J’ai dit aussi en outre qu’il est une puissance dans l’âme que ne touchent temps ni chair ; elle flue hors de l’esprit et demeure dans l’esprit et est en toute manière spirituelle. Dans cette puissance Dieu toujours verdoie et fleurit dans toute la félicité et dans toute la gloire qu’il est en lui-même. Là est telle félicité du coeur et si inconcevablement grande félicité que personne ne peut le dire de façon plénière. Car le Père éternel engendre son Fils éternel sans relâche, de sorte que cette puissance co-engendre le Fils du Père et soi-même comme le même Fils dans l’unique puissance du Père. Un homme aurait-il tout un royaume et tous les biens de la terre et les abandonnerait-il simplement en vue de Dieu et deviendrait-il l’un des hommes les plus pauvres qui aient jamais vécu sur terre, et Dieu lui donnerait-il alors autant à souffrir qu’il le donna jamais à un homme, et souffrirait-il tout cela jusqu’à sa mort, et Dieu lui donnerait-il alors une seule fois de contempler d’un regard la façon dont il est dans cette puissance : sa félicité serait si grande que toute cette peine et pauvreté serait encore trop minime. Oui, même si après cela Dieu ne lui donnait jamais le royaume du ciel, il aurait pourtant reçu un salaire par trop grand par rapport à tout ce qu’il aurait jamais enduré ; car Dieu est dans cette puissance comme dans l’instant éternel. L’esprit serait-il en tout temps uni à Dieu dans cette puissance que l’homme ne pourrait vieillir ; car l’instant où Dieu créa le premier homme et l’instant où le dernier homme doit disparaître et l’instant où je parle sont égaux en Dieu et ne sont rien qu’un instant. Voyez maintenant, cet homme habite dans une seule lumière avec Dieu ; c’est pourquoi ne sont en lui ni peine ni succession, mais une égale éternité. Cet homme est délivré en vérité de tout étonnement, et toutes choses se trouvent en lui de façon essentielle. C’est pourquoi il ne reçoit rien de nouveau des choses à venir ni d’aucun hasard, car il habite dans un instant en tout temps nouveau sans relâche. Telle est la souveraineté divine dans cette puissance. Eckhart: Sermon 2
Le Père engendre son Fils dans l’éternité, à lui-même égal. « La Parole était auprès de Dieu, et Dieu était la Parole » : elle était la même chose dans la même nature. Je dis plus encore : Il l’a engendré dans mon âme. Non seulement elle ( = l’âme ) est près de lui et lui près d’elle ( comme ) égale, mais il est dans elle, et le Père engendre son Fils dans l’âme selon le même mode selon lequel il l’engendre dans l’éternité, et pas autrement. Il lui faut le faire, que cela lui soit agréable ou pénible. Le Père engendre son Fils sans relâche, et je dis plus : Il m’engendre ( comme ) son Fils et le même Fils. Je dis plus : Il m’engendre non seulement ( comme ) son Fils, plutôt : il m’engendre ( comme ) soi, et soi ( comme ) moi, et moi ( comme ) son être et sa nature. Dans la source la plus intime, je sourds dans le Saint Esprit, là est une vie et un être et une oeuvre. Tout ce que Dieu opère, cela est Un ; c’est pourquoi il m’engendre ( comme ) son Fils, sans aucune différence. Mon père selon la chair n’est pas mon père à proprement parler, mais ( seulement ) en une petite part de sa nature, et je suis séparé de lui ; il peut être mort et moi vivre. C’est pourquoi le Père céleste est pour de vrai mon père, car je suis son Fils, et j’ai de lui tout ce que j’ai, et je suis le même Fils et non un autre. Car le Père opère une ( seule ) oeuvre, c’est pourquoi il m’opère ( comme ) son Fils unique, sans aucune différence. Eckhart: Sermon 6
Jérusalem veut dire une hauteur, comme je l’ai dit au Mariengarten : Ce qui est en haut, on lui dit : Descends. Ce qui est en bas, on lui dit : Monte. Si tu es en bas et si j’étais au-dessus de toi il me faudrait m’abaisser vers toi. Ainsi fait Dieu ; si tu t’humilies, alors Dieu s’abaisse d’en haut et vient vers toi. La terre est ce qu’il y a de plus éloigné du ciel, et ( elle ) s’est recroquevillée dans un recoin et a honte et voudrait échapper au beau ciel, d’un recoin vers l’autre. Quel sera donc son point d’arrêt ? Echappe-t-elle vers le bas, elle parvient au ciel ; échappe-t-elle vers le haut, elle ne peut pourtant lui échapper. Il la pourchasse dans un recoin, et imprime sa force en elle et la rend féconde. Pourquoi ? Ce qui est le plus élevé flue dans ce qui est le plus bas. Une étoile est au-dessus du soleil ; c’est l’étoile la plus élevée ; elle est plus noble que le soleil ; elle flue dans le soleil et illumine le soleil, et toute la lumière qu’a le soleil, il l’a de cette étoile. Que veut dire que le soleil ne brille pas aussi bien de nuit que de jour. Cela veut dire que le soleil, en sa toute solitude, n’est pas assez puissant à partir de lui-même, qu’il est quelque déficience dans le soleil, ce que pouvez voir en ce qu’il est sombre en une de ses extrémités et, pendant la nuit, la lune et les étoiles prennent de lui leur lumière et la portent ailleurs ; alors il brille ailleurs, dans un autre pays. Cette étoile flue non pas seulement dans le soleil, mais elle flue à travers le soleil et à travers toutes les étoiles, et flue dans la terre et la rend féconde. Il en est tout ainsi de l’homme vraiment humble, qui a rejeté au-dessous de soi toutes créatures et se soumet à Dieu ; Dieu de par sa bonté ne manque pas de s’épancher pleinement en cet homme ; il se trouve contraint de le faire de toute nécessité. Veux-tu être en haut et être élevé, il te faut être alors en bas, loin du flux du sang et de la chair, car une racine de tous péchés et de toutes souillures est la superbe cachée, dissimulée, d’où ne proviennent que souffrance et douleur. C’est ainsi que l’humilité est une racine de tout bien, et là-dessus ce qui suit. Eckhart: Sermon 14
Saint Jean dit : « Ceux qui le reçurent, à ceux-là il donna pouvoir de devenir fils de Dieu. Ceux qui sont fils de Dieu, ceux-là ne sont pas ( nés ) de la chair et du sang ; ils sont nés de Dieu », non pas hors ( de lui ) mais en ( lui ). Notre aimable Dame dit : « Comment cela peut-il être que je devienne Mère de Dieu ? Alors l’ange dit : le Saint Esprit doit venir en toi d’en haut. » David dit : « Aujourd’hui je t’ai engendré. » Qu’est-ce qu’aujourd’hui ? Eternité. Je me suis éternellement engendré ( comme ) toi et toi ( comme ) moi. Néanmoins, il ne suffit pas à l’homme noble humble d’être le fils unique engendré, que le Père a éternellement engendré, il veut encore être Père et entrer dans la même égalité de la paternité éternelle, et engendrer celui dont je suis éternellement engendré, ainsi que je l’ai dit au Mariengarten ; c’est là que Dieu en vient à ce qui lui est propre. Approprie-toi à Dieu, ainsi Dieu est-il ton propre, comme il est le propre de soi-même. Ce qui se trouve engendré en moi, cela demeure ; Dieu ne se sépare jamais de l’homme où que l’homme se tourne. L’homme peut se détourner de Dieu ; aussi loin de Dieu que l’homme aille, Dieu se tient ( là ) et l’attend et le prévient avant qu’il ne le sache. Veux-tu que Dieu soit ton propre, tu doit alors être son propre, comme ( le sont ) ma langue ou ma main, en sorte que je puis faire de lui ce que je veux. Aussi peu puis-je agir sans lui, aussi peu peut-il opérer quelque chose sans moi. Veux-tu donc que Dieu soit ainsi ton propre, fais-toi son propre, et ne garde rien que lui dans ta visée ; alors il est un commencement et une fin de tout ton opérer, de même que sa déité tient en ce qu’il est Dieu. L’homme qui ainsi en toutes ses oeuvres ne vise et n’aime rien que Dieu, à celui-là Dieu donne sa déité. Tout ce que l’homme opère, ( Dieu l’opère ), car mon humilité donne à Dieu sa déité. « La lumière luit dans les ténèbres, et la lumière, les ténèbres ne l’ont pas saisie » ; cela veut dire que Dieu n’est pas seulement un commencement de toutes nos oeuvres et de notre être, il est aussi une fin et un repos de tout être. Eckhart: Sermon 14
Nos maîtres disent : Qu’est-ce qui loue Dieu ? Le fait l’égalité. Ainsi tout ce qui est égal à Dieu de ce qui est dans l’âme, cela loue Dieu ; lorsque quelque chose est inégal à Dieu, cela ne le loue pas ; comme une image loue son maître qui en lui a imprimé tout l’art qu’il a dans son coeur et qu’il l’a même faite égale à lui. L’égalité de l’image loue son maître sans parole. Ce que l’on peut louer avec des paroles ou prier avec la bouche, cela est une petite chose. Car Notre Seigneur dit une fois : « Vous priez, mais vous ne savez pas ce que vous priez. Viendront de vrais orants, ils adoreront mon Père en esprit et en vérité. » Qu’est-ce que la prière ? Denys dit : Une élévation intellectuelle vers Dieu, voilà qui est prière. Un païen dit : Là où est esprit et unité et éternité, c’est là que Dieu veut opérer. Là ou chair est contre esprit, là où dispersion est contre unité, là où temps est contre éternité, là Dieu n’opère pas ; il ne peut rien en faire. Plus : tout plaisir et satisfaction et joie et bien-être que l’on peut avoir ici-bas, il faut que tout cela disparaisse. Qui veut louer Dieu, il lui faut être sain et être rassemblé et être un esprit et nulle part être au dehors, plutôt : ( il lui faut être ) emporté vers le haut tout égal dans l’éternelle éternité et par delà toutes choses. Je ne vise pas ( seulement ) toutes les créatures qui sont créées, plutôt : tout ce qui serait en son pouvoir, s’il le voulait, l’âme doit le dépasser. Aussi longtemps quelque chose est au-dessus de l’âme et aussi longtemps quelque chose est devant Dieu qui n’est pas Dieu, elle ne vient pas dans le fond « dans la longueur des jours ». Eckhart: Sermon 19
Saint Luc nous écrit dans son évangile : « Un homme avait préparé un repas ou un festin du soir. » Qui l’a préparé ? Un homme. Que veut dire le fait qu’il le nomme un repas du soir ? Un maître dit que cela veut dire un grand un amour, car Dieu n’y convie personne, à moins qu’il ne soit familier de Dieu. En second lieu, il veut dire combien limpides doivent être ceux qui bénéficient de ce repas du soir. Or soir jamais ne se trouve que n’ait été auparavant un jour entier. N’y aurait-il pas de soleil qu’il n’y aurait jamais de jour. Dès que le soleil se lève, c’est la lumière du matin ; après quoi il luit de plus en plus jusqu’à ce que vienne le midi. Ainsi de la même manière la lumière divine se lève-t-elle dans l’âme pour de plus en plus illuminer les puissances de l’âme, jusqu’à ce que vienne un midi. En aucune manière il n’y aura jamais de jour spirituel dans l’âme qu’elle n’ait reçu une lumière divine. En troisième lieu il veut dire : Qui doit prendre dignement ce repas du soir, celui-là doit venir le soir. Lorsque la lumière de ce monde décline, c’est le soir. Or David dit : « Il monte dans le soir, et son nom est le Seigneur. » Ainsi Jacob, quand ce fut le soir, se coucha et s’endormit. Cela veut dire repos de l’âme. En quatrième lieu, cela veut dire aussi, comme dit saint Grégoire, qu’après le repas du soir il ne vient pas d’autre nourriture. A qui Dieu donne cette nourriture, elle est si douce et si succulente que celui-là ne peut jamais plus apprécier aucune autre nourriture. Saint Augustin dit : Dieu est de telle venue que celui qui le comprend, celui-là ne peut plus jamais trouver de repos en rien. Saint Augustin dit : Seigneur, si tu te dérobes à nous, donne-nous un autre toi, ou bien nous n’aurons jamais de repos ; nous ne voulons rien d’autre que toi. Or un saint dit d’une âme aimant Dieu qu’elle l’ensorcelle pleinement, en sorte qu’il ne peut lui refuser tout ce qu’il est. Il se déroba sous un mode et se donna sous un autre mode : il se déroba Dieu et homme, et se donna Dieu et homme comme un autre soi dans un réceptacle caché. Quelque chose de très saint, on ne le laisse pas volontiers toucher ni voir nu. C’est pourquoi il s’est revêtu du vêtement de la figure du pain, tout ainsi que la nourriture corporelle se trouve transformée par mon âme, en sorte qu’il n’est recoin dans ma nature qui en cela ne se troue uni. Car il est une puissance dans la nature qui sépare le plus grossier et le jette dehors, et elle porte le plus noble vers le haut, de sorte qu’il n’est nulle part ne fût-ce qu’une pointe d’aiguille qui n’y soit unie. Ce que j’ai mangé il y a quinze jours, c’est aussi un avec mon âme que ce que j’ai reçu dans le corps de ma mère. Il en est ainsi de celui qui reçoit limpidement cette nourriture : il devient aussi vraiment un avec elle que chair et sang sont un avec mon âme. Eckhart: Sermon 20a
Le bien le plus grand que Dieu ait jamais fait à l’homme, ce fut qu’il devint homme. Ici je raconterai une histoire qui convient bien à cela. Il y avait un homme riche et une femme riche. Un accident arriva à la femme qui fit qu’elle perdit un oeil ; elle en fut fort affligée. Alors l’homme vint à elle et dit : « Dame, pourquoi êtes-vous si affligée ? Vous ne devez pas vous affliger de ce que vous avez perdu un oeil. » Alors elle dit : « Seigneur, je ne m’afflige pas de ce que j’ai perdu un oeil ; je m’afflige de ce qu’il me semble que vous m’en aimerez moins. » Alors il dit : « Dame, je vous aime. » Peu de temps après, il s’arracha lui-même un oeil et vint trouver la femme et dit : « Dame, pour que vous croyiez que je vous aime, je me suis fait égal à vous ; moi aussi je n’ai qu’un oeil. » Ainsi de l’homme, il put à peine croire que Dieu l’a en si grand amour jusqu’au jour où Dieu s’arracha lui-même un oeil et revêtit la nature humaine. C’est ce que veut dire « est devenu chair ». Notre Dame dit : « Comment cela adviendra-t-il ? » Alors l’ange dit : « Le Saint Esprit descendra en toi d’en haut », du trône le plus élevé, du Père de la lumière éternelle. Eckhart: Sermon 22