vérité et aussi vrai que Dieu vit ! Dieu lui-même jamais n’y jette un instant le regard et n’y a jamais encore jeté le regard dans la mesure où il se possède selon le mode et la propriété de ses personnes. Voilà qui est facile à comprendre, car cet unique Un est sans mode et sans propriété. Et c’est pourquoi : Dieu doit-il jamais y jeter un regard, cela lui coûte nécessairement tous ses noms divins et sa propriété personnelle ; cela, il lui faut le laisser totalement à l’extérieur s’il doit jamais y jeter un regard. Mais c’est en tant qu’il est simplement Un, sans quelque mode ni propriété : là il n’est dans ce sens Père ni Fils ni Esprit Saint et est pourtant un quelque chose qui n’est ni ceci ni cela. Eckhart: Sermon 2
Ainsi advient-il : ce qui vient à Dieu, cela se trouve transformé ; si piètre que ce soit, le portons-nous à Dieu, il échappe à soi-même. De quoi vous avez une comparaison : si j’ai la sagesse, je ne la suis pas moi-même. Je peux acquérir la sagesse, je peux aussi la perdre. Mais ce qui est en Dieu est Dieu ; cela ne peut lui échapper. Cela se trouve insérer dans la nature divine, car nature divine est si puissante que ce qui s’y trouve mis s’y trouve pleinement inséré ou demeure pleinement au dehors. Or notez la merveille ! Puisque Dieu transforme dans soi chose si piètre, qu’imaginez-vous donc qu’il fera à l’âme qu’il a honorée de sa propre image ? Eckhart: Sermon 3
Or notez-le ! Vous devez savoir ceci : les hommes qui se laissent en Dieu et cherchent seulement sa volonté en tout zèle, quoi que Dieu donne à l’homme, cela est le meilleur ; quant à toi, sois aussi certain de cela que tu l’es de ce que Dieu vit, qu’il faut de nécessité que cela soit le meilleur, et qu’il ne peut y avoir aucun autre mode qui serait meilleur. Que s’il se trouve pourtant que quelque chose autre paraisse meilleure, elle ne te serait pourtant pas aussi bonne, car Dieu veut ce mode et non un autre mode, et ce mode il faut de nécessité qu’il te soit le meilleur mode. Que ce soit maladie ou pauvreté ou faim ou soif ou quoi que ce soit que Dieu t’inflige ou ne t’inflige pas, ou quoi que Dieu te donne ou ne te donne pas, tout cela est pour toi le meilleur ; que ce soit ferveur ou intériorité, que tu n’aies aucune des deux, et quoi que tu aies ou n’aies pas : mets-toi exactement dans cette disposition que tu vises l’honneur de Dieu en toutes choses, et quoi qu’il te fasse alors, c’est là le meilleur. Eckhart: Sermon 4
Or tu pourrais peut-être dire : Comment est-ce que je sais si c’est la volonté de Dieu ou non ? Sachez-le : si ce n’était volonté de Dieu, ce ne serait pas non plus. Tu n’as ni maladie ni rien de rien que Dieu ne le veuille. Et lorsque que tu sais que c’est volonté de Dieu, tu devrais avoir en cela tant de plaisir et de satisfaction que tu n’estimerais aucune peine comme peine ; même si cela en venait au plus extrême de la peine, éprouverais-tu la moindre peine ou souffrance, alors ce n’est pas du tout dans l’ordre ; car tu dois le recevoir de Dieu comme ce qu’il y a de meilleur, car il faut de nécessité que ce te soit ce qu’il y a de meilleur. Car l’être de Dieu tient en ce qu’il veut le meilleur. C’est pourquoi je dois le vouloir aussi et aucune chose ne doit m’agréer davantage. Y aurait-il un homme auquel en tout zèle je voudrais plaire, saurais-je alors pour de vrai que je plairais davantage à cet homme dans un vêtement gris qu’en un autre, si bon qu’il soit pourtant, aucun doute que ce vêtement me serait plus plaisant et plus agréable qu’aucun autre, si bon qu’il soit pourtant. Serait-ce que je veuille plaire à quelqu’un, si je savais alors qu’il prendrait plaisir que ce soit à des paroles ou à des oeuvres, c’est cela que je ferais et pas autre chose. Eh bien, éprouvez-vous vous-mêmes ce qu’il en va de votre amour ! Si vous aimiez Dieu, aucune chose ne pourrait vous être plus plaisante que ce qui lui plairait le mieux et que sa volonté accomplie le plus complètement en nous. Si lourds paraissent la peine ou le préjudice, si tu n’as pas en cela aussi grand plaisir, alors ce n’est pas dans l’ordre. Eckhart: Sermon 4
J’ai dit une fois : Ce qui à proprement parler est à même de se trouver exprimé en mots, il faut que cela provienne de l’intérieur et se meuve de par la forme intérieure, et ne pénètre pas de l’extérieur, plutôt : c’est de l’intérieur qu’il doit procéder. Cela vit à proprement parler dans le plus intime de l’âme. C’est là que toutes choses te sont présentes et intérieurement vivantes et en recherche et sont au mieux et sont au plus élevé. Pourquoi n’en trouves-tu rien ? Parce que tu n’es pas là chez toi. Plus noble est la chose, plus elle est commune. Le sens, je l’ai en commun avec les animaux, et la vie m’est commune avec les arbres. L’être m’est encore plus intérieur, je l’ai en commun avec toutes les créatures. Le ciel est plus vaste que tout ce qui est au-dessous de lui ; c’est pourquoi aussi il est plus noble. Plus nobles sont les choses, plus vastes et plus communes elles sont. L’amour est noble, parce qu’il est commun. Eckhart: Sermon 4
Sache que si tu cherches quelque chose de ce qui est tien, tu ne trouveras jamais Dieu, car tu ne cherches pas Dieu de façon limpide. Tu cherches quelque chose en même temps que Dieu, et fait justement comme si tu faisais de Dieu une chandelle avec laquelle on cherche quelque chose ; et lorsque l’on trouve les choses que l’on cherche, alors on jette de côté les chandelles. Ainsi fais-tu : quoi que tu cherches en même temps que Dieu, c’est néant, quoi que ce soit par ailleurs, que ce soit profit ou récompense ou intériorité ou quoi que ce soit ; tu cherches néant, c’est pourquoi aussi tu trouves néant. Que tu trouves néant cela n’a pas d’autre cause que le fait que tu recherches néant. Toutes créatures sont un limpide néant. Je ne dis pas qu’elles sont petites ou sont quelque chose : elles sont un limpide néant. Ce qui n’a pas d’être, cela est néant. Toutes les créatures n’ont pas d’être, car leur être tient à la présence de Dieu. Dieu se détournerait-il un instant de toutes les créatures, elles deviendraient néant. J’ai dit parfois, et c’est bien vrai : Qui prendrait le monde entier en même temps que Dieu n’aurait pas davantage que s’il n’avait que Dieu. Toutes les créatures n’ont pas davantage sans Dieu que n’aurait une mouche sans Dieu, de façon exactement égale, ni moins ni plus. Eckhart: Sermon 4
Et bien notez maintenant un mot vrai ! Un homme donnerait-il mille marks d’or, pour qu’avec cela on fasse églises et cloîtres, ce serait une grande chose. Néanmoins, il aurait donné beaucoup plus celui qui pourrait tenir mille marks d’or pour rien ; il aurait de loin fait plus que l’autre. Lorsque Dieu créa toutes les créatures, elles étaient si pitoyables et si étroites qu’il ne pouvait se mouvoir en elles. Pourtant il fit l’âme si égale à lui et si semblable de mesure, afin qu’il pût se donner à l’âme ; car quoi qu’il lui donnerait d’autre, elle l’estimerait néant. Il faut que Dieu se donne lui-même à moi en propre, tel qu’il est à soi-même, ou bien rien ne m’est imparti ni n’a de saveur pour moi. Celui donc qui doit le recevoir pleinement, il lui faut pleinement s’être donné soi-même et être sorti de soi-même ; celui-là reçoit de Dieu dans l’égalité tout ce qu’il a, autant en propre qu’il le possède lui-même et Notre Dame et tous ceux qui sont dans le royaume des cieux : cela leur appartient de façon aussi égale et autant en propre. Ceux donc qui dans l’égalité sont sortis et se sont livrés eux-mêmes, ceux-là doivent aussi recevoir dans l’égalité, et non pas moins. Eckhart: Sermon 4
La troisième parole est « du Père des lumières ». Par le mot « Père », on entend filiation, et le mort « Père » dénote un engendrer limpide et est une vie de toutes choses. Le Père engendre son Fils dans l’entendement éternel, et donc le Père engendre son Fils dans l’âme comme dans sa nature propre et ( l’ ) engendre dans l’âme en propre, et son être dépend de ce qu’il engendre son Fils dans l’âme, que ce lui soit doux ou amer. On me demanda une fois, que fait le Père dans le Ciel ? Je dis alors : Il engendre son Fils, et cette oeuvre lui est si agréable et lui plaît tellement que jamais il ne fait autre chose que d’engendrer son Fils, et tous deux font fleurir le Saint Esprit. Là où le Père engendre son Fils en moi, là je suis le même Fils et non un autre ; nous sommes certes un autre en humanité, mais là je suis le même Fils et non un autre. « Là où nous sommes fils, là nous sommes de véritables héritiers. » Qui connaît la vérité sait bien que le mot « Père » porte en soi un engendrer limpide et le fait d’avoir de fils. C’est pourquoi nous sommes ici dans ce Fils et sommes de même Fils. Eckhart: Sermon 4
Or notez cette parole : « Il viennent d’en haut. » Or je viens de vous le dire : Qui veut recevoir d’en haut, il lui faut de nécessité être en bas, en véritable humilité. Et sachez-le dans la vérité : qui n’est pas totalement en bas, il ne lui adviendra rien de rien et il ne reçoit rien non plus, si petit que cela puisse être jamais. Si tu portes le regard en quoi que ce soit sur toi ou sur aucune chose ou sur quiconque, tu n’es pas en bas et ne reçois rien non plus ; plutôt : si tu es totalement en bas, tu reçois pleinement et parfaitement. Nature de Dieu est de donner, et son être tient en ce qu’il nous donne, si nous sommes en bas. Si nous ne le sommes pas et ne recevons rien, nous lui faisons violence et le tuons. Si nous ne pouvons le faire à son encontre à lui, nous le faisons à l’encontre de nous, et aussi loin que cela est en nous. Pour que tu lui donnes tout en propre, fais en sorte que tu te places en véritable humilité au-dessous de Dieu et que tu élèves Dieu dans ton coeur et dans ta connaissance. « Dieu Notre Seigneur envoya son Fils dans le monde. » J’ai dit une fois ici même : Dieu envoya son Fils à l’âme dans la plénitude du temps, lorsqu’elle a dépassé tout temps. Lorsque l’âme est déprise du temps et de l’espace, alors le Père envoie son Fils dans l’âme. Or telle est la parole : « Le don le meilleur et ( la ) perfection descendent d’en haut du Père des lumière. » Pour que nous soyons prêts à recevoir le don le meilleur, qu’à cela nous aide Dieu le Père des lumières. Amen. Eckhart: Sermon 4
Un maître dit : Lorsque je pense au fait que notre nature est élevée au-dessus des créatures et siège au ciel au-dessus des anges et se trouve adorée par eux, il me faut me réjouir pleinement dans mon coeur, car Jésus Christ on aimable seigneur m’a donné en propre tout ce qu’il a en lui. Il dit aussi que le Père, à propos de tout ce qu’il a jamais donné à son Fils Jésus Christ dans la nature humaine, m’a considéré plutôt que lui et m’a davantage aimé que lui et m’a donné plutôt qu’à lui : comment donc ? Il lui a donné à cause de moi, parce que ce m’était nécessaire. C’est pourquoi, ce qu’il lui a donné, en cela c’est moi qu’il visait, et il me l’a donné aussi bien qu’à lui ; je n’excepte rien, ni union ni sainteté de la déité ni quoi que ce soit. Tout ce qui jamais il lui donna dans la nature humaine, cela ne m’est pas plus étranger ni plus lointain qu’à lui. Car Dieu ne peut donner peu de chose ; ou bien il lui faut donner pleinement, ou bien ne rien donner du tout. Son don est pleinement simple et parfait, sans partage et non dans le temps, totalement dans l’éternité, et soyez-en aussi sûrs que du fait que je vis : si donc nous devons recevoir de lui, il nous faut être dans l’éternité, élevés au-dessus du temps. Dans l’éternité, toutes choses sont présentes. Ce qui est au-dessus de moi, cela m’est aussi proche et aussi présent que ce qui est près de moi ; et c’est là que nous devons recevoir ce que nous devons avoir de par Dieu. Dieu ne connaît rien qui soit en dehors de lui, mais son oeil est seulement tourné vers lui-même. Ce qu’il voit, il le voit totalement dans lui. C’est pourquoi Dieu ne nous voit pas lorsque nous sommes dans le péché. C’est pourquoi autant nous sommes en lui, autant Dieu nous connaît, ce qui veut dire : autant nous sommes sans péché. Et toutes les oeuvres que Notre Seigneur a jamais opérées, il me les a si bien données en propre qu’elles ne me sont pas moins méritoires que les oeuvres que j’opère. Puisqu’à nous tous est propre de façon égale sa noblesse, et ( qu’elle ) est proche de façon égale de moi comme de lui, pourquoi ne la recevons pas de façon égale ? Ah entendez-le ! Qui veut venir à cette largesse, en sorte qu’il reçoive de façon égale ce bien et la nature humaine commune et également proche de tous les hommes, pour autant que dans la nature humaine il n’est plus alors rien d’étranger ni de lointain ni de proche, alors il faut aussi de nécessité que tu sois de façon égale dans la communauté humaine, n’étant pas plus proche de toi-même que d’un autre. Tu dois aimer tous les hommes à égalité avec toi, les estimer et les tenir à égalité ; ce qui arrive à un autre, que ce soi mal ou bien, cela doit être pour toi comme si cela t’arrivait. Eckhart: Sermon 5 a
« Il l’envoya dans le monde ». Mundus, en une certaine acception, veut dire « pur ». Notez-le ! Dieu n’a d’autre lieu propre qu’un coeur pur et une âme pure ; là Dieu engendre son Fils comme il l’engendre dans l’éternité, ni plus ni moins. Qu’est-ce qu’un coeur pur ? Est pur ce qui est séparé et détaché de toutes créatures, car toutes les créatures souillent, parce qu’elles sont néant ; car le néant est un défaut et souille l’âme. Toutes les créatures sont un pur néant ; ni anges ni créatures ne sont quelque chose. Elles ont tout en tout et souillent, car elles sont faites de néant. Si je mettais un charbon incandescent dans ma main, cela me ferait mal. Voilà qui est seulement à cause du néant, et serions-nous dépris du néant, nous ne serions pas impurs. Eckhart: Sermon 5 a
Je dis quelque chose d’autre et dis quelque chose qui va plus au coeur des choses : Dieu n’est pas devenu seulement homme, plutôt : il a pris sur soi la nature humaine. Eckhart: Sermon 5 b
Les maîtres disent communément que tous les hommes sont également nobles dans leur nature. Mais je dis au vrai : Tout le bien que tous les saints ont possédé, et Marie Mère de Dieu, et Christ selon son humanité, cela est mon propre dans cette nature. Or vous pourriez me demander : puisque j’ai dans cette nature tout ce que Christ peut offrir selon son humanité, d’où vient donc que nous élevons et honorons le Christ comme Notre Seigneur et notre Dieu ? C’est parce qu’il a été un messager pour nous de par Dieu et nous a apporté notre béatitude. La béatitude qu’il nous a apportée, elle était nôtre. Là où le Père engendre son Fils dans le fond le plus intérieur, là cette nature est comprise. Cette nature est une et simple. Ici quelque chose peut bien procéder et une chose s’adjoindre, ce n’est pas cet Un. Eckhart: Sermon 5 b
Je dis quelque chose d’autre et dis quelque chose de plus difficile : Celui qui doit se tenir dans la nudité de cette nature sans intermédiaire, il lui faut être sorti de tout ce qui tient à la personne, donc qu’à l’homme qui est de l’autre côté de la mer, qu’il n’a jamais vu de ses yeux, qu’il lui veuille autant de bien qu’à l’homme qui est près de lui et est son ami intime. Tout le temps que tu veux plus de bien à ta personne qu’à l’homme que tu n’as jamais vu, tu n’es vraiment pas comme il faut, et tu n’as jamais porté un instant le regard dans ce fond simple. Mais tu as sans doute vu la vérité dans une image décalquée, dans une ressemblance : mais ce n’était pas le mieux. Eckhart: Sermon 5 b
Par ailleurs, tu dois être pur de coeur, car seul est pur le coeur qui a anéanti tout ce qui est créé. En troisième lieu, tu dois être nu de néant. Il est une question, qu’est-ce qui brûle en enfer ? Les maîtres disent communément : C’est la volonté propre qui le fait. Mais je dis pour de vrai que c’est le néant qui brûle en enfer. Prend maintenant une comparaison ! Que l’on prenne un charbon ardent et qu’on le pose sur ma main. Si je disais que c’est le charbon qui brûle ma main, je lui ferais grand tort. Mais dois-je dire à proprement parler ce qui me brûle : c’est le néant qui le fait, car le charbon a en lui quelque chose que ma main n’a pas. Voyez, c’est ce néant même qui me brûle. Mais ma main aurait-elle en elle tout ce que le charbon est et peut faire, elle aurait la nature du feu entièrement. Qui prendrait alors tout le feu qui jamais ait brûlé et le secouerait sur ma main, cela ne pourrait me faire souffrir. De la même manière je dis donc : Lorsque Dieu et tous ceux qui se tiennent devant sa face ont intérieurement quelque chose selon la juste béatitude que n’ont pas ceux qui sont séparés de Dieu, ce néant à lui seul fait plus souffrir les âmes qui sont en enfer que volonté propre ou quelque feu. Je dis pour de vrai : Autant le néant t’affecte, autant es-tu imparfait. C’est pourquoi si vous voulez être parfaits, vous devez être nus de néant. Eckhart: Sermon 5 b
L’honneur appartient à Dieu. Qui sont ceux qui honorent Dieu ? Ceux qui sont pleinement sortis d’eux-mêmes et ne recherchent absolument rien de ce qui est leur en chose aucune, qu’elle soit grande ou petite, qui ne considère rien au-dessous de soi ni au-dessus de soi ni à côté de soi ni en soi, qui ne visent ni bien ni honneur ni agrément ni plaisir ni utilité ni intériorité ni sainteté ni récompense ni royaume céleste, et sont sortis de tout cela, de tout ce qui est leur, c’est de ces gens que Dieu reçoit honneur, et ceux-là honorent Dieu au sens propre et lui donnent ce qui est sien. Eckhart: Sermon 6
Cet homme est juste selon un mode, et dans un autre sens ceux-là sont justes qui toutes choses reçoivent de façon égale de Dieu, quelles qu’elles soient, qu’elles soient grandes ou petites, agréables ou pénibles, et toutes choses également, ni moins ni plus, l’une comme l’autre. Si tu estimes une chose plus qu’une autre, ce n’est pas comme il faut. Tu dois sortir pleinement de ta volonté propre. Eckhart: Sermon 6
Je pensais récemment à propos d’une chose : Si Dieu ne voulait pas comme moi, moi pourtant je voudrais comme lui. Bien des gens veulent avoir leur volonté propre en toutes choses ; c’est mal, en cela tombe un défaut. Les autres sont un peu meilleurs, eux qui veulent bien ce que Dieu veut, ils ne veulent rien contre sa volonté ; seraient-ils malades, ils voudraient bien que ce soit volonté de Dieu qu’ils se portent bien. Ces gens voudraient donc bien que Dieu veuille selon leur volonté, plutôt que de vouloir selon sa volonté. Il faut passer là-dessus, mais ce n’est pas comme il faut. Les justes n’ont absolument aucune volonté ; ce que Dieu veut, cela leur est totalement égal, si grand soit le préjudice. Eckhart: Sermon 6
Pour les hommes justes, la justice est à ce point sérieuse que, s’il se trouvait que Dieu ne soit pas juste, ils ne prêteraient pas plus attention à Dieu qu’à une fève, et se tiennent si fermement dans la justice et sont si totalement sortis d’eux-mêmes qu’ils ne prêtent pas attention à la peine de l’enfer ni à la joie du ciel ni d’aucune chose. Oui, toute la peine qu’ont ceux qui sont en enfer, hommes ou démons, ou toute la peine qui fut jamais endurée sur terre ou doit jamais se trouver endurée, si elle était jointe à la justice, ils n’y prêteraient pas du tout attention ; si fermement ils se tiennent en Dieu et en la justice. Pour l’homme juste, rien n’est plus pénible ni difficile que ce qui est contraire à la justice, que de n’être pas égal en toutes choses. Comment donc ? Une chose peut-elle les réjouir et une autre les troubler, ils ne sont pas comme il faut, plutôt : s’ils sont heureux en un temps, ils sont heureux en tous temps ; s’ils sont plus heureux en un temps et en un autre moins, ils ne sont pas comme il faut. Qui aime la justice, il s’y tient si fermement que ce qu’il aime c’est son être ; aucune chose ne peut l’en détourner, et il ne prête attention à aucune autre chose. Saint Augustin dit : « Là où l’âme aime, là elle est plus propre que là où elle anime. » Cette parole résonne de façon rudimentaire et commune, et pourtant bien peu l’entendent telle qu’elle est, et elle est pourtant vraie. Qui entend l’enseignement à propos de la justice et à propos du juste, il entend tout ce que je dis. Eckhart: Sermon 6
« Les justes vivront ». Il n’est aucune chose si aimable ni si désirable parmi toutes les choses que la vie. Ainsi n’est-il aucune vie si mauvaise ni si difficile qu’un homme cependant ne veuille vivre. Un écrit dit : Plus une chose est proche de la mort, plus elle est pénible. Cependant, si mauvaise soit la vie, elle veut vivre. Pourquoi manges-tu ? Pourquoi dors-tu ? Pour que tu vives. Pourquoi désires-tu bien ou honneur ? Tu le sais rudement bien. Plus : Pourquoi vis-tu ? Pour vivre, et tu ne sais pourtant pas pourquoi tu vis. Si désirable est en elle-même la vie qu’on la désire pour elle-même. Ceux qui en enfer sont dans la peine éternelle ne voudrait pas perdre leur vie, ni démons ni âmes, car leur vie est si noble que sans aucun intermédiaire elle flue de Dieu dans l’âme. C’est parce qu’elle flue ainsi de Dieu sans intermédiaire qu’ils veulent vivre. Qu’est-ce que ( la ) vie ? L’être de Dieu est ma vie. Si ma vie est l’être de Dieu, il faut alors que l’être de Dieu soit mon être, et l’étantité de Dieu mon étantité, ni moins ni plus. Eckhart: Sermon 6
Le Père engendre son Fils dans l’éternité, à lui-même égal. « La Parole était auprès de Dieu, et Dieu était la Parole » : elle était la même chose dans la même nature. Je dis plus encore : Il l’a engendré dans mon âme. Non seulement elle ( = l’âme ) est près de lui et lui près d’elle ( comme ) égale, mais il est dans elle, et le Père engendre son Fils dans l’âme selon le même mode selon lequel il l’engendre dans l’éternité, et pas autrement. Il lui faut le faire, que cela lui soit agréable ou pénible. Le Père engendre son Fils sans relâche, et je dis plus : Il m’engendre ( comme ) son Fils et le même Fils. Je dis plus : Il m’engendre non seulement ( comme ) son Fils, plutôt : il m’engendre ( comme ) soi, et soi ( comme ) moi, et moi ( comme ) son être et sa nature. Dans la source la plus intime, je sourds dans le Saint Esprit, là est une vie et un être et une oeuvre. Tout ce que Dieu opère, cela est Un ; c’est pourquoi il m’engendre ( comme ) son Fils, sans aucune différence. Mon père selon la chair n’est pas mon père à proprement parler, mais ( seulement ) en une petite part de sa nature, et je suis séparé de lui ; il peut être mort et moi vivre. C’est pourquoi le Père céleste est pour de vrai mon père, car je suis son Fils, et j’ai de lui tout ce que j’ai, et je suis le même Fils et non un autre. Car le Père opère une ( seule ) oeuvre, c’est pourquoi il m’opère ( comme ) son Fils unique, sans aucune différence. Eckhart: Sermon 6
Le Père engendre son Fils sans relâche. Lorsque le Fils est engendré, il ne prend rien du Père, car il a tout ; mais lorsqu’il se trouve engendré, il prend du Père. Dans cette perspective, nous ne devons non plus rien désirer de Dieu comme d’un étranger. Notre Seigneur dit à ses disciples : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs mais amis. » Ce qui désire quelque chose de l’autre, c’est ( le ) serviteur, et ce qui récompense c’est ( le ) maître. Je pensais récemment si de Dieu je voulais prendre ou désirer quelque chose. J’y songerai très fort, car si de Dieu j’étais celui qui prend, je serais en dessous de Dieu, comme un serviteur, et lui comme un maître dans le fait de donner. Ce n’est pas ainsi que nous devons être dans la vie éternelle. Eckhart: Sermon 6
Pharisien veut dire la même chose que quelqu’un qui est séparé, et ne connaît pas de limite. Ce qui appartient à l’âme, cela doit être pleinement délié. Plus les puissances sont nobles, plus elles délient. Certaines puissances sont tellement au-dessus du corps et tellement à part qu’elles dépouillent et séparent pleinement. Un maître dit une belle parole : Ce qui une fois touche une chose corporelle, cela ne pénètre jamais à l’intérieur ( de ces puissances ). En second lieu ( « pharisien » veut dire ) que l’on est délié et retiré ( de l’extérieur ) et attiré à l’intérieur. De là on tire qu’un homme non instruit peut, par amour et par désir, acquérir un savoir et l’enseigner. En troisième lieu ( « pharisien » ) veut dire que l’on n’a aucune limite et que l’on n’est enfermé nulle part et que nulle part l’on n’est attaché et tellement transporté dans la paix que l’on ne sache rien de l’absence de paix, de telle sorte que l’homme se trouve transporté en Dieu par les puissances qui sont absolument déliées. C’est pourquoi le prophète dit : « Seigneur, du peuple qui est en toi, aie pitié. » Eckhart: Sermon 7
Un maître dit : L’oeuvre la plus haute que Dieu opéra jamais en toutes les créatures, c’est la miséricorde. Le plus secret et le plus caché, même ce que jamais il opéra dans les anges, cela se trouve transposé dans la miséricorde, l’oeucre de miséricorde, telle qu’elle est en elle-même et telle qu’elle est en Dieu. Quoi que Dieu opère, la première irruption de Dieu est miséricorde, non à la manière dont il pardonne à l’homme son péché et où un homme a miséricorde de l’autre ; plutôt veut-il dire : L’oeuvre la plus haute que Dieu opère est la miséricorde. Un maître dit : L’oeuvre de miséricorde est si apparentée à Dieu ( que ), même si vérité, richesse et bonté sont des noms de Dieu, une chose le nomme davantage que l’autre. L’oeuvre la plus haute de Dieu est miséricorde, et veut dire que Dieu établit l’âme dans le plus élevé et le plus limpide qu’elle puisse recevoir, dans la vastitude, dans la mer, dans une mer sans fond. C’est pourquoi le prophète dit : « Seigneur, du peuple qui est en toi, aie pitié. » Eckhart: Sermon 7
Un maître dit une belle parole, qu’il est dans l’âme quelque chose de tout à fait secret et caché et de fort élevé où font irruption les puissances, intellect et volonté. Saint Augustin dit : Tout comme est inexprimable le lieu où le Fils fait irruption à partir du Père dans la première irruption, ainsi est-il quelque chose de tout à fait secret, élevé au-dessus de la première irruption où font irruption intellect et volonté. Un maître dit, celui qui le mieux a parlé de l’âme, que tout le savoir humain jamais là où l’âme est dans son fond. Ce qu’est l’âme, cela relève d’un savoir surnaturel. Là où les puissances sortent de l’âme dans l’oeuvre, nous n’en savons rien ; nous savons bien un peu de cela, mais c’est modique. Ce qu’est l’âme dans son fond, personne ne le sait. Ce que l’on en peut savoir, il faut que ce soit surnaturel, il faut que cela soit par grâce : là Dieu opère miséricorde. Amen. Eckhart: Sermon 7
On lit à propos des martyrs qu’« ils sont morts sous le glaive ». Notre Seigneur dit à ses disciples : « Bienheureux êtes-vous lorsque vous souffrez quelque chose pour mon nom. » Eckhart: Sermon 8
Le quatrième enseignement est le meilleur. Il dit qu’ils sont morts. La mort leur donne un être. Un maître dit : La nature ne détruit rien qu’elle ne donne quelque chose de meilleur. Lorsque l’air devient feu, cela est meilleur ; mais lorsque l’air devient eau, cela est un dommage et ( cela ) se fourvoie. Puisque la nature fait cela, plus encore Dieu le fait-il : il ne détruit jamais qu’il ne donne quelque chose de meilleur. Les martyrs sont morts et ont perdu une vie et ont reçu un être. Un maître dit que le plus noble est être et vie et connaissance. Connaissance est plus élevée que vie ou être, car de ce qu’elle connaît elle a vie et être. Mais d’autre part, vie est plus noble qu’être ou connaissance, au sens où l’arbre vit ; alors que la pierre a un être. Maintenant prenons à nouveau l’être nu et limpide, tel qu’il est en lui-même ; alors l’être est plus élevé que connaissance ou vie, car de ce qu’il a être il a connaissance et vie. Ils ont perdu une vie et ont trouvé un être. Un maître dit que rien n’est plus égal à Dieu que être ; dans la mesure où quelque chose a être, dans cette mesure, il est égal a Dieu. Un maître dit : Etre est si limpide et si élevé que tout ce que Dieu est est un être. Dieu ne connaît rien que seulemement être, il ne sait rien que être, être est son anneau. Dieu n’aime rien que son être, il ne pense rien que son être. Je dis : Toutes les créatures sont un ( seul ) être. Un maître dit que certaines créatures sont si proches de Dieu et ont imprimée dans elles tant de lumière divine qu’aux autres créatures elles donnent l’être. Ce n’est pas vrai, car être est si élevé et si limpide et si apparenté à Dieu que personne ne peut donner être que Dieu seul dans lui-même. Le propre de Dieu est être. Un maître dit : Une créature peut bien donner vie à l’autre. C’est pourquoi c’est seulement dans l’être que réside tout ce qui est quelque chose. Etre est un nom premier. Tout ce qui est caduque est un déchet de l’être. Toute notre vie devrait être un être. Autant notre vie est un être, autant elle est en Dieu. Autant notre vie est enclose dans l’être, autant elle est apparentée à Dieu. Il n’est vie si faible que, à celui qui la prend en tant qu’elle est un être, elle ne soit plus noble que tout ce qui jamais acquit vie. J’en suis certain, une âme connaîtrait-elle la moindre chose qui ait être qu’elle ne s’en détournerait jamais un instant. Le plus misérable que l’on connaît en Dieu, celui qui ne connaîtrait ne fût-ce qu’une fleur, en tant qu’elle a un être en Dieu, cela serait plus noble que le monde entier. Le plus misérable qui est en Dieu, en tant qu’il est un être, cela est meilleur que de connaître un ange. Eckhart: Sermon 8
Je dis parfois qu’un bois est plus noble que l’or ; c’est tout à fait étonnant. Une pierre est plus noble en tant qu’elle a un être, que Dieu et sa déité sans être, si on pouvait lui retirer l’être. Il faut que ce soit une vie tout à fait puissante dans quoi les choses mortes deviennent vivantes, dans quoi la mort même devient une vie. Pour Dieu rien ne meurt : toutes choses vivent en lui. « Ils sont morts », dit l’Ecriture à propos des martyrs, et ils sont transportés dans une vie éternelle, dans la vie où la vie est un être. Il faut être mort fondamentalement pour que ne nous touche ni plaisir ni douleur. Ce que l’on doit connaître, il faut le connaître dans sa cause. Jamais on ne peut bien connaître une chose en elle-même si on ne la connaît pas dans sa cause. Jamais il ne peut y avoir connaissance si on ne connaît ( une chose ) dans sa cause manifeste. La vie ne peut donc jamais se trouver accomplie si elle ne se trouve amenée à sa cause manifeste, là où la vie est un être qui accueille l’âme lorsqu’elle meurt jusque dans son fond, pour que nous vivions dans la vie où la vie est un être. Ce qui nous empêche ici-bas d’y être de façon permanente, un maître le prouve et dit : Cela provient de ce que nous touchons le temps. Ce qui touche le temps est mortel. Un maître dit : La course du ciel est éternelle ; c’est bien vrai que de là vient le temps, ( mais ) cela se fait dans une retombée. Dans sa course il ( = le ciel ) est éternel ; il ne sait rien du temps, et signifie que l’âme est transportée dans un être limpide. En second lieu, ( cela provient ) de ce que cet état de chose porte en lui une opposition. Qu’est-ce que l’opposition ? Plaisir et douleur, blanc et noir, voilà qui possède opposition, et celle-ci ne demeure pas dans l’être. Eckhart: Sermon 8
Un maître dit : L’âme est donnée au corps pour qu’elle se trouve purifiée. L’âme, lorsqu’elle est séparée du corps, n’a ni intellect ni volonté : elle est un, elle ne pourrait disposer de cette puissance par quoi elle pourrait se tourner vers Dieu ; elle l’a certes en son fond, comme dans ses racines et non pas dans l’oeuvre. L’âme se trouve purifiée dans le corps pour qu’elle rassemble ce qui est dispersé et porté vers l’extérieur. Ce que les cinq sens portent vers l’extérieur, que cela revienne à nouveau dans l’âme, elle possède alors une puissance où tout cela devient un. En second lieu, elle se trouve purifiée dans l’exercice des vertus, c’est-à-dire lorsque l’âme s’élève vers une vie qui est unifiée. En cela réside la limpidité de l’âme qu’elle est purifiée d’une vie qui est partagée, et entre dans une vie qui est unifiée. Tout ce qui est partagé dans les choses inférieures, cela se trouve unifié lorsque l’âme s’élève vers une vie où il n’est pas d’opposition. Lorsque l’âme parvient à la lumière de l’intellect, alors elle ne sait rien de l’opposition. Ce qui déchoit de cette lumière, cela tombe dans la mortalité et meurt. En troisième lieu, la limpidité de l’âme est qu’elle n’est inclinée à rien. Ce qui est inclinée à quelque chose d’autre, cela meurt et ne peut subsister. Eckhart: Sermon 8
Vingt-quatre maîtres se sont rassemblés et voulurent débattre de ce que serait Dieu. Ils virent en temps voulu, et chacun d’eux apporta une parole, dont je retiens deux ou trois. L’un dit : Dieu est quelque chose en regard de quoi toutes choses changeantes et temporelles ne sont pas, et tout ce qui a être est petit devant lui. Un autre dit : Dieu est quelque chose qui de nécessité est au-dessus de l’être, qui en lui-même n’a besoin de personne et dont toutes choses ont besoin. Le troisième dit : « Dieu est un intellect qui vit dans la connaissance de soi seul. » Eckhart: Sermon 9
Je laisse la première et la dernière et parle de la seconde, selon laquelle Dieu est quelque chose dont il faut de nécessité qu’il soit au-dessus de l’être. Ce qui a être, temps ou lieu, cela ne touche pas Dieu, il est au-delà. Dieu est dans toutes les créatures dans la mesure où elles ont l’être, et pourtant il est au-delà. Cela même qu’il est dans toutes les créatures, il l’est pourtant au-delà ; ce qui est un en beaucoup de choses, il faut de nécessité qu’il soit au-delà de ces choses. Certains maîtres voulurent que l’âme soit seulement dans le coeur. Il n’en est pas ainsi, et là de grands maîtres ont erré. L’âme est tout entière et indivisée pleinement dans le pied et pleinement dans l’oeil et dans chaque membre. Si je prends un morceau de temps, ce n’est alors ni le jour d’aujourd’hui ni le jour d’hier. Mais si je prends ( le ) maintenant, il comprend en lui tout le temps. Le maintenant dans lequel Dieu fit le monde est aussi proche de ce temps que le maintenant dans lequel je parle à présent, et le dernier jour est aussi proche de ce maintenant que le jour qui fut hier. Eckhart: Sermon 9
Un maître dit : Dieu est quelque chose qui opère dans l’éternité ( comme ) en lui-même indivisé, ( quelque chose ) qui n’a besoin de l’aide de personne ni d’instrument, et qui demeure en lui-même, qui n’a besoin de rien et dont toutes choses ont besoin, et où toutes choses tendent comme vers leur fin dernière. Cette fin n’a aucun mode, elle échappe au mode et se déploie dans l’ampleur. Saint Bernard dit : Aimer Dieu est mode sans mode. Un médecin qi veut guérir un malade ne possède pas le mode de la santé d’après lequel il veut guérir le malade ; il a certes ( un ) mode au moyen duquel il veut le guérir, mais la mesure selon laquelle il veut le guérir, cela est sans mode ; aussi bien portant qu’il lui est possible. La mesure selon laquelle nous devons aimer Dieu, cela n’a pas de mode ; autant d’amour que nous le pouvons jamais, cela est sans mode. Eckhart: Sermon 9
Chaque chose opère dans ( l’ )être, aucune chose ne peut opérer au-dessus de son être. Le feu ne peut opérer que dans le bois. Dieu opère au-dessus de l’être dans la vastitude, là où il peut se mouvoir, il opère dans ( le ) non-être ; avant même que l’être ne fût, là Dieu opérait ; il opérait ( l’ )être là où il n’y avait pas d’être. Des maîtres frustres disent que Dieu est un être limpide ; il est aussi élevé au-dessus de l’être que l’ange le plus haut est au-dessus d’une mouche. Je parlerais de façon aussi inadéquate, si j’appelais Dieu un être, que si je disais que le soleil est blafard ou noir. Dieu n’est ni ceci ni cela. Et un maître dit : Celui qui s’imaginerait qu’il a connu Dieu, et connaîtrait-il ( alors ) quelque chose, il ne connaîtrait pas Dieu. Mais que j’aie dit que Dieu n’est pas un être et est au-dessus de l’être, par là je ne lui ai pas dénié ( l’ )être, plutôt : je l’ai élevé en lui. Si je prends du cuivre mêlé à l’or, il est là et est là sous un mode plus élevé qu’il n’est en lui-même. Saint Augustin dit : Dieu est mode sans modalité, bon sans bonté, puissant sans puissance. Eckhart: Sermon 9
Or Dieu dit pourtant : Nul n’est bon que Dieu seul. Qu’est-ce qui est bon ? Est bon ce qui se communique. Celui-là nous l’appelons un homme bon qui se communique et est utile. C’est pourquoi un maître païen dit : Un ermite n’est ni bon ni mauvais en ce sens, parce qu’il ne se communique pas et n’est pas utile. Dieu est ce qui se communique le plus. Aucune chose ne se communique à partir de ce qui est sien, car toutes les créatures ne sont pas par elles-mêmes. Quoi qu’elles communiquent, elles l’ont d’un autre. Elles ne se donnent pas non plus elles-mêmes. Le soleil donne son éclat et demeure pourtant en son lieu, le feu donne son ardeur et demeure pourtant feu ; mais Dieu communique ce qui est sien, car il est par lui-même ce qu’il est, et dans tous les dons qu’il donne, il se donne toujours lui-même en premier lieu. Il se donne Dieu, tel qu’il est en tous ses dons, selon la mesure qui est en celui qui voudrait le recevoir. Saint Jacques dit : « Tous les dons bons fluent d’en haut du Père des lumières. » Eckhart: Sermon 9
Il est une parole qui fut produite, c’est l’ange et l’homme et toutes créatures. Il est une autre parole, pensée et produite, grâce à quoi peut advenir que je forme en moi des images. Il est encore une autre parole, qui là est non produite et non pensée, qui jamais ne vient au-dehors, plutôt elle est éternellement en celui qui la dit ; elle est toujours dans un acte de recevoir, dans le Père qui la dit, et demeurant à l’intérieur. Intellect, sans cesse, opère vers l’intérieur. Plus subtile et plus spirituelle est la chose, plus puissamment elle opère vers l’intérieur, et plus l’intellect est puissant et subtil, plus ce qu’il connaît se trouve davantage uni à lui et se trouve davantage un avec lui. Il n’en est pas ainsi des choses corporelles ; plus elles sont puissantes, plus elles opèrent vers l’extérieur. Béatitude de Dieu tient à l’opération de l’intellect vers l’intérieur, là où le Verbe demeure à l’intérieur. Là l’âme doit être un adverbe, et avec Dieu opérer une ( seule ) oeuvre, afin de prendre sa béatitude dans la connaissance qui se déploie à l’intérieur, là même où Dieu est bienheureux. Eckhart: Sermon 9
Or l’homme est tout à fait comme il faut qui vit dans les vertus, car j’ai dit il y a huit jours que les vertus sont dans le coeur de Dieu. Qui vit dans la vertu et opère dans la vertu, il est tout à fait comme il faut. Qui ne recherche pas ce qui est sien en aucune chose, ni en Dieu ni en créatures, celui-là demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. Pour cet homme c’est joie que de laisser et de mépriser toutes choses, et c’est joie que d’accomplir toutes choses jusqu’à leur plus haut point. Saint Jean dit : « Dieu est charité », « Dieu est l’amour », et l’amour est Dieu, « et qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui ». Celui qui là demeure en Dieu, il a bon gîte et est un héritier de Dieu, et celui en qui Dieu habite, il a de dignes compagnons près de lui. Or un maître dit qu’à l’âme se trouve donné de par Dieu un don par quoi l’âme se trouve mue aux choses intérieures. Un maître dit que l’âme se trouve touchée sans intermédiaire par le Saint Esprit, car dans l’amour où Dieu s’aime soi-même, dans cet amour il m’aime, et l’âme aime Dieu dans le même amour où il s’aime soi-même, et cet amour dans lequel Dieu aime l’âme ne serait-il pas que l’Esprit Saint ne serait pas. C’est une ardeur et un épanouissement du Saint Esprit où l’âme aime Dieu. Eckhart: Sermon 10
Or un évangéliste écrit : « C’est là mon Fils bien aimé, en qui je me complais. » Or un autre évangéliste écrit : « C’est là mon Fils bien aimé, en qui toutes choses me plaisent. » Or le troisième évangéliste écrit : « C’est là mon Fils bien aimé, en qui je me complais moi-même. » Tout ce qui plait à Dieu, cela lui plaît dans son Fils unique ; tout ce que Dieu aime, il l’aime dans son Fils unique. Or l’homme doit vivre de telle sorte qu’il soit un avec le Fils unique et qu’il soit le Fils unique. Entre le Fils unique et l’âme, il n’est pas de différence. Ente le serviteur et le maître, jamais amour ne sera égal. Aussi longtemps je suis serviteur, je suis très loin du Fils unique et inégal à lui. Si je voulais voir Dieu avec mes yeux, les yeux au moyen desquels je vois la couleur, je ne serais pas du tout comme il faut, car c’est temporel ; car tout ce qui est temporel, cela est loin de Dieu et étranger ( à lui ). Lorsque l’on prend le temps, et le prend-on au plus réduit, ( un ) maintenant, cela est temps et subsiste en soi-même. Aussi longtemps l’homme a-t-il temps et espace et nombre et multiplicité et quantité, il n’est pas du tout comme il faut, et Dieu lui est lointain et étranger. C’est pourquoi Notre Seigneur dit : Qui veut devenir mon disciple, il lui faut se laisser soi-même ; personne ne peut entendre ma parole ni mon enseignement qu’il ne se soit laissé soi-même. Toutes créatures, en elles-mêmes, ne sont rien. C’est pourquoi j’ai dit : Laissez le rien et saisissez-vous d’un être accompli, là où la volonté est droite. Qui a laissé toute sa volonté, celui-là goûte ma doctrine et entend ma parole. Or un maître dit que toutes les créatures prennent leur être de Dieu sans intermédiaire ; c’est pourquoi il en est ainsi des créatures que, par droite nature, elles aiment Dieu plus qu’elles-mêmes. L’esprit connaîtrait-il son nu détachement, il ne pourrait avoir inclination à chose aucune, il lui faudrait s’en tenir à son nu détachement. C’est pourquoi il dit : « Il lui a plu en ses jours ». Eckhart: Sermon 10
Le jour de l’âme et le jour de Dieu ont une différence. Lorsque l’âme est dans son jour naturel, elle connaît alors toutes choses par delà temps et espace ; aucune chose ne lui est ni lointaine ni proche. C’est pourquoi j’ai dit que toutes les choses sont également nobles dans ce jour. J’ai dit une fois que Dieu crée le monde maintenant, et toutes choses sont également nobles dans ce jour. Dirions-nous que Dieu créerait le monde hier ou demain, nous tomberions dans une sottise. Dieu crée le monde et toutes choses dans un maintenant présent ; et le temps qui s’est écoulé il y a mille ans ; il est maintenant aussi présent à Dieu et aussi proche que le temps qui est maintenant. L’âme qui là se tient dans un maintenant présent, là le Père engendre son Fils unique, et dans cette même naissance l’âme se trouve engendrée à nouveau en Dieu. C’est là une ( seule ) naissance, aussi souvent elle se trouve engendrée à nouveau en Dieu, aussi souvent le Père engendre son Fils unique dans elle. Eckhart: Sermon 10
Or il ( = le texte ) dit : « Il est trouvé intérieurement ». Est intérieur ce qui habité dans le fond de l’âme, dans le plus intérieur de l’âme, dans l’intellect, et ne sort pas et ne porte le regard sur aucune chose. Là toutes les puissances de l’âme sont également nobles ; c’est là qu’il est trouvé intérieurement juste. Cela est juste qui est égal dans amour et dans souffrance et dans amertume et dans douceur, et à qui absolument aucune chose n’est contraire au fait qu’il se trouve un dans la justice. L’homme juste est un avec Dieu. Egalité se trouve aimée. Amour aime toujours ( ce qui lui est ) égal ; c’est pourquoi Dieu aime l’homme juste qui lui est égal. Eckhart: Sermon 10
Lorsque le temps fut accompli, alors la grâce se trouva engendrée. Quand y a-t-il accomplissement du temps ? Lorsqu’il n’y a plus de temps. Qui dans le temps a établi son coeur dans l’éternité, et pour qui toutes choses temporelles sont mortes, c’est là l’accomplissement du temps. J’ai dit une fois : Il ne se réjouit pas en tout temps celui qui se réjouit dans le temps. Saint Paul dit : « Réjouissez-vous en Dieu en tout temps. » Il se réjouit en tout temps celui qui se réjouit par delà le temps et hors du temps. Un écrit dit : Trois choses font obstacle à l’homme, en sorte qu’il ne peut connaître Dieu d’aucune manière. La première est le temps, la seconde la corporéité, la troisième la multiplicité. Aussi longtemps ces trois choses sont en moi, Dieu n’est pas en moi ni n’opère en moi de façon propre. Saint Augustin dit : Cela vient de la convoitise de l’âme qu’elle veuille saisir et posséder beaucoup, et qu’elle se saisit du temps et de la corporéité et de la multiplicité, et perd par là cela même qu’elle a. Car aussi longtemps est en toi tant et plus, Dieu ne peut jamais habiter ni opérer en toi. Il faut que ces choses soient toujours au-dehors, si Dieu doit être au-dedans, à moins que tu ne les possèdes sous un mode plus élevé et meilleur, en sorte que la multiplicité soit devenue une chose en toi. Alors, plus il est de multiplicité en toi, plus il est d’unité, car l’une est transformée dans l’autre. Eckhart: Sermon 11
J’ai dit une fois : Unité unit toute multiplicité, mais multiplicité n’unit pas unité. Lorsque nous nous trouvons élevés au-dessus de toutes choses et ( que ) tout ce qui est en nous est porté vers le haut, alors rien ne nous oppresse. Ce qui est au-dessous de moi, cela ne m’oppresse pas. Si je visais Dieu limpidement, en sorte qu’au-dessus de moi il n’y ait rien que Dieu, rien de rien ne serait lourd pour moi, et je ne serais pas aussi promptement troublé. Saint Augustin dit : Seigneur, lorsque je m’incline vers toi, alors m’est ôtée toute pesanteur, souffrance et travail. Dès lors que nous avons dépassé temps et choses temporelles, nous sommes libres et joyeux en tout temps, et c’est alors qu’il y a accomplissement du temps, et alors le Fils de Dieu se trouve engendré en toi. J’ai dit une fois : Lorsque le temps fut accompli, Dieu envoya son Fils. Quelque chose d’autre que le Fils se trouve-t-il engendré en toi, alors tu n’as pas le Saint Esprit et la grâce n’opère pas en toi. L’origine du Saint Esprit est le Fils. Le Fils ne serait-il pas que le Saint Esprit ne serait pas non plus. Le Saint Esprit ne peut avoir nulle part son fluer ni son épanouissement que par le Fils. Lorsque le Père engendre son Fils, il lui donne tout ce qu’il a d’être et de nature. Dans ce don sourd le Saint Esprit. Ainsi est-ce l’intention de Dieu que de se donner pleinement à nous. De même manière que, lorsque le feu veut attirer le bois dans soi et soi en retour dans le bois, il trouve le bois inégal à lui. A cela il faut du temps. En premier lieu, il le rend chaud et brûlant, et alors il fume et craque, car il lui est inégal ; et plus le bois devient brûlant plus il devient silencieux et tranquille, et plus il est égal au feu plus paisible il est, jusqu’à ce qu’il devienne pleinement feu. Le feu doit-il assumer dans soi le bois, il faut que toute inégalité soit dehors. Eckhart: Sermon 11
Dans la vérité que Dieu est, vises-tu quelque chose d’autre que Dieu seul, ou cherches-tu quelque chose d’autre que Dieu, alors l’oeuvre que tu opères n’est pas tienne, et elle n’est pas en vérité celle de Dieu. Ce que ta fin vise dans l’oeuvre, c’est là l’oeuvre. Ce qui opère en moi, c’est mon Père, et je lui suis soumis. Il est impossible que dans la nature il y ait deux pères ; il faut toujours qu’il y ait un ( seul ) père dans la nature. Lorsque les autres choses sont venues au jour et accomplies, alors advient cette naissance. Ce qui emplit, cela touche toutes les extrémités et nulle part cela ne fait défaut ; cela a largeur et longueur, hauteur et profondeur. Cela aurait-il hauteur, et pas largeur ni longueur ni profondeur, que cela ne serait pas accomplissement. Saint Paul dit : « Priez pour que vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la hauteur, la longueur et la profondeur. » Eckhart: Sermon 11
Ces trois éléments visent trois types de connaissance. L’une est sensible. L’oeil voit fort loin les choses qui sont en dehors de lui. L’autre est intellectuelle, et est bien plus élevée. La troisième signifie une noble puissance de l’âme qui est si élevée et si noble qu’elle prend Dieu dans son être propre nu. Cette puissance n’a rien de commun avec rien ; elle fait de rien quelque chose et tout. Elle ne sait ( rien ) d’hier ni d’avant-hier, de demain ni d’après-demain, car elle est dans l’éternité, ni hier ni demain, là où est un maintenant présent ; ce qui était il y a mille ans et ce qui doit venir dans mille ans, cela est ici présent, et ( aussi bien ) ce qui est au-delà de la mer. Cette puissance prend Dieu dans son vestiaire. Un écrit dit : En lui, par lui et pour lui. « En lui », c’est-à-dire dans le Père, « par lui », c’est-à-dire dans le Fils, « pour lui », c’est-à-dire dans le Saint Esprit. Saint Augustin dit une parole qui par rapport à celle-ci sonne de façon tout inégale et lui est pourtant tout égale : rien n’est vérité qu’il n’ait enclos en soi toute vérité. Cette puissance prend toutes choses dans la vérité. Pour cette puissance aucune chose n’est cachée. Un écrit dit : Pour les hommes la tête doit être nue, et pour les femmes couverte. Les femmes, ce sont les puissances inférieures, elles doivent être couvertes. L’homme est cette puissance qui doit être nue et découverte. Eckhart: Sermon 11
Il est à déplorer que certaines gens s’estiment très élevés et très unis à Dieu qui ne se sont pas pleinement laissés et sont encore attachés à de petites choses dans l’amour et dans la souffrance. Ils en sont bien plus éloignés qu’ils ne l’imaginent. Ils visent beaucoup et veulent tout autant. J’ai dit une fois : Qui ne cherche rien, de ce qu’il ne trouve rien à qui peut-il s’en plaindre ? Il a trouvé ce qu’il cherchait. Qui cherche ou vise quelque chose, il cherche et vise ( le ) néant, et qui demande quelque chose, il lui advient ( le ) néant. Mais qui ne cherche rien ni ne vise rien que Dieu limpidement, à lui Dieu découvre et lui donne tout ce qu’il a de caché dans son coeur divin, en sorte que cela lui advienne en propre, comme cela est en propre à Dieu, ni moins ni plus, à condition qu’il le vise lui seul, sans intermédiaire. Que le malade ne goûte les mets ni le vin, quoi d’étonnant à cela ? Car il n’absorbe pas le vin ni les mets selon leur goût propre. La langue a une couverture et un vêtement au travers desquels elle éprouve, et cela est amer conformément à la nature de la maladie. Cela n’atteint pas au point où cela devrait être goûté ; cela paraît amer au malade, et il a raison, car il faut que cela soit amer du fait du vêtement et du fait de l’intermédiaire. Si l’intermédiaire n’est pas ôté, cela n’est pas goûté selon ce qui est son propre. Aussi longtemps qu’intermédiaire n’est pas ôté en nous, Dieu n’est jamais goûté de nous selon ce qui lui est propre, et notre vie nous est souvent lourde et amère. Eckhart: Sermon 11
La parole que j’ai dite en latin, c’est la vérité éternelle du Père qui la dit, et ( elle ) dit : « Celui qui m’écoute, celui-là n’a pas honte » – s’il a honte de quelque chose, il a honte de ce qu’il a honte – « Celui qui opère en moi, celui-là ne pèche pas. Celui qui me révèle et répand ma lumière, celui-là aura la vie éternelle. » De ces trois petits mots que j’ai dits, chacun suffirait pour un sermon. Eckhart: Sermon 12
Le plus élevé et ultime que l’homme puisse laisser, c’est qu’il laisse Dieu pour Dieu. Or saint Paul laissa Dieu pour Dieu ; il laissa ce qu’il pouvait prendre de Dieu, il laissa tout ce que Dieu pouvait lui donner, et tout ce que de Dieu il pouvait recevoir. Lorsqu’il laissa cela, il laissa Dieu pour Dieu, et alors Dieu lui resta tel que Dieu est celui qui est à soi-même, non pas à la manière d’une réception de soi-même ni à la lumière d’un gain de soi-même, plutôt : dans une étantité que Dieu est en lui-même. Il ne donna jamais rien à Dieu, ni ne reçut jamais rien de Dieu ; c’est un ( seul ) Un et une ( seule ) union limpide. C’est ici que l’homme est un homme vrai, et dans cet homme ne tombe aucune souffrance, aussi peu qu’il peut en tomber dans l’être divin ; selon que j’ai dit souvent qu’il est quelque chose dans l’âme qui est si apparentée à Dieu que c’est Un et non uni. C’est Un, cela n’a rien de commun avec rien, et rien de rien de tout ce qui est créé ne lui est commun. Tout ce qui est créé, cela n’est rien. Quant à cela, c’est éloigné de tout le créé et étranger à lui. L’homme serait-il tout entier ainsi qu’il serait pleinement incréé et incréable ; si tout ce qui est corporel et fragile était ainsi entendu dans l’unité, ce ne serait rien d’autre que ce qui est l’unité elle-même. Si je me trouvais un instant dans cet être, je prêterais aussi peu d’attention à moi-même qu’à un vermisseau de fumier. Eckhart: Sermon 12
L’homme qui maintenant se tient ainsi dans la volonté de Dieu, celui-là ne veut rien d’autre que ce que Dieu est et ce qu’est la volonté de Dieu. Serait-il malade, il ne voudrait pas être en bonne santé. Toute peine lui est une joie, toute multiplicité lui est une nudité et une unité, s’il se tient droitement dans la volonté de Dieu. Si même la peine infernale en dépendait, ce lui serait une joie et une béatitude. Il est dépris et sorti de soi-même, et tout ce qu’il doit recevoir, il lui faut en être dépris. Mon oeil doit-il voir la couleur, il lui faut être dépris de toute couleur. Si je vois couleur bleue ou blanche, l’acte de voir de mon oeil, ce qui voit la couleur, cela même qui voit, cela est la même chose que ce qui se trouve vu avec l’oeil. L’oeil qui intérieurement voit Dieu est le même oeil avec lequel Dieu me voit intérieurement mon oeil et l’oeil de Dieu est un ( seul ) oeil et une vision et un connaître et un aimer. Eckhart: Sermon 12
Il dit : Ils étaient en haut. Ce qui est en haut, cela ne souffre pas de ce qui est sous lui, mais seulement lorsque quelque chose est au-dessus de lui qui soit plus élevé qu’il n’est. Un maître incroyant dit : Aussi longtemps l’homme est près de Dieu, il est impossible qu’il souffre. L’homme qui est en haut et refusé à toutes créatures et fiancé à Dieu, celui-là ne souffre pas ; et devrait-il souffrir, le coeur de Dieu s’en trouverait atteint. Eckhart: Sermon 13
Un maître païen pose les créatures ( comme ) égales à Dieu. L’Ecriture dit que nous devons devenir égaux à Dieu. Egal, c’est mauvais et trompeur. Si je m’égale à un homme et si je trouve un homme qui est égal à moi, cet homme se comporte comme s’il était moi, et il ne l’est pas et trompe. Mainte chose s’égale à l’or ; elle ment et n’est pas or. De même, toutes choses s’égalent à Dieu et elles mentent, et toutes elles ne le sont pas. L’Ecriture dit que nous devons être égaux à Dieu. Or un maître païen, qui parvint à cela par perception naturelle, dit : Dieu peut aussi peu souffrir ce qui est égal qu’il peut souffrir de n’être pas Dieu. Ressemblance est quelque chose qui n’est pas en Dieu ; il y a un être-un dans la déité et dans l’éternité ; plutôt, égalité ce n’est pas un. Serais-je un, je ne serais pas égal. Il n’est rien d’étranger dans l’unité ; il y a pour moi être-un dans l’éternité, non être-égal. Eckhart: Sermon 13
Il dit : Ils avaient leur nom et le nom de leur Père inscrits sur leurs fronts. Quel est notre nom et quel est le nom de notre Père ? Notre nom est que nous devons être engendrés, et le nom du Père est engendrer, car la déité rayonne hors de la limpidité première, qui est une plénitude de toute limpidité, ainsi que je l’ai dit au Mariengarten. Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit. » Il vise en premier que nous devons être Père ; en second lieu, nous devons être grâce, car le nom du Père est engendrer ; il engendre en moi son égal. Si je vois un mets qui est égal à moi, alors provient de là un amour. Il en est de même : le Père céleste engendre en moi son égal, et de cette égalité provient un amour, c’est l’Esprit Saint. Celui qui est le père, celui-là engendre l’enfant de façon naturelle ; celui qui présent l’enfant au baptême, celui-là n’est pas son père. Boèce dit : Dieu est un bien qui se tient immobile et qui meut toutes choses. Que Dieu soit immobile, cela met toutes choses en mouvement. Il y a quelque chose de si heureux et met toutes choses en mouvement, en sortent qu’elles retournent de là où elles ont flué, et cela demeure immobile en lui-même. Et plus une chose quelconque est noble, plus elle se meut de façon constante. Le fond les pousse toutes. Sagesse et bonté et vérité ajoutent quelque chose ; Un n’ajoute rien que le fond de l’être. Eckhart: Sermon 13
Or Jean dit qu’il vit un agneau debout sur la montagne. Je dis : Jean était lui-même la montagne sur laquelle il vit l’agneau, et qui veut voir le divin agneau, il lui faut lui-même être la montagne, et parvenir à ce qu’il a de plus élevé et à ce qu’il a de plus limpide. La seconde chose qu’il dit est qu’il vit l’agneau debout sur la montagne. Ce qui se tient sur quelque chose d’autre, cela touche, avec sa face inférieure, la face supérieure de ce qui est au-dessous. Dieu touche toutes choses et demeure intouché. Dieu est au-dessus de toutes choses un se-tenir dans soi-même et son se-tenir contient toutes les créatures. Toutes les créatures ont une face supérieure et une face inférieure ; cela Dieu ne l’a pas. Dieu est au-dessus de toutes choses et nulle part ne se trouve touché par rien. Toutes les créatures cherchent en dehors d’elles-mêmes, chacune en l’autre ce qu’elle n’a pas ; cela Dieu ne le fait pas. Dieu ne cherche pas en dehors de lui-même. Ce que toutes les créatures ont, cela Dieu l’a pleinement en lui. Il est le sol, le cercle de toutes les créatures. Il est certes vrai que l’une est avant l’autre, et pour le moins que l’une se trouve engendrée par l’autre. Néanmoins, elle ne lui donne pas son être ; elle conserve quelque chose de ce qui est sien. Dieu est un se-tenir simple, un résider dans soi-même. Chaque créature, selon la noblesse de sa nature, plus elle réside dans soi-même plus elle s’offre à l’extérieur. Une simple pierre comme un tuffeau n’atteste rien de plus que le fait qu’elle est une pierre. Mais une pierre précieuse, qui a grande puissance, en ce qu’elle a se-tenir, un résider dans soi-même, en cela même dresse en même temps la tête et regarde vers le dehors. Les maîtres disent qu’aucune créature n’a ( un ) résider aussi grand dans soi-même que corps et âme, et qu’aucune non plus n’a sortir aussi grand que l’âme selon sa partie supérieure. Eckhart: Sermon 13a
« Lève-toi, Jérusalem, et sois illuminée. » D’autres maîtres disent, qui divisent aussi l’âme en trois : il nomme la puissance supérieure une puissance irascible ; ils l’assimilent au Père. Celui-ci mène toujours une guerre et un courroux contre le mal. La colère aveugle l’âme, et l’amour submerge les sens ( … ) La première puissance a son siège dans le foie, la seconde dans le coeur, la troisième dans le cerveau. Dieu mène une guerre contre la nature ( … ). La première ( puissance ) n’a jamais de repos avant que d’avoir atteint ce qui est le plus élevé ; s’il se trouvait quelque chose de plus élevé que Dieu, elle ne voudrait pas de Dieu. La seconde ne se satisfait que du tout meilleur ; y aurait-il quelque chose de meilleur que Dieu, elle ne voudrait pas de Dieu. La troisième ne se satisfait que d’un bien ; y aurait-il un bien ( plus grand ) que Dieu, elle ne voudrait pas de Dieu. Elle ne repose en rien que dans un bien permanent, en lequel tous biens sont inclus, en sorte qu’en lui ils sont un ( seul ) être. Dieu lui-même ne repose pas là où ( il ) est un commencement de tout être. Il repose là où ( il ) est une fin et un commencement de tout être. Eckhart: Sermon 14
L’homme qui serait vraiment humble, ou bien il faudrait que Dieu perde toute sa déité et il faudrait qu’il en sorte pleinement, ou bien il lui faudrait s’épancher et il lui faudrait pleinement fluer dans l’homme. Je pensais cette nuit que l’élévation de Dieu tient à ma bassesse ; là où je m’abaisse, là Dieu se trouve élevé. Jérusalem doit se trouver illuminée, disent l’Ecriture et le prophète. Plus, je pensais cette nuit que Dieu doit se trouver dépouillé de son élévation, non pas absolument mais intérieurement, et cela signifie Dieu dépouillé de son élévation, ce qui me plut tant que je l’ai écrit dans mon livre. Cela dit donc : Un Dieu dépouillé de son élévation, non pas absolument mais intérieurement ; pour que nous devions nous trouver élevés. Ce qui était en haut était à l’intérieur. Tu dois te trouver intériorisé, et à partir de toi-même dans toi-même, pour qu’il soit en toi. Non que nous prenions quelque chose de ce qui est au-dessus de nous ; nous devons prendre en nous, et devons prendre à partir de nous dans nous-mêmes. Eckhart: Sermon 14
Saint Jean dit : « Ceux qui le reçurent, à ceux-là il donna pouvoir de devenir fils de Dieu. Ceux qui sont fils de Dieu, ceux-là ne sont pas ( nés ) de la chair et du sang ; ils sont nés de Dieu », non pas hors ( de lui ) mais en ( lui ). Notre aimable Dame dit : « Comment cela peut-il être que je devienne Mère de Dieu ? Alors l’ange dit : le Saint Esprit doit venir en toi d’en haut. » David dit : « Aujourd’hui je t’ai engendré. » Qu’est-ce qu’aujourd’hui ? Eternité. Je me suis éternellement engendré ( comme ) toi et toi ( comme ) moi. Néanmoins, il ne suffit pas à l’homme noble humble d’être le fils unique engendré, que le Père a éternellement engendré, il veut encore être Père et entrer dans la même égalité de la paternité éternelle, et engendrer celui dont je suis éternellement engendré, ainsi que je l’ai dit au Mariengarten ; c’est là que Dieu en vient à ce qui lui est propre. Approprie-toi à Dieu, ainsi Dieu est-il ton propre, comme il est le propre de soi-même. Ce qui se trouve engendré en moi, cela demeure ; Dieu ne se sépare jamais de l’homme où que l’homme se tourne. L’homme peut se détourner de Dieu ; aussi loin de Dieu que l’homme aille, Dieu se tient ( là ) et l’attend et le prévient avant qu’il ne le sache. Veux-tu que Dieu soit ton propre, tu doit alors être son propre, comme ( le sont ) ma langue ou ma main, en sorte que je puis faire de lui ce que je veux. Aussi peu puis-je agir sans lui, aussi peu peut-il opérer quelque chose sans moi. Veux-tu donc que Dieu soit ainsi ton propre, fais-toi son propre, et ne garde rien que lui dans ta visée ; alors il est un commencement et une fin de tout ton opérer, de même que sa déité tient en ce qu’il est Dieu. L’homme qui ainsi en toutes ses oeuvres ne vise et n’aime rien que Dieu, à celui-là Dieu donne sa déité. Tout ce que l’homme opère, ( Dieu l’opère ), car mon humilité donne à Dieu sa déité. « La lumière luit dans les ténèbres, et la lumière, les ténèbres ne l’ont pas saisie » ; cela veut dire que Dieu n’est pas seulement un commencement de toutes nos oeuvres et de notre être, il est aussi une fin et un repos de tout être. Eckhart: Sermon 14
Bonté dans soi, bonté, cela n’apaise pas l’âme ; ( … ) Et Dieu me donnerait-il quelque chose en dehors de sa volonté je n’y prêterait pas attention ; car la moindre chose que Dieu me donne dans sa volonté, cela me rend heureux. Eckhart: Sermon 15
Toutes les créatures ont flué hors de la volonté de Dieu. Saurais-je désirer seulement le bien de Dieu, cette volonté est si noble que le Saint Esprit fluerait de là sans intermédiaire. Tout bien flue du superflu de la bonté de Dieu. Oui, et la volonté de Dieu a goût pour moi seulement dans l’unité, là où le repos de Dieu est orienté au bien de toutes les créatures ; où celle-ci repose, et toute ce qui jamais acquit être et vie, comme dans leur fin dernière, là tu dois aimer le Saint Esprit, tel qu’il est dans l’unité ; non en lui-même, mais là où avec la bonté de Dieu il a goût seulement dans l’unité, là où toute bonté flue du superflu de la bonté de Dieu. Cet homme. Cet homme s’en revient plus riche chez lui que lorsqu’il était sorti. Qui serait ainsi sorti de soi-même, celui-là devrait se trouver plus proprement donné à nouveau à lui-même. Et toute chose qu’il aura laissée dans la multiplicité, cela lui sera ( donné ) pleinement à nouveau dans la simplicité, car il se trouve soi-même et dans toute chose dans le maintenant présent de l’unité. Et celui qui serait ainsi sorti, il reviendrait chez lui bien plus noble qu’il n’était sorti. Cet homme vit maintenant dans une liberté déprise et dans une limpide nudité, car il n’a à se soumettre à aucune chose ni à prendre peu ni beaucoup ; car tout ce qui est le propre de Dieu, cela lui est propre. Eckhart: Sermon 15
Le soleil correspond à Dieu : la partie la plus élevée de sa profondeur sans fond répond à ce qui est le plus bas dans la profondeur de l’humilité. Oui, l’homme humble n’a pas besoin de le prier pour cela, mais il peut certes lui commander. Car la hauteur de la déité ne peut rien prendre en considération que dans la profondeur de l’humilité ; car l’homme humble et Dieu sont un et non pas deux. Cet homme humble est aussi puissant sur Dieu qu’il ( = Dieu ) est puissant sur soi-même ; et tout le bien qui est en tous les anges et en tous les saints, tout cela est son propre, comme c’est le propre de Dieu. Dieu et cet homme humble sont pleinement un et non pas deux ; car ce que Dieu opère il l’opère aussi, et ce que Dieu veut il le veut aussi : une ( seule ) vie et un ( seul ) être. Oui, de par Dieu : cet homme serait-il en enfer, il faudrait que Dieu aille à lui en enfer, et il faudrait que l’enfer lui soit un royaume céleste. Il lui faut faire cela de nécessité, il serait contraint à ce qu’il lui faille le faire ; car alors cet homme est être divin, et être divin est cet homme. Car ici advient, de par l’unité de Dieu et de l’homme humble, le baiser. Car la vertu qui là s’appelle humilité est une racine dans le fond de la déité et elle est plantée, de sorte qu’elle ait uniquement son être dans le Un éternel et nulle par ailleurs. J’ai dit à Paris, à l’Ecole, que toutes choses devraient se trouver accomplies dans l’homme vraiment humble. Et c’est pourquoi je dis qu’à l’homme vraiment humble rien ne peut être préjudiciable ni peut l’induire en erreur. Car il n’est aucune chose qui ne fuie ce qui pourrait le réduire à néant. Cela, toutes les choses créées le fuient, car elles ne sont rien de rien en elles-mêmes. Et c’est pourquoi l’homme humble fuit tout ce qui peut l’induire en erreur à propos de Dieu. C’est pourquoi je fuis le charbon ( ardent ), car il voudrait me réduire à néant, car il voudrait me dérober mon être. Eckhart: Sermon 15
Et ( il ) dit : « Un homme sortit. » Aristote entreprit un livre et voulut ( y ) parler de toutes choses. Or notez ce qu’Aristote dit cet homme. Homo, cela signifie un homme a qui a été conférée une forme, et ( elle ) lui donne être et vie en commun avec toutes créatures, avec celles qui sont douées de raison et avec celles qui ne sont pas douées de raison, ( il est privé de raison ) avec toutes les créatures corporelles et doué de raison avec les anges. Et il dit : De même que toutes les créatures avec images et formes sont intellectuellement comprises par les anges, et les anges connaissent intellectuellement chaque chose dans sa différence – en quoi l’ange a si grand plaisir que ce serait une merveille pour ceux qui ne l’ont pas éprouvé et qui ne l’auraient pas goûté : de même l’homme entend intellectuellement image et forme de toute créature dans sa différence. Ce qu’Aristote mit à l’actif de l’homme, c’est que l’homme est un homme en ce qu’il entend toute image et forme ; c’est pour cela qu’un homme est un homme. Et c’était l’explication suprême par quoi Aristote pouvait expliquer un homme. Eckhart: Sermon 15
Or notez avec zèle ce qu’Aristote dit des esprits détachés dans son livre qui s’appelle Métaphysique. Le plus grand parmi les maîtres qui jamais parlèrent des sciences naturelles évoque ces esprits détachés et dit que d’aucune chose il ne sont forme, et qu’ils prennent leur être fluant de Dieu sans intermédiaire ; et ainsi refluent-ils à l’intérieur aussi et reçoivent-ils l’effusion de Dieu sans intermédiaire au-dessus des anges et contemplent-ils l’être nu de Dieu sans distinction. Cet être nu limpide, Aristote le nomme un « quelque chose ». C’est le plus élevé qu’Aristote dit jamais des sciences naturelles, et sur cela aucun maître ne peut parler de façon plus élevée qu’il ne l’ait dit dans l’Esprit Saint. Or je dis qu’à cet homme noble ne suffit pas l’être que les anges saisissent sans forme et dont ils dépendent sans intermédiaire ; il ne trouve satisfaction en rien qu’en l’unique Un. Eckhart: Sermon 15
Encore une autre comparaison : lorsqu’une branche saillit de l’arbre, elle porte aussi bien le nom que l’être de cet arbre. Ce qui sort est la même chose que ce qui demeure à l’intérieur, et ce qui demeure à l’intérieur est la même chose que ce qui sort. Ainsi la branche est-elle une expression de soi-même. Eckhart: Sermon 16 a
Vous devez savoir que l’image divine simple, qui dans l’âme est imprimée dans le plus intime de la nature, se prend sans intermédiaire ; et le plus intime et le plus noble qui est dans la nature, cela se reproduit le plus proprement dans l’image de l’âme, et il n’est pas ici d’intermédiaire, ni volonté ni sagesse, ainsi que je l’ai dit auparavant : la sagesse est-elle ici un intermédiaire, c’est l’image elle-même. Ici Dieu est sans intermédiaire dans l’image, et l’image est sans intermédiaire en Dieu. Pourtant Dieu est bien plus noblement dans l’image que l’image n’est en Dieu. Ici l’image ne prend pas Dieu en tant qu’il est créateur, mais elle le prend en tant qu’il est un être doué d’intellect, et le plus noble de la nature se produit le plus proprement dans l’image. C’est une image naturelle de Dieu que Dieu a imprimé naturellement dans toutes les âmes. Maintenant je ne puis donner plus à l’image ; que si je lui donnais quelque chose en plus, il faudrait quelle soit Dieu même, mais il n’en est pas ainsi, car de la sorte Dieu ne serait pas Dieu. Eckhart: Sermon 16 b
Mais certaines gens se plaignent maintenant de ne pas avoir intériorité ni ferveur ni douceur ni consolation particulière de Dieu. Ces gens, pour de vrai, ne sont pas encore du tout comme il faut ; on certes les tolérer, mais ce n’est pas le meilleur. Je dis pour de vrai : Aussi longtemps qu’une chose se forme en toi qui n’est pas la Parole éternelle ou qui s’écarte de la Parole éternelle, si bon cela puisse être, cela n’est pas comme il faut. C’est pourquoi est seul un homme comme il faut celui qui a anéanti toutes choses créées et ( qui ), en droite ligne ( et ) sans aucun écart, se tient tourné vers la Parole éternelle et formé en elle et reformé dans la justice. L’homme puise là où puise le Fils, et ( il ) est le Fils lui-même. Un écrit dit : « Personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils », et il suit de là que, si vous voulez connaître Dieu, vous ne devez pas seulement être égaux au Fils, mais devez être le Fils lui-même. Eckhart: Sermon 16 b
Il est encore une autre chose pourquoi il dit qu’elle hait. Le mot qui nomme l’âme vise l’âme telle qu’elle est dans la prison du corps, et par là il vise que, quoi que l’âme qui est en elle-même puisse penser, là encore elle est dans sa prison. Que si elle a encore confiance dans les choses inférieures et que quelque chose la tire dans soi par les sens, là elle se trouve sur le champ à l’étroit ; car les mots ne peuvent donner de nom à aucune nature qui est au-dessus d’eux. Eckhart: Sermon 17
Ce qui de l’âme est dans ce monde ou lorgne vers ce monde, et ce qui d’elle est atteint en quelque chose et lorgne vers l’extérieur, elle doit le haïr. Un maître dit que l’âme, dans ce qu’elle a de plus élevé et de plus limpide, est au-dessus du monde. Rien n’attire l’âme vers ce monde qu’amour seulement. Parfois elle a un amour naturel qu’elle porte au corps. Parfois elle a un amour de volonté, qu’elle porte à la créature. Un maître dit : Aussi peu l’oeil a à faire avec le chant et l’oreille avec la couleur, aussi peu l’âme dans sa nature a-t-elle à faire avec tout ce qui est dans ce monde. C’est pourquoi nos maîtres ( ès sciences ) naturelles disent que le corps est davantage dans l’âme que l’âme n’est dans le corps. Tout comme le vase contient davantage le vin que le vin le vase, ainsi l’âme contient-elle davantage en elle le corps que le corps l’âme. Ce que l’âme aime dans ce monde, de cela elle est nue dans sa nature. Un maître dit : Il est de la nature et de la perfection naturelle de l’âme qu’elle devienne dans elle un monde doué d’intellect, là où Dieu a formé dans elle les images de toutes choses. Qui dit alors qu’il est parvenu à sa nature, celui-là doit trouver toutes choses formées en lui dans la limpidité, comme elles sont en Dieu, non comme elles sont dans leur nature, plutôt : comme elles sont en Dieu. Ni esprit ni ange ne touchent le fond de l’âme pas plus que la nature de l’âme. C’est en cela qu’elle parvient dans ce qui est premier, dans le commencement, où Dieu jaillit avec bonté dans toutes les créatures. Là elle prend toutes choses en Dieu, non dans la limpidité, telles qu’elles sont dans leur limpidité naturelle, plutôt : dans la limpide simplicité, telles qu’elles sont en Dieu. Dieu a fait tout ce monde comme en charbon. L’image qui est en or est plus ferme que celle qui est en charbon. C’est ainsi que toutes choses dans l’âme sont plus limpides et plus nobles qu’elles ne le sont dans ce monde. La matière dont Dieu a fait toutes choses est plus médiocre que ne l’est le charbon en regard de l’or. Qui veut faire un pot, celui-là prend un peu de terre ; c’est là sa matière, avec laquelle il opère. Après il lui donne une forme, qui est en lui, qui est en lui plus noblement que la matière. Ici j’estime que toutes choses sont immensément plus nobles dans le monde doué d’intellect qu’est l’âme qu’elles ne le sont dans ce monde ; exactement comme l’image qui est taillée et gravée dans l’or, ainsi les images de toutes choses sont-elles simples dans l’âme. Un maître dit : L’âme a en elle une capacité que les images de toutes choses se trouvent imprimées en elle. Un autre dit : Jamais l’âme n’est parvenue à sa nature qu’elle ne trouve toutes choses formées en elle dans ce monde doué d’intellect, qui est incompréhensible ; aucune pensée n’y parvient. Grégoire dit : Ce que nous énonçons des choses divines, il nous faut le balbutier, car il faut qu’on le dise avec des mots. Eckhart: Sermon 17
Encore un petit mot à propos de l’âme, et puis rien d’autre : « Vous, filles de Jérusalem, ne prêtez pas attention à ce que je suis brune ! Le soleil m’a hâlée, et les enfants de ma mère ont lutté contre moi. » Ici, elle vise les enfants du monde ; à eux l’âme dit : Ce qui du soleil, c’est-à-dire le plaisir du monde, ce qui de cela m’éblouit et me touche, c’est cela qui me rend sombre et brune. Brun n’est pas une couleur franche ; il a un peu de lumière et aussi d’obscurité. Quoi que l’âme pense ou opère avec ses puissances, si lumineux que ce soit en elle, c’est pourtant mélangé. C’est pourquoi elle dit : « Les enfants de ma mère ont lutté contre moi. » Les enfants, ce sont toutes les puissances inférieures de l’âme ; elles luttent toutes contre elle et l’assaillent. Le Père céleste est notre père, et la chrétienté est notre mère. Si belle et si ornée qu’elle soit et si utile en ses oeuvres, tout cela est encore imparfait. C’est pourquoi il dit : « Ô le plus belle des femmes, sors et va-t’en ! » Ce monde est comme une femme, car il est faible. Pourquoi donc dit-il : « La plus belle parmi les femmes » ? Les anges sont plus beaux et sont loin au-dessus de l’âme. C’est pourquoi il dit : « La plus belle » – dans sa lumière naturelle – « sors et va-t’en » : sors de ce monde et va-t’en de tout ce à quoi ton âme est encore inclinée. Et ce qui d’elle est atteint en quelque chose, cela elle doit le haïr. Eckhart: Sermon 17
Les maîtres disent, qu’est-ce qui est meilleur : puissance des plantes ou puissance des paroles ou puissance des pierres ? Il faut s’interroger sur ce que l’on choisit. Les plantes ont grande puissance. J’ai entendu dire qu’un serpent et une belette se battirent entre eux. La belette s’enfuit et alla chercher une plante et l’enveloppa dans une autre chose et lança la plante sur le serpent, et celui-ci éclata par le milieu et tomba mort. Qu’est-ce qui donna cette sagesse à la belette ? Qu’elle savait la puissance en cette plante. En cela se trouve vraiment une grande sagesse. Les paroles aussi ont grande puissance ; on pourrait faire des miracles avec des paroles. Toutes les paroles tirent puissance de la première Parole. Les pierres aussi ont grande puissance de par l’égalité que les étoiles et la puissance du ciel y opèrent. Parce que l’égal opère à ce point dans l’égal, pour cette raison l’âme doit s’élever dans sa lumière naturelle, dans le plus élevé et le plus limpide, et entrer ainsi dans la lumière angélique, et avec la lumière angélique parvenir à la lumière divine, et se tenir ainsi entre les trois lumières au croisement des chemins, dans la hauteur, là où les lumières se rencontrent. Là la Parole éternelle lui dit la vie ; là l’âme devient vivante et répond dans la Parole. Eckhart: Sermon 18
Une femme posa une question à Notre Seigneur, où devait-on prier. Alors Notre Seigneur dit : « Le temps viendra et c’est à présent où les vrais adorateurs prieront en esprit et en vérité. Parce que Dieu est esprit, on doit le prier en esprit et en vérité. » Ce que la vérité est elle-même, nous ne le sommes pas, plutôt : nous sommes certes vrais, ( mais il y a ) en cela quelque chose de non vrai. Ainsi n’en est-il pas en Dieu. Plutôt : dans le premier jaillissement, là où la vérité jaillit et s’élance, à la porte de la maison de Dieu, l’âme doit se tenir et doit proclamer et proférer la parole. Tout ce qui est dans l’âme doit parler et louer, et cette voix personne ne doit l’entendre. Dans le silence et dans le repos – comme j’ai dit maintenant des anges, qui résident près de Dieu dans le choeur de la sagesse et de l’embrasement – là Dieu dit dans l’âme et se dit pleinement dans l’âme. Là le Père engendre son Fils, et a si grand plaisir dans la Parole et éprouve en sus si grand amour qu’il ne cesse jamais de dire en tout temps la Parole, c’est-à-dire au-dessus du temps. Cela vient bien à nos propos que de dire : « A ta maison convient sainteté » et louange, et qu’il n’y ait rien d’autre là que ce qui te loue. Eckhart: Sermon 19
Nos maîtres disent : Qu’est-ce qui loue Dieu ? Le fait l’égalité. Ainsi tout ce qui est égal à Dieu de ce qui est dans l’âme, cela loue Dieu ; lorsque quelque chose est inégal à Dieu, cela ne le loue pas ; comme une image loue son maître qui en lui a imprimé tout l’art qu’il a dans son coeur et qu’il l’a même faite égale à lui. L’égalité de l’image loue son maître sans parole. Ce que l’on peut louer avec des paroles ou prier avec la bouche, cela est une petite chose. Car Notre Seigneur dit une fois : « Vous priez, mais vous ne savez pas ce que vous priez. Viendront de vrais orants, ils adoreront mon Père en esprit et en vérité. » Qu’est-ce que la prière ? Denys dit : Une élévation intellectuelle vers Dieu, voilà qui est prière. Un païen dit : Là où est esprit et unité et éternité, c’est là que Dieu veut opérer. Là ou chair est contre esprit, là où dispersion est contre unité, là où temps est contre éternité, là Dieu n’opère pas ; il ne peut rien en faire. Plus : tout plaisir et satisfaction et joie et bien-être que l’on peut avoir ici-bas, il faut que tout cela disparaisse. Qui veut louer Dieu, il lui faut être sain et être rassemblé et être un esprit et nulle part être au dehors, plutôt : ( il lui faut être ) emporté vers le haut tout égal dans l’éternelle éternité et par delà toutes choses. Je ne vise pas ( seulement ) toutes les créatures qui sont créées, plutôt : tout ce qui serait en son pouvoir, s’il le voulait, l’âme doit le dépasser. Aussi longtemps quelque chose est au-dessus de l’âme et aussi longtemps quelque chose est devant Dieu qui n’est pas Dieu, elle ne vient pas dans le fond « dans la longueur des jours ». Eckhart: Sermon 19
Saint Luc nous écrit dans son évangile : « Un homme avait préparé un repas ou un festin du soir. » Qui l’a préparé ? Un homme. Que veut dire le fait qu’il le nomme un repas du soir ? Un maître dit que cela veut dire un grand un amour, car Dieu n’y convie personne, à moins qu’il ne soit familier de Dieu. En second lieu, il veut dire combien limpides doivent être ceux qui bénéficient de ce repas du soir. Or soir jamais ne se trouve que n’ait été auparavant un jour entier. N’y aurait-il pas de soleil qu’il n’y aurait jamais de jour. Dès que le soleil se lève, c’est la lumière du matin ; après quoi il luit de plus en plus jusqu’à ce que vienne le midi. Ainsi de la même manière la lumière divine se lève-t-elle dans l’âme pour de plus en plus illuminer les puissances de l’âme, jusqu’à ce que vienne un midi. En aucune manière il n’y aura jamais de jour spirituel dans l’âme qu’elle n’ait reçu une lumière divine. En troisième lieu il veut dire : Qui doit prendre dignement ce repas du soir, celui-là doit venir le soir. Lorsque la lumière de ce monde décline, c’est le soir. Or David dit : « Il monte dans le soir, et son nom est le Seigneur. » Ainsi Jacob, quand ce fut le soir, se coucha et s’endormit. Cela veut dire repos de l’âme. En quatrième lieu, cela veut dire aussi, comme dit saint Grégoire, qu’après le repas du soir il ne vient pas d’autre nourriture. A qui Dieu donne cette nourriture, elle est si douce et si succulente que celui-là ne peut jamais plus apprécier aucune autre nourriture. Saint Augustin dit : Dieu est de telle venue que celui qui le comprend, celui-là ne peut plus jamais trouver de repos en rien. Saint Augustin dit : Seigneur, si tu te dérobes à nous, donne-nous un autre toi, ou bien nous n’aurons jamais de repos ; nous ne voulons rien d’autre que toi. Or un saint dit d’une âme aimant Dieu qu’elle l’ensorcelle pleinement, en sorte qu’il ne peut lui refuser tout ce qu’il est. Il se déroba sous un mode et se donna sous un autre mode : il se déroba Dieu et homme, et se donna Dieu et homme comme un autre soi dans un réceptacle caché. Quelque chose de très saint, on ne le laisse pas volontiers toucher ni voir nu. C’est pourquoi il s’est revêtu du vêtement de la figure du pain, tout ainsi que la nourriture corporelle se trouve transformée par mon âme, en sorte qu’il n’est recoin dans ma nature qui en cela ne se troue uni. Car il est une puissance dans la nature qui sépare le plus grossier et le jette dehors, et elle porte le plus noble vers le haut, de sorte qu’il n’est nulle part ne fût-ce qu’une pointe d’aiguille qui n’y soit unie. Ce que j’ai mangé il y a quinze jours, c’est aussi un avec mon âme que ce que j’ai reçu dans le corps de ma mère. Il en est ainsi de celui qui reçoit limpidement cette nourriture : il devient aussi vraiment un avec elle que chair et sang sont un avec mon âme. Eckhart: Sermon 20a
Il y eut un homme, cet homme n’avait pas de nom, car cet homme est Dieu. Or un maître dit à propos de la première cause qu’elle est au-dessus de la parole. Le défaut tient au langage. Cela vient de l’excès de limpidité de son être. On ne peut discourir des choses que de trois façons : en premier lieu par ce qui est au-dessus des choses, en second lieu par ce qui est égal aux choses, en troisième lieu par l’oeuvre des choses. Je donnerai une comparaison. Lorsque la puissance du soleil tire le suc le plus noble de la racine jusqu’aux branches et réalise une fleur, la puissance du soleil est néanmoins au-dessus de cela. C’est ainsi que je dis que la lumière divine opère dans l’âme. Ce en quoi l’âme exprime Dieu, cela ne porte pourtant pas en lui la vérité proprement dite de son être : personne à propos de Dieu ne peut dire à proprement parler ce qu’il est. Parfois l’on dit : Une chose est égale à une chose. Or parce que toutes les créatures incluent en elles si peut que rien de Dieu, elles ne peuvent non plus rien révéler de lui. Un peintre qui a fait une image parfaite, il fait preuve là de son art. Néanmoins on ne peut l’éprouver totalement par là. Toutes les créatures ne peuvent pas exprimer Dieu, car elles ne sont pas capables de recevoir ce qu’il est. Ce Dieu et homme a préparé le repas du soir, l’homme inexprimable pour lequel il n’est pas de mot. Saint Augustin dit : Ce que l’on dit de Dieu, ce n’est pas vrai, et ce que l’on ne dit pas de lui, cela est vrai. Lorsqu’on dit ce que Dieu est, cela il ne l’est pas ; ce que de lui l’on ne dit pas, il l’est plus proprement que ce que l’on dit qu’il est. Qui a préparé ce festin ? Un homme : l’homme qui là est Dieu. Or le roi David dit : « Ô Seigneur, que grand et que multiple est ton festin, et le goût de la douceur que tu as préparé à ceux qui t’aiment, non à ceux qui te craignent. » Saint Augustin méditait sur cette nourriture, alors il était pris de frayeur et il en perdait le goût. Alors il entendu près de lui une voix d’en haut : « Je suis une nourriture de gens adultes, croîs et deviens grand, et consomme-moi. Mais tu ne dois pas t’imaginer que je me transformerai en toi : c’est toi qui dois te trouver transformé en moi. » Lorsque Dieu opère dans l’âme, dans le brasier de la fournaise se trouve alors purifié et jeté dehors ce qui là est inégal en l’âme. En limpide vérité ! L’âme entre davantage en Dieu qu’aucune nourriture en nous, plutôt : cela transforme l’âme en Dieu. Et une puissance est dans l’âme qui sépare le plus grossier et se trouve unie à Dieu : c’est la petite étincelle de l’âme. Encore plus une avec Dieu devient mon âme que la nourriture avec mon corps. Eckhart: Sermon 20a
Or il dit au serviteur : « Sors et ordonne à ceux qui sont invités de venir : toutes choses sont prêtes maintenant. » Tout ce qu’il est, l’âme le prend. Ce que l’âme désire, cela est prêt maintenant. Ce que Dieu donne, cela est toujours en devenir ; son devenir est maintenant nouveau et frais et pleinement dans un maintenant éternel. Un grand maître dit : Quelque chose que je vois se trouve purifié et spiritualisé dans mes yeux, et la lumière qui parvient à mon oeil ne parviendrait jamais dans l’âme s’il n’y avait pas cette puissance qui est au-dessus ( d’elle ). Saint Augustin dit que la petite étincelle est plus ( ancrée ) dans la vérité que tout ce que l’homme peut apprendre. Une lumière brûle. Or on dit que l’une se trouve allumée par l’autre. Cela doit-il advenir, il faut de nécessité que soit au-dessus ce qui brûle. Comme celui qui prendrait une bougie qui serait éteinte et encore rougeoyante et dilatée, et qui l’élèverait vers une autre, alors la lumière glisserait de là vers le bas et allumerait l’autre. On dit qu’un feu allume l’autre. Cela, j’y contredis. Un feu s’allume bien soi-même. Pour que l’autre puisse allumer, il faut qu’il soit au-dessus de lui, comme le ciel ne s’allume pas et est froid ; néanmoins il allume le feu, et cela advient par l’attouchement de l’ange. C’est ainsi que l’âme se prépare par l’exercice. Par là elle se trouve embrasée d’en haut. Cela provient de la lumière de l’ange. Eckhart: Sermon 20a
« Un homme fit un repas du soir, un grand festin. » Celui qui fait un festin le matin, celui-là invite toutes sortes de gens ; mais pour le festin du soir, on invite des gens importants et des gens aimés et des amis très intimes. On célèbre aujourd’hui dans la chrétienté le jour de la Cène que le Seigneur prépara à ses disciples, à ses amis intimes, lorsqu’il leur donna son saint corps en nourriture. C’est le premier point. Il est un autre sens à la Cène. Avant que l’on en vienne au soir, il faut qu’il y ait eu un matin et un midi. La lumière divine se lève dans l’âme et fait un matin, et l’âme s’élève dans la lumière, gagne en ampleur et en hauteur jusqu’au midi ; après cela vient le soir. Maintenant nous parlons du soir en un autre sens. Lorsque la lumière décline, alors vient le soir ; lorsque tout ce monde décline de l’âme, alors c’est le soir, alors l’âme parvient au repos. Or saint Grégoire dit de la Cène : Quand on mange le matin, après cela vient un autre repas ; mais après le repas du soir ne vient aucun autre repas. Lorsque l’âme, à la Cène, goûte la nourriture et ( que ) la petite étincelle de l’âme saisit la lumière divine, elle n’a besoin d’aucune nourriture en sus et ne recherche rien à l’extérieur et se tient toute dans la lumière divine. Or saint Augustin dit : Seigneur, si tu te dérobes à nous, donnes-nous alors un autre toi, nous ne trouvons satisfaction en rien d’autre qu’en toi, car nous ne voulons rien que toi. Notre Seigneur se déroba à ses disciples comme Dieu et homme et se donna à eux à nouveau comme Dieu et homme, mais selon une autre manière et dans une autre forme. Tout comme là où il y a une chose grandement sacrée, on ne la laisse pas toucher ni regarder nue ; on l’enserre dans un cristal ou dans quelque chose d’autre. C’est ainsi que fit Notre Seigneur lorsqu’il se donna comme un autre soi. Dieu se donne, en tout ce qu’il est, dans la Cène, en nourriture à ses chers amis. Saint Augustin était pris de frayeur devant cette nourriture ; alors une voix lui parla en esprit : « Je suis une nourriture de gens adultes ; grandis et développe-toi et consomme-moi. Tu ne me transformes pas en toi, plutôt : tu te trouves transformé en moi. » La nourriture et le breuvage que j’ai pris il y a quinze jours, de cela une puissance de mon âme prit le plus limpide et le plus subtil et porta cela dans mon corps et unit cela avec tout ce qui est en moi, en sorte qu’il n’est rien de si petit, où l’on puisse ficher une aiguille, qui ne se soit uni avec lui ; et c’est aussi proprement un avec moi que ce qui se trouva reçu dans le corps de ma mère, là où ma vie me fut infusée en premier. Aussi proprement la puissance du Saint Esprit prend-elle le plus limpide et le plus subtil et le plus élevé, la petite étincelle de l’âme, et le porte tout entier vers le haut dans la fournaise, dans l’amour, comme je te le dis maintenant de l’arbre : La puissance du soleil prend dans la racine de l’arbre le plus limpide et le plus subtil et le tire tout entier vers le haut jusqu’au rameau, là il est une fleur. Ainsi de toute manière la petite étincelle dans l’âme se trouve emportée vers le haut dans la lumière et dans le Saint Esprit et ainsi emportée vers le haut dans la première origine, et se trouve ainsi tout a fait une avec Dieu et tend ainsi tout à fait à l’Un et est plus proprement une avec Dieu que la nourriture ne l’est avec mon corps, oui, bien davantage, d’autant plus qu’elle est plus pure et plus noble. C’est pourquoi il dit : « Un grand festin du soir ». Or David dit : « Seigneur, combien grande et combien multiple est la douceur et la nourriture que tu as cachée pour tous ceux qui te craignent » ; et celui qui reçoit cette nourriture avec crainte, celui-là ne la goûte jamais comme il convient, il faut qu’on la reçoive avec amour. C’est pourquoi une âme aimant Dieu a pouvoir sur Dieu de sorte qu’il lui faut se donner pleinement à elle. Eckhart: Sermon 20b
Et ils ne viennent pas, ceux qui sont invités. Le premier dit : « J’ai acquis un hameau, je ne peux pas venir. » Par hameau est compris tout ce qui est terrestre. Tout le temps que l’âme a quelque chose en elle qui est terrestre, elle ne vient pas au festin. Le second dit : « J’ai acquis cinq paires de boeufs ; je ne peux pas venir, je dois aller les voir. » Les cinq paires de boeufs, ce sont les cinq sens. Chaque sens est double, cela fait cinq paires. Tout le temps que l’âme suit les cinq sens, elle ne vient jamais au festin. Le troisième dit : « J’ai pris femme, je ne peux pas venir. » Je l’ai dit souvent : L’homme dans l’âme, c’est l’intellect. Lorsque l’âme est droitement tournée vers le haut en direction de Dieu de par l’intellect, alors l’âme est homme, et est un et non pas deux ; plutôt : lorsque l’âme se tourne vers le bas, alors elle est une femme. Avec une pensée et un regard vers le bas, elle porte des vêtements féminins ; ceux-là non plus ne viennent pas au festin. Eckhart: Sermon 20b
Saint Paul dit : « Un Dieu ». Un est quelque chose de plus limpide que bonté et vérité. Bonté et vérité n’ajoutent rien, elles ajoutent dans une pensée ; lorsque l’on pense, alors on ajoute. Un n’ajoute rien, étant donné qu’il est dans lui-même avant qu’il ne flue dans Fils et Saint Esprit. C’est pourquoi il dit : « Ami, monte plus haut ». Un maître dit : Un est un nier du nier. Si je dis Dieu est bon, cela ajoute quelque chose. Un est un nier du nier et un dénier du dénier. Que signifie Un ? Un signifie ce à quoi rien n’est ajouté. L’âme prend la déité telle qu’elle est purifiée en elle( -même ), là où rien n’est ajouté, là où rien n’est pensé. Un est un nier du nier. Toutes les créatures ont un nier en elles-mêmes ; l’une nie qu’elle soit l’autre en quoi que ce soit. Mais Dieu a un nier du nier ; il est Un et nie tout autre, car rien n’est en dehors de Dieu. Toutes les créatures sont en Dieu et sont sa déité propre, et ( cela ) vise une plénitude comme je l’ai dit plus haut. Il est un Père de toute déité. Je dis une déité pour la raison qu’il n’est rien encore qui flue au-dehors et qui en aucune façon se trouve touché ni pensé. Dans la mesure où je nie quelque chose de Dieu – si de Dieu je nie la bonté, je ne peux ( par là ) rien nier de Dieu – dans la mesure où je nie ( quelque chose ) de Dieu, alors je saisis quelque chose de lui qu’il n’est pas ; c’est cela même qu’il faut écarter. Dieu est Un, il est un nier du nier Eckhart: Sermon 21
Un maître dit que la nature angélique n’a aucune force ni aucune oeuvre, elle ne sait rien d’autre que Dieu seul. Ce qui est autre, elle n’en sait rien. C’est pourquoi il dit : « Un Dieu, Père de tous » ; « ami, va plus haut ». Certaines puissances de l’âme prennent de l’extérieur, comme l’oeil : si subtil ce qu’il attire dans soi en écartant le plus grossier, néanmoins il prend quelque chose de l’extérieur qui a un regard sur ici et maintenant. Mais entendement et intellect dépouillent pleinement et prennent ce qui n’est ici ni maintenant ; c’est dans cet ampleur qu’il ( = l’intellect ) touche la nature angélique. Cependant il prend ( quelque chose ) à partir des sens ; ce que les sens introduisent de l’extérieur, de cela prend l’intellect. Cela la volonté ne le fait pas ; en cette part, la volonté est plus noble qu’intellect. Volonté ne prend nulle part que dans le limpide entendement là où il n’est ni ici ni maintenant. Dieu veut dire : Si élevée, si pure soit la volonté, il lui faut monter davantage. C’est là une réponse lorsque Dieu dit : « Ami, monte plus haut, ainsi t’adviendra-t-il honneur. » Eckhart: Sermon 21
« Un Dieu » : en tant que Dieu est Un, alors est accomplie la déité de Dieu. Je dis : Dieu ne pourrait jamais engendrer son Fils unique s’il n’était Un. En tant que Dieu est Un, il prend là tout ce qu’il opère en les créatures et en la déité. Je dis plus ; L’unité, Dieu seul l’a. Propriété de Dieu est l’unité ; c’est là que Dieu prend le fait qu’il est Dieu, autrement il ne serait pas Dieu. Tout ce qui est nombre, cela dépend du Un, et le Un ne dépend de rien. Richesse de Dieu et sagesse et vérité sont pleinement Un en Dieu ; ce n’est pas Un, c’est Unité. Tout ce que Dieu a, il l’a dans le Un ; c’est Un en lui. Les maîtres disent que le ciel opère sa révolution de telle sorte qu’il amène toutes choses en Un ; c’est pourquoi il évolue si vite. Dieu a toute plénitude comme Un, et la nature de Dieu en dépend, c’est là la béatitude de l’âme que Dieu soit Un ; c’est sa parure et son honneur. Il dit : « Ami, monte plus haut, ainsi t’adviendra-t-il honneur. » C’est honneur et parure de l’âme que Dieu soit Un. Dieu fait comme s’il n’était Un que pour plaire à l’âme, et comme s’il se parait pour que l’âme s’éprenne uniquement de lui. C’est pourquoi l’homme veut tantôt une chose, tantôt une autre ; tantôt il s’exerce en sagesse, et tantôt en art. Parce qu’elle n’a pas le Un, l’âme ne trouve jamais le repos que tout ne devienne Un en Dieu. Dieu est Un ; c’est là béatitude de l’âme et sa parure et son repos. Un maître dit : Dieu, dans toutes ses oeuvres, vise toutes choses. L’âme est toutes choses. Ce qui en toutes choses au-dessous de l’âme est le plus noble, le plus limpide, le plus élevé, cela Dieu le verse pleinement en elle. Dieu est tout et est Un. Eckhart: Sermon 21
J’ai dit récemment en un lieu : Lorsque Dieu créa toutes les créatures, Dieu n’aurait-il pas auparavant engendré quelque chose qui fût incréé, qui en lui eût porté les images de toutes les créatures – c’est l’étincelle, comme j’ai dit naguère au ( monastère ) des Saints-Macchabées, à supposer que vous n’ayez pas été là en vain -, cette petite étincelle est si apparentée à Dieu qu’elle est un unique Un non séparé, et porte en soi l’image de toutes les créatures, images sans images et images par-delà les images. Eckhart: Sermon 22
Et s’il n’est ni bonté ni être ni vérité ni Un, qu’est-il alors ? Il n’est rien de rien, il n’est ni ceci ni cela. Penses-tu encore quelque chose qu’il serait, cela il ne l’est pas. Où l’âme doit-elle alors prendre vérité ? Ne trouve-t-elle pas vérité là où elle se trouve formée à l’intérieur dans une unité, dans la limpidité première, dans l’impression de l’essentialité limpide – ne trouve-t-elle pas là vérité ? Non, elle ne trouve à saisir aucune vérité, plutôt : de là vient vérité, de là est issue vérité. Eckhart: Sermon 23
En tant que l’homme se déprend, alors il prend ( en lui ) Christ, Dieu, béatitude et sainteté. Et si un jeune garçon disait des choses étranges, on le croirait, et Paul promet de grandes choses, et vous le croyez à peine. Il te promet, si tu te déprends de toi, Dieu et béatitude et sainteté. C’est étonnant : et s’il se trouve que l’homme doive se déprendre de soi, en tant qu’il se déprend de soi il prend ( en lui ) Christ et sainteté et béatitude et est très grand. Le prophète s’étonne de deux choses. La première : ce que Dieu fait avec les étoiles, avec la lune et avec le soleil. Le second étonnement est à propos de l’âme, que Dieu ait fait et fasse de si grandes choses avec elle et pour elle, car il fait pour elle tout ce qui lui est possible ; il fait nombreuses et grandes choses pour elle et est pleinement pris par elle, et cela à cause de la grandeur dans laquelle elle est faite. A quel point elle est faite grande, notez-le ! Je trace une lettre selon le modèle que la lettre a en moi, dans mon âme, et non pas selon mon âme. Il en est ainsi de Dieu. Dieu a fait toutes choses communément selon l’image qu’il a de toutes choses en lui, et non pas selon lui. Certaines, il les a faites particulièrement selon quelque chose qui se tient en dehors de lui, comme bonté, sagesse et ce que l’on dit de Dieu. Mais l’âme, il ne l’a pas faite uniquement selon l’image qui est en lui, ni selon ce qui se tient en dehors de lui, ainsi que l’on parle à son propos ; plutôt : il l’a faite selon lui-même, oui, selon tout ce qu’il est, selon ( sa ) nature, selon ( son ) être et selon son oeuvre fluant à l’extérieur demeurant intérieurement, et selon le fond où il demeure en lui-même, où il engendre son Fils unique, d’où s’épanouit le Saint Esprit : selon cette oeuvre fluant à l’extérieur demeurant intérieurement, Dieu a créé l’âme. Eckhart: Sermon 24
Il est comme naturel à propos de toutes choses, qu’en tout temps les plus élevées fluent dans les inférieures, aussi longtemps que les inférieures sont tournées vers les supérieures ; car les plus élevées ne reçoivent jamais des inférieures, plutôt : ce sont les inférieures qui reçoivent des supérieures. Or puisque Dieu est au-dessus de l’âme, alors Dieu en tout temps flue dans l’âme et ne peut jamais manquer à l’âme. L’âme peut certes lui manquer, mais aussi longtemps que l’homme se maintient ainsi sous Dieu, aussi longtemps il reçoit immédiatement l’influx divin nûment de Dieu., et n’est sous aucune autre chose : ni sous crainte ni sous amour ni sous souffrance ni sous aucune chose que Dieu n’est pas. Maintenant jette-toi pleinement totalement sous Dieu, alors tu reçois l’influx divin pleinement et nûment. Comment l’âme reçoit-elle de Dieu ? L’âme reçoit de Dieu non pas comme quelque chose d’étranger, ainsi que l’air reçoit lumière du soleil : celui-ci reçoit selon une étrangèreté. Mais l’âme reçoit Dieu non pas selon une étrangèreté ni comme ( étant ) au-dessous de Dieu, car ce qui est sous quelque chose d’autre, cela a étrangèreté et éloignement. Les maîtres disent que l’âme reçoit comme une lumière de la lumière, car là il n’est pas d’étranger ni de lointain. Eckhart: Sermon 24
Une chose est dans l’âme où Dieu est nu, et les maîtres disent que cela est sans nom, et que cela n’a pas de nom propre. C’est et cela n’a pourtant pas d’être propre, car ce n’est ni ceci ni cela, ni ici ni là ; car c’est ce que c’est, en un autre et cela en ceci ; car ce que c’est, ce l’est en cela, et cela en ceci ; car cela flue en ceci et ceci en cela, et là, estime-t-il, conformez-vous à Dieu, en béatitude ! car c’est en cela que l’âme prend toute sa vie et ( tout son ) être, et de là qu’elle aspire sa vie et ( son ) être ; car ceci est pleinement en Dieu, et ce qui est autre ( est ) à l’extérieur, et c’est pourquoi l’âme est en tout temps en Dieu selon ceci, à moins qu’elle ne porte ceci à l’extérieur ou s’éteigne en elle( -même ). Eckhart: Sermon 24
Les maîtres disent que la nature humaine n’a rien a faire avec le temps, et qu’elle est pleinement intangible, et bien plus intérieure à l’homme et proche de lui qu’il ne l’est de lui-même. Et c’est pourquoi Dieu assuma la nature humaine et l’unit à sa personne. Là la nature humaine devint Dieu, car il assuma la nature humaine nue et non un homme. C’est pourquoi veux-tu être ce même Christ et être Dieu, éloigne-toi de tout ce que la Parole éternelle n’assuma pas. La Parole éternelle n’assuma pas un homme ; c’est pourquoi éloigne-toi de ce qui est de l’homme en toi et de ce que tu es, et assume-toi selon la nature humaine nue, ainsi es-tu la même chose en la Parole éternelle que ce qu’est la nature humaine en elle ( = en la Parole ). Car ta nature humaine et la sienne n’ont pas de différence : elle est une, car ce qu’elle est en Christ elle l’est en toi. C’est pourquoi j’ai dit à Paris qu’en l’homme juste est accompli ce qu’ont jamais dit ( du Christ ) la sainte Ecriture et le prophète ; car si tu es comme il faut, tout ce qui a été dit dans l’Ancienne et dans la Nouvelle Alliance, tout cela se trouvera accompli en toi. Eckhart: Sermon 24
Comment dois-tu être comme il faut ? C’est à entendre de deux manières, selon la parole du prophète qui dit là : « Dans la plénitude du temps, le Fils fut envoyé. » « Plénitude du temps » est selon deux modes. Une chose est pleine lorsqu’elle est a son terme, comme est plein le jour en son soir. De même, lorsque tout temps se détache de toi, alors le temps est plein. Le second ( mode ) est : lorsque le temps parvient à son terme, c’est-à-dire à l’éternité ; car là tout temps a un terme, car là il n’y a ni avant ni après. Là est présent et nouveau tout ce qui est, et là tu possèdes dans une contemplation présente ce qui jamais advint et jamais doit advenir. Là il n’y a ni avant ni après, tout est là présent ; et dans cette contemplation présente j’ai possédé toutes choses. C’est cela « plénitude du temps », et ainsi je suis comme il faut, ainsi je suis véritablement le Fils unique et Christ. Eckhart: Sermon 24
Or je redis : « Moïse pria Dieu, son Seigneur. » Bien des gens prient Dieu pour tout ce qu’il peut accomplir, mais ils ne veulent pas lui donner tout ce qu’ils peuvent accomplir ; ils veulent partager avec Dieu, et veulent lui donner le plus misérable et ( seulement ) un peu. Mais la première chose que Dieu donne jamais, est de se donner soi-même. Et lorsque tu as Dieu, tu as toutes choses avec Dieu. J’ai dit parfois : Qui a Dieu et toutes choses avec Dieu, celui-là n’a pas plus que celui qui a Dieu seulement. Je dis aussi : Mille anges dans l’éternité ne sont pas plus en nombre que deux ou un, car dans l’éternité il n’est pas nombre, c’est au-dessus de tout nombre. Eckhart: Sermon 25
J’ai dit parfois : Qui cherche Dieu et cherche quelque chose avec Dieu, celui-là ne trouve pas Dieu ; mais qui cherche uniquement Dieu, en vérité, il trouve Dieu, et ne trouve Dieu jamais seulement, car tout ce que Dieu peut offrir, il le trouve avec Dieu. Si tu cherches, et si tu cherches Dieu pour ton propre avantage ou pour ta propre béatitude, en vérité tu ne cherches pas Dieu. C’est pourquoi il dit que les vrais adorateurs adorent le Père, et il le dit à juste titre. Un homme de bien, celui qui lui dirait : « Pourquoi cherches-tu Dieu ? » – « Parce qu’il est Dieu » ; « Pourquoi cherches-tu la vérité ? » – « Parce que c’est la vérité » ; « Pourquoi cherches-tu la justice ? » – « Parce que c’est la justice » : ces gens sont tout à fait comme il faut. Toutes les choses qui sont dans le temps ont un pourquoi. Si tu demandais à un homme : « Pourquoi manges-tu ? » – « Pour avoir de la force » ; « Pourquoi dors-tu ? » – « Pour la même chose » ; et ainsi sont toutes les choses qui sont dans le temps. Mais un homme de bien qui lui demanderait : « Pourquoi aimes-tu Dieu ? » – « Je ne sais pas, pour Dieu » ; « Pourquoi aimes-tu la vérité ? » – « Pour la vérité » ; « Pourquoi aimes-tu la justice ? » – « Pour la justice » ; « Pourquoi aimes-tu la bonté ? » – « Pour la bonté » ; « Pourquoi vis-tu ? » – « Pour de vrai, je ne sais ! J’aime vivre ». Eckhart: Sermon 26
Les maîtres disent que de la part supérieure de l’âme fluent deux puissances. La première se nomme volonté, la seconde intellect, et la perfection de ces puissances tient à la puissance supérieure qui s’appelle intellect, qui jamais ne peut entrer en repos. Elle ne veut pas Dieu en tant qu’il est le Saint Esprit et en tant qu’il est le Fils, et fuit le Fils. Elle ne veut pas non plus Dieu en tant qu’il est Dieu. Pourquoi ? Là il possède un nom, et s’il y avait dix mille dieux elle fait d’autant plus sa percée, elle le veut là où il n’a pas de nom : elle veut quelque chose de plus noble, quelque chose de meilleur que Dieu en tant qu’il a nom. Que veut-elle donc ? Elle ne sait pas : elle le veut en tant qu’il est Père. C’est pourquoi saint Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit. » Elle le veut en tant qu’il est une moelle d’où sourd originairement bonté ; elle le veut en tant qu’il est un noyau d’où flue bonté ; elle le veut en tant qu’il est une racine, une veine dans laquelle sourd originairement bonté, et là il est uniquement Père. Eckhart: Sermon 26
Or Notre Seigneur dit : « Personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils, ni personne le Fils si ce n’est le Père. » En vérité, devons-nous connaître le Père, il nous faut alors être Fils. J’ai parfois dit trois petits mots, prenez-les comme trois fortes noix de muscade et buvez ensuite : en premier lieu, voulons-nous être fils, il nous faut avoir un père, car personne ne peut dire qu’il est fils qu’il n’ait un père ni personne n’est père qu’il n’ait un fils. Le père est-il mort, il dit alors : « Il était mon père ». Le fils est-il mort, il dit alors : « Il était mon fils », car la vie du fils est suspendue au père, et la vie du père est suspendue au fils ; et c’est pourquoi personne ne peut dire : « Je suis fils », qu’il n’ait alors un père, et l’homme es en vérité fils qui opère toute son oeuvre par amour. En second lieu, ce qui par-dessus tout fait de l’homme un fils, c’est égalité. Est-il malade, qu’il soit aussi volontiers malade que bien portant, bien portant que malade. Perd-il son ami – en nom Dieu ! Un oeil lui est-il arraché – en nom Dieu ! – La troisième chose qu’un fils doit avoir, c’est qu’il ne puisse jamais incliner la tête si ce n’est sur son père. Ah, combien noble est la puissance qui se tient au-dessus du temps et qui se tient sans lieu ! Car dans le fait qu’elle se tient au-dessus du temps, elle a enclos en elle tout temps et est tout temps, et si peu que l’on posséderait de ce qui est au-dessus du temps, cet homme serait très vite devenu riche, car ce qui est au-delà de la mer, ce n’est pas plus éloigné de cette puissance que ce qui maintenant est présent. Eckhart: Sermon 26
Or notez le premier petit mot qu’il dit : « C’est là mon commandement. » A ce propos je veux dire un petit mot afin qu’il « demeure auprès de vous ». « C’est là mon commandement que vous aimiez. » Que veut-il dire lorsqu’il dit : « Que vous aimiez » ? Il veut dire un petit mot, notez-le : amour est si limpide, si nu, si détaché en lui-même que les meilleurs maîtres disent que l’amour avec lequel nous aimons est le Saint Esprit. Ils s’en trouva qui voulurent le contredirent. C’est toujours vrai : tout le mouvement par lequel nous nous trouvons mus vers amour, là rien d’autre ne nous meut que le Saint Esprit. Amour en ce qu’il y a de plus limpide, en ce qu’il y a de plus détaché en lui-même, n’est rien d’autre que Dieu. Les maîtres disent que la fin de l’amour, pour laquelle amour opère toute son oeuvre, est bonté, et la bonté est Dieu. Aussi peu mon oeil peut-il parler et ma langue connaître la couleur, aussi peu l’amour peut-il s’incliner à autre chose qu’à bonté et à Dieu. Eckhart: Sermon 27
Or il dit : « Ce que j’ai entendu ». Le parler du Père est son engendrer, l’acte d’entendre du Fils est son se trouver engendré. Or il dit : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père ». Oui, tout ce qu’il a éternellement entendu de son Père, cela il nous l’a révélé et ne nous a rien dissimulé de ce qui est sien. Je dis : Et s’il avait entendu des milliers de fois davantage, il nous l’aurait révélé et ne nous aurait rien dissimulé de ce qui est sien. Ainsi ne devons-nous rien dissimuler à Dieu ; nous devons lui révéler tout ce que nous pouvons offrir. Car si tu gardais quelque chose pour toi-même, dans cette mesure tu perdrais ta béatitude éternelle, car Dieu ne nous a rien dissimulé de ce qui est sien. Cela semble à de certaines gens un discours difficile. A cause de cela personne ne doit désespérer. Plus tu te donnes à Dieu, plus Dieu se donne en retour à toi ; plus tu renonces à toi-même, plus grande est ta béatitude éternelle. Je pensais récemment, tandis que je priais le « Notre Père », que Dieu nous enseigna lui-même : lorsque nous disons : « Que nous vienne ton règne, que ta volonté soit faite ! », là nous prions Dieu toujours qu’il nous enlève à nous-mêmes. Eckhart: Sermon 27
Ces paroles que j’ai dites en latin, on les lit aujourd’hui dans le saint évangile de la fête d’un saint qui s’appelait Barnabé, et l’Ecriture dit communément que c’est un Apôtre, et Notre Seigneur dit : « Je vous ai élus, je vous ai choisis du monde entier, je vous ai mis à part du monde entier et de toutes choses créées, pour que vous alliez et portiez beaucoup de fruit et que ce fruit vous demeure », car il est tout à fait agréable que quelque chose porte du fruit et que ce fruit lui demeure, et à celui-là le fruit lui demeure qui demeure et qui habite dans l’amour. A la fin de cet évangile, Notre Seigneur dit : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai éternellement aimés » ; « et comme mon Père m’a aimé éternellement, ainsi vous ai-je aimés ; gardez mon commandement, ainsi demeurez-vous dans mon amour. » Eckhart: Sermon 28
Tous les commandements de Dieu viennent d’amour et de la bonté de sa nature ; car s’ils ne venaient pas d’amour, ils ne pourraient être alors commandements de Dieu ; car le commandement de Dieu est la bonté de sa nature, et sa nature est sa bonté dans son commandement. Qui maintenant habite dans la bonté de sa nature, celui-là habite dans l’amour de Dieu, et l’amour n’a pas de pourquoi. Aurais-je un ami et l’aimerais-je pour la raison que me viendrait de lui du bien et toute ma volonté, je n’aimerais pas mon ami, mais moi-même. Je dois aimer mon ami pour sa bonté propre et pour sa vertu propre et pour tout ce qu’il est en lui-même : c’est alors que j’aime mon ami comme il faut, lorsque je l’aime ainsi qu’il est dit ci-dessus. Ainsi en est-il de l’homme qui se tient dans l’amour de Dieu, qui ne cherche pas ce qui est sien en Dieu ni en lui-même ni en aucune chose, et qui aime Dieu seulement pour sa bonté propre et pour la bonté de sa nature et pour tout ce qu’il est en lui-même, et c’est là amour juste. Amour de la vertu est une fleur et un ornement et une mère de toute vertu et de toute perfection et de toute béatitude, car il est Dieu, car Dieu est fruit de la vertu, Dieu féconde toutes les vertus et est un fruit de la vertu, et le fruit demeure à l’homme. L’homme qui opérerait en vue d’un fruit et que ce fruit lui demeure, ce lui serait fort agréable ; et s’il y avait un homme qui possédât une vigne ou un champ et les confiât à son serviteur pour qu’il les travaille et pour que le fruit lui demeure, et s’il lui donnait aussi tout ce qui est requis pour cela, ce lui serait fort agréable que le fruit lui demeure sans dépense de sa part. Ainsi est-il fort agréable à l’homme qui habite dans le fruit de la vertu, car celui-là n’a aucune contrariété ni aucun trouble, car il a laissé soi-même et toutes choses. Eckhart: Sermon 28
Or Notre Seigneur dit : « Qui laisse quelque chose pour ma volonté et pour mon nom, à celui-là je veux procurer cent fois plus en retour et donner en sus la vie éternelle. » Mais le laisses-tu pour le centuple et pour la vie éternelle, alors tu n’as rien laissé ; oui, si tu ( le ) laisses pour une récompense cent mille fois ( plus grande ), tu n’as rien laissé : il te faut te laisser toi-même et te laisser tout à fait, alors tu as laissé de façon juste. Un homme vint à moi une fois – il n’y a pas longtemps de cela – et dit qu’il avait laissé de grandes choses en terres, en biens, dans la volonté de conserver son âme. Alors je pensai : Ah, combien peut et quelles petites choses tu as laissées ! C’est un aveuglement et une folie tout le temps que tu prêtes attention à ce que tu as laissé. T’es-tu laissé toi-même, alors tu as laissé. L’homme qui s’est laissé soi-même, celui-là est si limpide que le monde ne peut la souffrir. Eckhart: Sermon 28
Ainsi ai-je dit une fois ici – il n’y a pas longtemps de cela : Qui aime la justice, la justice le fait sien, et ( il ) se trouve saisi par la justice, et il est la justice. J’ai écrit une fois dans mon livre : L’homme juste n’a besoin ni de Dieu ni des créatures, car il est libre ; et plus il est proche de la justice, plus il est la liberté elle-même et plus il est la liberté. Tout ce qui est créé, ce n’est pas libre. Aussi longtemps chose quelconque est au-dessus de moi qui n’est pas Dieu lui-même, cela m’opprime, si petit que ce soit ou quoi que ce soit, et serait-ce même intellect et amour, pour autant qu’ils sont créés et ne sont pas Dieu lui-même, cela m’opprime, car c’est non-libre. L’homme injuste sert la vérité, que ce lui soit joie ou souffrance, et ( il ) sert le monde entier et toutes les créatures et est un serviteur du péché. Eckhart: Sermon 28
Tout ce qui est créé – comme je l’ai dit souvent – en cela il n’est pas de vérité. Il est quelque chose qui est au-dessus de l’être créé de l’âme, que ne touche rien de créé, qui est néant ; même l’ange ne le possède pas, lui qui a un être limpide qui est limpide et ample ; ce qui est sien ne touche pas cela. C’est une parenté de type divin, c’est Un en lui-même, cela n’a rien de commun avec rien. C’est ici qu’achoppent maints grands clercs. C’est une étrangeté et c’est un désert et c’est davantage innomé que cela n’a de nom, et c’est davantage inconnu que cela n’est connu. Si tu pouvais t’anéantir toi-même en un instant, je dis même plus brièvement qu’un instant, alors tu aurais en propre ce que c’est en soi-même. Aussi longtemps que tu prêtes attention à quelque chose, à toi-même ou à aucune chose, tu sais aussi peu ce que Dieu est que ma bouche sait ce qu’est la couleur, et que mon oeil sait ce qu’est le goût : aussi peu sais-tu et t’est connu ce que Dieu est. Eckhart: Sermon 28
Or Platon parle, le grand clerc, il se met en devoir de parler de grandes choses. Il parle d’une limpidité qui n’est pas dans le monde ; elle n’est pas dans le monde ni hors du monde, ce n’est ni dans le temps ni dans l’éternité, cela n’a extérieur ni intérieur. C’est de là que Dieu, le Père éternel, exprime la plénitude et l’abîme de toute sa déité. Cela il l’engendre ici dans son Fils unique, et pour que nous soyions le même Fils, et son engendrer est son demeurer à l’intérieur, et son demeurer à l’intérieur est son engendrer à l’extérieur. Tout cela demeure le Un qui sourd en lui-même. Ego, le mot « je », n’est propre à personne qu’à Dieu seul dans son unité. Vos, le mot qui veut dire la même chose que « vous », ( signifie ) que vous êtes Un dans l’unité, c’est-à-dire : les mots ego et vos, « je » et « vous », voilà qui vise l’unité. Eckhart: Sermon 28
Or certains hommes disent : « Si je possède Dieu et l’amour de Dieu, alors je peux bien faire ce que je veux ». Ces mots ils ne les entendent pas de façon juste. Aussi longtemps que tu peux chose quelconque qui est contre Dieu et contre son commandement, alors tu n’as pas l’amour de Dieu ; tu peux bien tromper le monde, comme si tu l’avais. L’homme qui se tient dans la volonté de Dieu et dans l’amour de Dieu, lui sont agréables à faire toutes choses qui sont chères à Dieu et à laisser toutes choses qui sont contre Dieu ; et il lui est aussi impossible de laisser chose aucune que Dieu veut avoir opérée que de faire chose aucune qui est contre Dieu ; exactement comme à celui dont les jambes seraient liées, à cet homme il serait impossible de marcher, comme il serait impossible à l’homme qui est dans la volonté de Dieu de se livrer à aucun vice. Quelqu’un disait : Dieu aurait-il ordonné de se livrer au vice et d’éviter la vertu, je ne voudrais pourtant pas me livrer au vice. Car personne n’aime la vertu que celui qui est lui-même la vertu. L’homme qui a laissé soi-même et toutes choses, qui ne recherche pas ce qui est sien en chose aucune et opère toute son oeuvre sans pourquoi et par amour, cet homme est mort au monde entier et vit en Dieu et Dieu en lui. Eckhart: Sermon 29
Or certaines gens disent : « Vous nous tenez de beaux discours, et nous n’en percevons rien. » Je déplore la même chose. Cet être est si noble et si commun que, pour l’acheter, tu n’as pas besoin d’un haller ni d’un demi-pfennig. Aie seulement une intention juste et une volonté libre, alors tu l’as. L’homme qui a ainsi laissé toutes choses en ce qu’elles ont de plus bas et là où elles sont mortelles, celui-là les retrouve en Dieu où elles sont vérité. Tout ce qui ici-bas est mort, cela est vivant là-bas, et tout ce qui ici-bas est grossier, cela est là-bas esprit en Dieu. De la même manière que lorsque l’on verse de l’eau pure dans un récipient pur qui serait pleinement limpide et pur, et qu’on la laisserait en repos, et qu’alors un homme pencherait dessus son visage, il le verrait au fond tel qu’il serait en lui-même. Cela vient de ce que l’eau est limpide et pure et calme. Ainsi en est-il de tous les hommes qui se tiennent en liberté et en unité en eux-mêmes ; et s’ils accueillent Dieu dans la paix et dans le repos, ils doivent alors l’accueillir aussi dans l’agitation et dans l’inquiétude, il ( = cet homme ) est alors pleinement comme il faut ; plus : s’ils accueillent moins dans l’agitation et dans l’inquiétude que dans le repos et dans la paix, alors ( cet homme ) n’est pas comme il faut. Saint Augustin dit : Celui que le jour indispose et auquel le temps est long, qu’il se tourne vers Dieu là où il n’est aucune longueur ( de temps ), là où toutes choses sont intérieurement en repos. Qui aime la justice, celui-là se trouve saisi par la justice, et il devient la justice. Eckhart: Sermon 29
Or Notre Seigneur dit : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés amis, car le serviteur ne sait pas ce que son maître veut. » Mon ami lui aussi pourrait savoir quelque chose que je ne saurais pas, s’il ne voulait pas me le révéler. Mais Notre Seigneur dit : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Je m’étonne maintenant de certains clercs, qui sont certes instruits et veulent être de grands clercs, de ce qu’ils se laissent si vite satisfaire et se laissent tromper, et interprètent la parole que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » – de ce qu’ils veulent entendre ainsi et disent donc qu’il nous a révélé sur le chemin autant qu’il nous était nécessaire pour notre béatitude éternelle. Je ne tiens pas que cela soit à comprendre ainsi, car cela n’est d’aucune vérité. Pourquoi Dieu était-il devenu homme ? Pour la raison que je me trouve engendré comme ce même Dieu. La raison pour laquelle Dieu est mort, c’est que je meurs au monde entier et à toutes choses créées. On doit donc comprendre le mot que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Qu’est-ce que le Fils entend de son Père ? Le Père ne peut rien qu’engendrer, le Fils ne peut rien que se trouver engendré. Tout ce que le Père a et ce qu’il est, l’abyssalité de l’être divin et de la nature divine, cela il l’engendre pleinement dans son Fils unique. C’est cela que le Fils entend de son Père, cela qu’il nous a révélé, que nous sommes le même Fils. Tout ce qu’a le Fils, il l’a de son Père, être et nature, afin que nous soyions le même Fils unique. Personne n’a le Saint Esprit qu’il ne soit le Fils unique. Le Père et le Fils spirent le Saint Esprit, là où le Saint Esprit se trouve spiré, car cela est essentiel et spirituel. Tu peux certes recevoir le don du Saint Esprit ou la ressemblance du Saint Esprit, mais cela ne demeure pas pour toi, c’est instable. De la même manière qu’un homme devient rouge de honte et ( à nouveau ) blême, c’est là pour lui un hasard et cela lui passe. Mais l’homme qui par nature est rouge et beau le demeure toujours. Ainsi en est-il de l’homme qui est le Fils unique : pour lui le Saint Esprit demeure de façon essentielle. C’est pourquoi il est écrit dans le Livre de la Sagesse : « Je t’ai engendré aujourd’hui » dans le reflet de ma lumière éternelle, dans la plénitude et « dans la clarté de tous les saints ». Il engendre dans le maintenant et l’aujourd’hui. Là est le berceau dans la déité, là ils se trouvent « baptisés dans le Saint Esprit » – c’est là « la promesse que le Père leur a faite » – « après ces jours qui sont peu nombreux ou ( plutôt ) rares » – c’est-à-dire « plénitude de la déité », là où il n’est ni jour ni nuit ; là m’est aussi proche ce qui est au-delà de mille lieux que l’endroit où je me tiens maintenant ; là est plénitude et abondance de toute déité, là est une unité. Aussi longtemps que l’âme perçoit une différence quelconque, elle n’est pas comme il faut ; aussi longtemps que quelque chose sort ou pénètre, il n’y a pas là une unité. Marie-Madeleine cherchait Notre Seigneur dans le tombeau et cherchait un mort et trouva deux anges vivants ; elle n’en fut pas consolée. Alors les anges dirent : « Qu’est-ce qui te trouble ? Que cherches-tu ? Un mort, et tu trouves deux vivants. » Alors elle dit : « C’est bien là ma désolation que d’en trouver deux, alors que je n’en cherche qu’un. » Eckhart: Sermon 29
Aussi longtemps que dans l’âme peut jeter un regard une différence quelconque d’aucunes choses créées, ce lui est une désolation. Je dis comme j’ai dit souvent : Là où l’âme a son être créé naturel, là il n’est pas de vérité. Je dis que quelque chose est au-dessus de la nature créée de l’âme. Et certains clercs n’entendent rien de ce qu’il y a quelque chose qui est tellement apparenté à Dieu et tellement Un. Cela n’a rien de commun avec rien. Tout ce qui est créé ou créable, c’est néant, alors que pour ceci est lointain et étranger tout créé et toute créabilité. C’est un Un en lui-même qui en dehors de lui-même n’accueille rien. Eckhart: Sermon 29