Cependant, un vif sentiment de componction me remuait intérieurement. Il se traduisit bientôt par de profonds soupirs : «Toutes les pensées, dis-je, que vous avez développées avec tant d’éloquence, ajoutent encore au découragement dont j’avais à souffrir. Outre les captivités de l’âme qui sont communes à tous, et les distractions qui battent du dehors les esprits encore faibles, je trouve un obstacle particulier à mon salut dans la médiocre connaissance que je parais avoir de la littérature. Zèle du pédagogue, ou application de l’élève, je m’en suis imprégné jusqu’au fond. Avec un esprit de la sorte infecté des oeuvres des poètes, les fables frivoles, les histoires grossières dont je fus imbu dès ma petite enfance et mes premiers débuts dans les études, m’occupent même à l’heure de la prière. Je psalmodie, on j’implore le pardon de mes péchés; et voici que le souvenir effronté des poèmes jadis appris me traverse l’esprit, l’image des héros et de leurs combats semble flotter devant mes yeux. Tandis que ces fantômes se jouent de moi, mon âme n’est plus libre, d’aspirer à la contemplation des choses célestes. Cependant, les larmes que je répands chaque jour ne réussissent pas à les chasser. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
En vérité, n’est-ce pas se rendre coupable, je ne dis pas seulement d’une faute légère, mais d’une impiété grave, si, tandis que l’on répand sa prière devant Dieu, on s’écarte de sa Présence, comme on ferait d’un aveugle et d’un sourd, pour suivre la vanité d’une folle pensée ? Mais ceux qui couvrent les yeux de leur coeur du voile épais des vices, et, selon la parole du Sauveur, en voyant ne voient pas, en entendant n’entendent ni ne comprennent (Mt 13,13), à peine aperçoivent-ils, dans les profondeurs de leur conscience, les péchés mortels : comment auraient-ils le pur regard qu’il faut pour discerner l’apparition insensible des pensées, ou les mouvements fugitifs et cachés de la concupiscence, qui blessent l’âme d’une pointe légère et subtile, ou les distractions qui les retiennent captifs ? Errant sur tous objets au gré d’une imagination sans retenue, ils n’ont pas l’idée de s’affliger, lorsqu’ils sont arrachés de la divine contemplation, qui est quelque chose d’infiniment simple. Mais quoi ? ils n’ont rien dont ils puissent déplorer la perte ! Ouvrant leur âme toute grande au flot envahissant des pensées, ils n’ont point, en effet, de but fixe auquel ils se tiennent sur toutes choses, et vers lequel ils fassent converger tous leurs désirs. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
C’est ainsi que les saints mettent en mépris toute la substance de ce monde. Mais il est impossible qu’ils ne soient emportés jusqu’à elle, du moins par de brèves distractions; et nul parmi les hommes, notre Seigneur et Sauveur excepté, n’a pu contenir dans la contemplation divine la naturelle mobilité de son âme, au point de ne s’en laisser détacher et de ne pécher jamais par l’affection d’une chose créée. L’Écriture dit en effet : Les astres eux-mêmes ne sont pas purs devant Lui (Jb 25,5); et de nouveau : Il ne se fie pas à ses saints, et dans ses anges Il trouve des défauts, ou, selon une version plus exacte : Parmi ses saints eux-mêmes, nul n’est immuable, et les cieux ne sont pas purs devant sa Face (Ibid., 15,15). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Déchoir, par le poids victorieux des pensées terrestres, des hauteurs sublimes de la contemplation; passer, contre sa volonté, et qui plus est à son insu, sous la loi du péché et de la mort; se voir détourner de la divine Présence, pour ne rien dire des autres causes de distractions, par les oeuvres énumérées plus haut, bonnes et justes à la vérité, terrestres néanmoins : voilà donc qui est pour les saints d’une expérience quotidienne. Certes, ils ont sujet de pousser des gémissements continuels vers le Seigneur; ils ont sujet de se proclamer pécheurs, non pas seulement de bouche, mais aussi de coeur, avec les sentiments d’une vraie humilité et componction; ils ont sujet de répandre sans cesse de vraies larmes de pénitence, en implorant le pardon des fautes où les entraîne chaque jour la fragilité de la chair. Aussi bien, c’est pour jusqu’au dernier instant de leur vie qu’ils se voient la proie des agitations qui leur sont une perpétuelle et cuisante douleur, hors d’état d’offrir leurs supplications elles-mêmes sans mélange d’inquiétude. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Conscients désormais de l’inanité des forces humaines, pour atteindre, malgré le fardeau de la chair, à la fin désirée, de leur impuissance à s’unir selon le désir de leur coeur au Bien incomparable et souverain; des distractions qui les mènent captifs vers les choses de ce monde, loin de la contemplation divine : ils recourent à la Grâce de Dieu, qui justifie les impies (Rm 4,5), et protestent avec l’Apôtre : Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? La Grâce de Dieu par notre Seigneur Jésus Christ. Ils sentent, en effet, qu’ils ne peuvent accomplir le bien qu’ils veulent; mais qu’ils tombent sans cesse dans le mal qu’ils ne veulent pas, qu’ils détestent, je veux dire dans l’agitation des pensées ou le souci des choses temporelles. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
On peut même raisonnablement penser qu’il a voulu mettre un accent particulier, une sorte d’emphase dans sa manière de dire : Ainsi donc, moi-même, comme pour signifier : Moi que vous connaissez pour un Apôtre du Christ, que vous révérez en tout honneur et respect, que vous croyez si grand et si parfait, moi qui suis le porte-parole du Christ, je confesse que, servant la Loi de Dieu par l’esprit, je sers la loi du péché par la chair. Les distractions inhérentes à l’humaine condition, me forcent à descendre souvent du ciel sur la terre; et, des hauteurs où il aime a planer, mon esprit s’abîme au souci des choses basses et vulgaires. Loi du péché, qui, je le sens, me fait captif à tout moment : et, bien que mes désirs persévèrent dans leur direction immuable vers Dieu, je me vois impuissant à m’évader de cette captivité violente, à moins d’un incessant recours à la Grâce du Sauveur. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Aussi, le grand sage que fut l’Ecclésiaste, prononce-t-il, sans faire nulle exception : Il n’y a point de juste sur la terre qui fasse le bien, sans jamais pécher (Eccl 7,21). Il ne s’est jamais trouvé, il ne se trouvera jamais personne sur cette terre, d’une sainteté, diligence et application telles, qu’il puisse adhérer constamment au bien véritable, et n’ait à constater chaque jour, avec ses distractions, sa culpabilité. Cependant, tout en prononçant qu’il n’est pas sans péché, l’Écriture ne nie pas qu’il ne soit juste. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Morale : Mieux vaut pour nous poursuivre sans relâche le gain modeste que nous faisons dans notre solitude. Les soins du siècle, les embarras du monde, l’élèvement de la vanité ne le rongent point; le souci du pain quotidien n’en diminue rien. Et l’adage en est vrai : Mieux vaut le peu du juste que les grandes richesses des pécheurs (Ps 36,16). Affecter des profits plus considérables ! Mais, à supposer que nous les obtenions par des conversions multipliées, la vie que l’on mène dans le monde et les distractions journalières auraient tôt fait de le dissiper. Selon la parole de Salomon : Une poignée vaut mieux avec du repos, que plein les deux mains avec le labeur et la présomption d’esprit (Ec 4,6). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM