C’est dans ce sens qu’il faut prendre mes paroles. Je n’entends pas dire que la considération des peines éternelles ou de la bienheureuse rétribution promise aux saints, ne soit de nulle valeur. Elle est utile, au contraire, puisqu’elle introduit ceux qui s’y donnent dans les premiers degrés de la béatitude. Mais la charité rayonne d’une confiance plus pleine et déjà de la joie sans fin. S’emparant d’eux à son tour, elle les fera passer de la crainte servile et de l’espérance mercenaire à la dilection de Dieu et à l’adoption des fils. Si l’on peut ainsi parler, de parfaits qu’ils étaient, elles les rendra plus parfaits encore. «Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père,» (Jn 14,2) dit le Sauveur. Tous les astres brillent au ciel; toutefois, entre l’éclat du soleil, de la lune, de Vénus et des autres étoiles, il y a bien de la distance. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON
Celle-ci ne vient pas de la frayeur du châtiment ni du désir de la récompense; elle naît de la grandeur même de l’amour. C’est ce mélange de respect et d’affection attentive qu’un fils a pour un père plein d’indulgence, le frère pour son frère, l’ami pour son ami, l’épouse pour son époux. Elle n’appréhende ni coups ni reproches; ce qu’elle redoute, c’est de blesser l’amour de la blessure même la plus légère. En tout acte, jusqu’en toute parole, on la voit interdite de tendresse, dans l’effroi que la ferveur de la dilection ne se refroidisse à son égard si peu que ce soit. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON
Ainsi, la distance est considérable entre la crainte à quoi rien ne manque, trésor de la sagesse et de la science, et la crainte imparfaite. Celle-ci n’est que «le commencement de la sagesse», (Ps 110,10) et, supposant un châtiment, se voit bannir du coeur des parfaits, lorsque survient la plénitude de la charité : car «il n’y a point de crainte dans l’amour, mais l’amour parfait bannit la crainte.» (1 Jn 4,18). De fait, si le commencement de la sagesse est dans la crainte, où sera sa perfection, si ce n’est dans la charité du Christ, laquelle comprend en soi la crainte de dilection parfaite, et mérite pour ce fait d’être appelée, non plus le commencement, mais le trésor de la sagesse et de la science ? Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON
Écoutez encore le bienheureux Apôtre. Il a dépassé jadis, par la vertu de la charité divine, ce degré de la crainte servile. Et maintenant, il proclame, avec une sorte de mépris pour cette vertu inférieure, qu’il a été enrichi de dons plus magnifiques : «Ce n’est pas un esprit de crainte que Dieu nous a donné, mais un Esprit de force, d’amour et de modération.» (2 Tim 1,7). Puis, il exhorte ceux qui brûlent pour le Père céleste de la dilection parfaite, et que l’adoption divine d’esclaves a rendus fils : «Vous n’avez pas reçu un Esprit de servitude, pour être encore dans la crainte; mais vous avez reçu un Esprit d’adoption, en qui nous crions : Abba ! Père !» (Rom 8,15). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON
Puis, ayant comparé Jérusalem à l’épouse adultère qui abandonne son mari, il se compare lui-même fort justement, dans son amour et sa persévérante bonté, à l’homme que sa passion fait mourir. Oui, la tendresse et la dilection dont il fait preuve sans cesse à l’égard du genre humain ne se pouvaient exprimer plus heureusement que par cet exemple. Comme il se laisse peu vaincre à nos injures ! On ne le voit pas, pour elles, abandonner le soin de notre salut ni revenir de son premier dessein, obligé en quelque sorte de reculer devant nos iniquités. Ainsi l’homme éperdument épris. Plus il se sent accablé de dédains et de mépris, plus véhément est le feu de la passion qui le brûle. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Parmi toutes les différentes amitiés, il ne s’en trouve qu’une sorte qui soit indissoluble : c’est celle qui a pour principe, non la faveur qu’une recommandation concilie, ni la grandeur des services ou des bienfaits reçus, ni quelque contrat, oui l’irrésistible poussée de la nature, mais la seule ressemblance de la vertu. C’est là, dis-je, l’amitié qu’aucun accident ne rompt, que la distance ou le temps ne peuvent désunir, ne peuvent effacer, bien plus, que la mort elle-même ne réussit point à briser. C’est là la vraie et indissoluble dilection, qui croît avec la perfection et la vertu des deux amis, et dont le noeud, une fois formé, n’est rompu, ni par la diversité des désirs ni par la lutte des volontés contraires. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
C’est pourquoi, comme je l’ai dit, le noeud d’une amitié fidèle et indissoluble ne se forme que là où règne la parité de vertu. Car, «c’est le Seigneur qui fait habiter dans une même maison ceux qui ont un même esprit.» (Ps 132,1). La dilection ne peut persévérer sans rupture qu’entre ceux qui ont même propos, même volonté, et s’accordent également pour le oui et non. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Si l’on tient fermement ces principes, il est impossible de ressentir soi-même ou de causer chez les autres l’amertume de la colère et de la discorde. Viennent-ils, au contraire, à être négligés, l’ennemi de la charité versera insensiblement dans le coeur des amis le poison de la tristesse. Dispute sur dispute, la dilection, par une suite nécessaire, se refroidira peu à peu; tant qu’enfin la rupture se fasse complète entre des coeurs dès longtemps ulcérés. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
S’il ne faut rien préférer à l’amour, rien, à l’encontre, n’est à regarder comme un plus grand mal que la fureur et la colère. On doit tout sacrifier, de quelque utilité qu’il paraisse, pour éviter le trouble de cette passion; et tout embrasser, tout supporter, même ce qui passe pour adversité, afin de garder inviolable la tranquillité de la dilection et de la paix : bien convaincu qu’il n’est rien de plus pernicieux que la colère et la tristesse, rien de plus profitable que l’amour. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Nous lisons que Jean l’évangéliste fut l’objet d’une semblable préférence : rien de plus clair que les paroles qui le désignent comme «le disciple que Jésus aimait.» (Jn 13,23). Certes, le Seigneur enveloppait également les onze autres, qu’il avait choisis aussi bien que lui, d’une véritable prédilection. Il l’atteste Lui-même dans l’Évangile,lorsqu’Il dit : «Comme Je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres.» (Jn 13,34). Et c’est d’eux encore qu’il est écrit dans un autre endroit : «Aimant les siens qui étaient dans le monde, Il les aima jusqu’à la fin.» (Jn 13,1). Ainsi, la particulière dilection qu’il montra pour le seul saint Jean, ne signifie point que sa charité fût tiède à l’égard des autres; mais seulement que la surabondance de son amour s’épanchait plus largement sur celui-ci, parce que le privilège de sa virginité et sa parfaite intégrité le lui rendaient aussi plus aimable. C’est précisément pourquoi l’Évangile marque cette effusion comme plus sublime et exceptionnelle; car ce n’est pas le contraste de la haine qui la relève tant, mais la grâce plus abondante d’un débordant amour. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
«Eh quoi ? mon fils, reprend le vieillard. Il n’y a qu’un instant, vous vous chargiez vous-même de tous les forfaits; et vous ne craigniez point, en avouant des crimes si atroces, d’encourir la mésestime. Or moi, je vous donne un petit avertissement tout simple, qui n’a rien en soi d’outrageant, mais ne respire, au contraire, que le désir d’édifier et la dilection du coeur : pourquoi, je vous le demande, vous vois-je si ému, que l’indignation parait, malgré vous, sur les traits de votre visage, et que vous ne savez point la cacher sous un front serein ? Attendiez-vous par hasard, tandis que vous vous abaissiez, que je vous répondisse par cette maxime : «Le juste s’accuse aux premiers mots de son discours ?» (Pro 18,17) Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN
C’est ainsi qu’à son tour David va plus loin que la Loi n’ordonne. Moïse voulait que l’on rendit le talion à ses ennemis. David ne le fit pas. Mieux encore, il enveloppa dans sa dilection ses persécuteurs, pleura leur mort et comme un deuil et la vengea, tout en priant le Seigneur pour eux avec grande pitié. (cf. 1 Roi 24). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Si enfin, poursuivait-il, vous entendez raison, et vous laissez fléchir au parti si cher à mon coeur, de nous consacrer tous deux au service du Seigneur, afin d’éviter le châtiment de la géhenne : je ne renie point l’amour conjugal; j’y veux, au contraire, plus de dilection que jamais. Car je reconnais alors en vous et révère l’aide que les jugements divins m’ont destinée, et je ne refuse pas de vous rester attaché dans le Christ par un indissoluble lien de charité. Non, je n’entends pas séparer de moi l’être que le Seigneur m’a uni par la loi de la première création, pourvu que vous soyez aussi de votre part ce que le Créateur a voulu. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Combien plus croyable et plus manifeste notre opinion ! Quiconque, à la Voix du Christ, méprisera quelque affection ou richesse terrestre, ses frères par la vocation, qu’un lien spirituel unit avec lui, lui rendront dès cette vie un amour cent fois plus doux. L’amour, en effet, que l’alliance ou le sang créent ici-bas entre les parents et les enfants, entre les frères, les époux, les proches, se montre fragile et de courte durée. Lorsque les enfants ont grandi, il arrive qu’ils soient exclus, même bons et dévoués, de la demeure et de la fortune paternelle; le lien conjugal est parfois rompu, et pour des motifs honnêtes, on voit les divisions et les procès partager le bien des frères. Seuls les moines persévèrent jusqu’à la fin dans leur étroite union, et possèdent toutes choses en indivis. Chacun regarde comme sien ce qui est à ses frères, et comme étant à ses frères ce qui lui appartient à lui-même. Si donc l’on compare aux affections qui naissent des liens charnels, la beauté d’une telle dilection, elle est assurément cent fois plus douce et plus haute. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Et, pour rendre la chose plus évidente, à force de la répéter, tel aimait son épouse avec les emportements de la convoitise (cf. 1 Thess 4,5); il l’aime maintenant dans l’honneur de la sainteté et la vraie dilection du Christ : c’est la même et unique épouse, mais le prix de l’amour s’est élevé au centuple. Mettez encore en balance le trouble de la colère et de la fureur avec la constante douceur de la patience; le tourment des soucis et des préoccupations avec le repos de la tranquillité; la tristesse infructueuse du siècle présent, toute en souffrance, avec le fruit de la tristesse qui opère le salut : la vanité des satisfactions temporelles avec l’abondance de la joie spirituelle et, dans un tel échange, le centuple vous apparaîtra manifestement. De même, si l’on compare à la brève et fuyante volupté des vices le mérite de la vertu contraire, le bonheur se multiplie singulièrement de l’une à l’autre : preuve évidente que le prix de la vertu est aussi cent fois supérieur. Le nombre 100 s’obtient, en effet, en passant de la main gauche à la main droite; et bien que la figure formée par les doigts soit identique, la quantité signifiée a pourtant énormément grandi. À gauche, nous étions parmi les boucs; en passant à droite, nous sommes élevés au rang des brebis. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
En effet, quiconque renonce, pour le Nom du Seigneur, à l’amour d’un père, d’une mère, d’un fils, pour entrer dans la vraie et pure dilection de tous les serviteurs du Christ, reçoit cent fois plus de frères et de parents. Car, au lieu d’un seul père, d’un seul frère, il en a dorénavant une multitude, et qui lui sont attachés par une affection bien plus ardente et plus haute. Il voit également se multiplier ses maisons et ses champs, celui qui, ayant abandonné pour l’amour du Christ une seule demeure, possédera comme en propre d’innombrables monastères; et, en quelque partie du monde que ce soit, il y entrera, comme s’il en était le maître. – Comment ne reçoit-il pas aussi le centuple, et, s’il est permis d’ajouter à la Parole de notre Seigneur, plus que le centuple, celui qui, renonçant aux services peu sûrs et contraints de dix ou vingt esclaves, se voit prévenu de bons offices par tant de personnes libres et de noble origine ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM