Cassiano: crime

L’Apôtre, en le citant, veut nous instruire sans aucun doute à rejeter tout désir du bien d’autrui; mieux encore, à mépriser d’un coeur magnanime nos biens propres, comme nous lisons, dans les Actes, que fit la multitude des fidèles : «La multitude des fidèles n’avait qu’un coeur et qu’une âme, nul ne disait sien ce qu’il possédait, mais tout était commun entre eux… Tous ceux qui possédaient terres ou maisons, les vendaient et en, mettaient le prix aux pieds des apôtres; on le distribuait ensuite à chacun, selon qu’il en avait besoin.» (Ac 4,32-34). Et, pour que l’on ne croie pas que cette perfection reste l’apanage du petit nombre, il atteste que la cupidité est une idolâtrie. Rien de plus juste. Ne pas secourir l’indigent dans ses nécessités; faire passer les préceptes du Christ après son argent, que l’on conserve avec la ténacité de l’infidèle : c’est bien tomber en effet dans le crime de l’idolâtrie, puisque l’on préfère à la charité divine l’amour d’une chose créée. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON

Peut-on rappeler, sans frémir, cette parole de Diogène ? Ce que les philosophes de ce monde n’ont pas eu honte de publier comme un fait digne de mémoire, nous ne pouvons le dire ni l’entendre, sans que la rougeur nous monte au front. Un homme allait être puni pour crime d’adultère. Diogène, à ce qu’on rapporte, lui tint ce propos : «N’achetez pas de votre vie ce qui se vend gratis.» Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON

Nous estimons n’être point coupables devant Dieu, parce que nulle parole n’est sortie de nos lèvres qui nous puisse flétrir ou condamner au jugement des hommes. Comme si, aux yeux de Dieu, ce fuissent les paroles seulement qui comptent pour fautes, et non pas surtout la volonté ! où qu’il n’y eût de crime que dans l’oeuvre du péché, et non pas aussi dans le voeu et le dessein ! Comme s’il avait uniquement égard, lorsqu’il nous juge, à ce que nous avons fait; et point du tout à ce que nous nous sommes proposés de faire ! Ce n’est pas seulement le caractère apparent de nos provocations qui fait notre culpabilité, mais aussi notre intention. Notre juge, dans son examen impartial, s’enquerra moins des modalités extérieures de la querelle, qu’il ne cherchera par la faute de qui elle s’est allumée. Ce qu’il faut considérer, c’est le péché lui-même, et non pas l’acte matériel. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH

Qu’importe que l’on tue son frère par l’épée, ou qu’on le pousse à la mort par quelque fourberie ? Ruse ou crime, n’est-il pas constant qu’il meurt par vous ? Depuis quand suffit-il de ne point jeter de sa propre main l’aveugle au précipice ? Celui qui, le pouvant, néglige de le retenir, lorsqu’il le voit penché déjà et suspendu sur l’abîme, n’est-il pas responsable également de sa mort ? Ou bien sera-t-on criminel seulement à la condition d’étrangler soi-même son prochain; et point lorsqu’on prépare la corde, ou qu’on la lui passe, ou que l’on néglige de la lui ôter, quoiqu’on le puisse ? Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH

C’est tomber très évidement dans le crime de sacrilège. Les jeûnes que l’on ne doit offrir qu’à Dieu seul, en vue d’humilier son coeur et de se purifier des vices, ils les soutiennent afin de satisfaire un orgueil diabolique ! Ce qui est tout de même que s’ils présentaient des prières et des sacrifices, non à Dieu, mais aux démons, et méritaient par là d’entendre le reproche de Moïse : «Ils ont sacrifié à des démons, et non à Dieu, à des dieux qu’ils ne connaissaient pas.» (Dt 32,7). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH

L’un et l’autre recueillent de leur acte le fruit dû à la pensée qui les a inspirés, au dessein qui a mû leur volonté : car, ni le premier ne voulait tromper, ni le second procurer notre salut; et il est selon la justice de mesurer la récompense de chacun à ce qui fut dès l’origine dans sa pensée, et non pas à ce qui en est sorti par la suite de bien ou de mal contre sa volonté. Jacob ose un mensonge de cette nature; et le très juste juge le trouve excusable, mieux encore, digne d’éloge, par la raison qu’il ne pouvait obtenir autrement la bénédiction des premiers-nés, et qu’il n’y avait pas lieu de lui faire un crime d’un acte parti uniquement du désir de la bénédiction. Mais ce grand patriarche n’aurait pas seulement été injuste à l’égard de son frère; il aurait trompé son père et commis un sacrilège, si, ayant un autre moyen d’obtenir la grâce convoitée, il avait préféré celui-ci, qui était si fâcheux et dommageable pour Ésaü. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH

Telle fut Rahab. L’Écriture ne fait mémoire à son sujet d’aucune vertu, mais seulement de son impudicité. Cependant, plutôt que de livrer les espions de Josué, elle les cache par un mensonge : pour cela seul, elle mérite d’être agrégée au peuple de Dieu, dans une bénédiction éternelle. Or, supposez qu’elle eût préféré dire la vérité, et pourvoir au salut de ses concitoyens. Il est clair à tous les yeux qu’elle n’eût pas échappé, avec toute sa maison, à la mort suspendue sur sa tête; elle n’aurait pas pris rang parmi les ascendants du Seigneur; elle n’était point comptée sur la liste des patriarches; elle ne méritait, point de donner le jour, par les générations sorties de son sein, au Sauveur du monde. Voyez, en effet, Dalila. Elle prend les intérêts de ses concitoyens, et trahit la vérité qu’elle a réussi à connaître : son sort est la perte éternelle, et elle ne laisse à l’humanité que le souvenir de son crime. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH

Pourquoi s’étonner ? Il leur était même licite, alors, d’avoir en nombre épouses et concubines, sans qu’on leur imputât de ce chef le moindre péché. Outre cela, ils répandaient fréquemment de leurs propres mains le sang de leurs ennemis; et l’on ne croyait pas que ce fût là chose répréhensible, mais plutôt digne d’éloge. Toutes pratiques absolument interdites, aujourd’hui que brille la lumière de l’Évangile : tellement que ce serait un crime et un sacrilège monstrueux de s’en permettre aucune. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH

C’est la tendresse qui pousse le bienheureux Joseph à charger ses frères d’un crime supposé, en jurant par la vie du roi : «Vous êtes des espions; c’est pour reconnaître les points faibles du pays que vous êtes venus.» Et plus loin : «Envoyez l’un de vous et amenez ici votre frère. Vous, restez prisonniers, jusqu’à ce que vos paroles soient tirées au clair, et que l’on sache si vous dites vrai, ou non. Si vous ne dites pas vrai, par la vie de Pharaon, vous êtes des espions.» Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH

S’il ne les avait effrayés par ce miséricordieux mensonge, il n’aurait pu revoir son père et son jeune frère, ni les nourrir au milieu d’une disette si terrible, ni enfin laver la conscience de ses frères du crime qu’ils avaient commis en le vendant. Et, par conséquent, il mérite moins d’être repris, pour leur avoir inspiré la crainte à l’aide d’un mensonge qu’il n’est saint et digne d’éloge, pour avoir amené à un salutaire repentir, grâce à ces feintes menaces, des gens qui étaient ses ennemis et qui l’avaient vendu. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH

Voyez-les, en effet, sous le coup de cette grave accusation. Ce qui les abat, ce n’est pas le crime qu’on leur reproche faussement, mais le remords de celui qu’ils ont autrefois commis. «C’est justement que nous souffrons, se disent-ils les uns aux autres, parce que nous avons péché contre notre frère, parce que nous avons méprisé l’angoisse de son âme, lorsqu’il nous priait, et que nous ne l’avons pas écouté. Voilà pourquoi cette tribulation est venue sur nous.» Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH

David aussi se plaignait, sous l’inspiration de l’esprit prophétique, de Judas et des persécuteurs du Christ : «Qu’ils soient effacés, disait-il, du livre des vivants!» Puis, comme, après s’être rendu coupable d’un tel crime, ils ne méritaient point de parvenir à la pénitence qui sauve, il ajoutait : «Et qu’ils ne soient pas écrits avec les justes !» Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH

Elle n’avait cessé d’être tenue parmi les moines pour détestable et maudite; et on ne l’avait plus revue chez personne, tant que vécut dans la mémoire des fidèles la terreur d’une sentence si rigoureuse. Le crime était nouveau; mais aussi le bienheureux apôtre n’avait-il laissé à ceux qui en donnaient le premier exemple, le loisir ni du repentir ni de la satisfaction : une mort foudroyante avait retranché le germe fatal. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN

Celui dont le regard pénètre les secrets les plus cachés, ne permit pas qu’il fût plus longtemps victime de ses propres pénitences et du mépris des autres. Ce fuit l’auteur du crime, l’effronté voleur de son propre bien et le fourbe diffamateur de l’honneur d’autrui, qui publia lui-même la mauvaise action qu’il avait commise sans témoin. Il le fit par l’influence du diable, qui avait été aussi l’instigateur de sa faute. Saisi par un démon des plus cruels, il dévoila toute la trame occulte de ses adresses homicides; et le même qui avait inventé la perfide calomnie, s’en fit le dénonciateur. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN

Si nous le comptons pour l’une des vertus, et plaçons l’abstinence des aliments entre les biens essentiels, il sera donc mauvais et criminel de se nourrir : car tout ce qui est contraire à un bien essentiel, doit être réputé un mal essentiel. Mais l’autorité des Écritures ne nous permet pas ce langage; et si nous jeûnons dans la pensée que c’est pécher d’user des aliments, non seulement nous n’obtenons aucun fruit de notre abstinence, mais nous encourons, selon l’Apôtre, un très grave reproche et le crime du sacrilège, en nous abstenant des aliments que Dieu a créés pour être mangés avec action de grâces, par les fidèles et ceux qui ont connu la vérité. Car tout ce que Dieu a créé est bon, et l’on ne doit rien rejeter de ce qui se prend avec action de grâces. (1 Tim 4,3-4). Mais si quelqu’un estime une chose impure, pour lui elle est impure. (Rom 14,14). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Par conséquent, lorsqu’il s’agit de pratiques auxquelles nous voyons un mode et un temps déterminés, et dont l’observance sanctifie, sans pourtant qu’il y ait faute à les omettre : manifestement, elles sont de soi indifférentes. Ainsi, le mariage, l’agriculture, les richesses la retraite au désert, les veilles, la lecture et la méditation des livres sacrés, le jeûne enfin, qui fut l’occasion de ce discours. Ce sont là des buts pour notre activité, que ni les préceptes divins ni l’autorité des saintes Écritures ne nous ordonnent de poursuivre avec une telle continuité, que ce soit un crime de prendre quelque relâche. Tout ce qui fait l’objet d’un commandement proprement dit, nous mérite la mort, s’il n’est observé; mais ce qui est plutôt conseillé qu’ordonné, procure des avantages, si on le fait, sans attirer de châtiment, si on l’omet. Aussi nos pères nous ont-ils recommandé de ne nous livrer à toutes ces pratiques, à certaines du moins, qu’avec prudence et circonspection, tenant compte du pourquoi, du lieu, du mode, du temps. C’est qu’en effet tout va à souhait, si elles viennent opportunément; mais embrassées mal à propos, elles sont nuisibles autant que déplacées. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Et lorsque la crainte des persécuteurs, prêts à fondre sur lui, le pousse à renier son Maître par trois fois, peut-on nier qu’il n’ait fait une chute évidente ? Cependant, le repentir suit immédiatement la faute; ses larmes très amères lavent la souillure d’un si grand crime; il ne perd pas la couronne de la sainteté et de la justice. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE

Au reste, comment ces expressions pourraient-elles s’accommoder à la personne des pécheurs : Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais ? ou celles-ci : Mais, si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est pas moi qui le fais, c’est le péché habite en moi ? Qui des pécheurs se souille contre sa volonté d’adultère ou d’impudicité ? Lequel tend malgré soi des embûches au prochain ? Lequel subit une contrainte inévitable, pour opprimer par le faux témoignage, pour duper et voler, pour convoiter les dépouilles ou répandre le sang d’autrui ? Au contraire, il est écrit : Le genre humain est passionnément appliqué au mal dès la jeunesse (Gen 8,21). Chez tous ceux que brûle la passion du vice, quel désir de satisfaire leurs convoitises ! Sollicitudes qui ne dorment jamais ! Ils guettent l’occasion favorable pour commettre le crime, tant ils craignent de jouir trop tard de l’assouvissement de leurs penchants emportés. Mais encore ils se font une gloire de leur ignominie et d’entasser les forfaits; selon la parole sévère de l’Apôtre, ils cherchent a s’acquérir une sorte d’honneur avec la honte (Phil 3,19). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Le prophète Jérémie les peint avec les mêmes couleurs. Est-ce contre leur gré qu’ils vont perpétrer leurs turpitudes ? Laisseront-ils du moins en repos leur coeur et leur corps ? Il s’en faut bien. Mais ils se dépensent en laborieux efforts, pour aboutir à leurs fins. Point de difficultés si abruptes, qui sachent les retirer de leur funeste appétit du crime : Ils se fatiguent, dit-il, à mal faire (Jér 9,5). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Car, quelles sortes de péchés pourraient-ils commettre, selon vous, dont la Grâce quotidienne du Christ dût les délivrer, s’ils s’y engageaient après le baptême ? De quel corps de mort faut-il penser que l’Apôtre a dit : Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? La Grâce de Dieu par Jésus Christ notre Seigneur ? N’est-il pas manifeste, comme la vérité vous a contraints de l’avouer à votre tour, qu’il ne s’agit point ici des péchés mortels, dont le prix est la mort éternelle : homicide, fornication, adultère, ivresse, vol, rapine; mais du corps de péché dont nous avons précédemment parlé, et auquel porte remède la Grâce quotidienne du Christ ? Tel, après avoir reçu le baptême et la science de Dieu, s’abandonne-t-il à l’autre corps de mort, celui des péchés graves : qu’il le sache, son crime ne sera pas effacé par la Grâce quotidienne du Christ, c’est-à-dire le pardon facile que le Seigneur accorde à notre prière, pour des erreurs sans conséquences; mais il devra subir les longues afflictions de la pénitence et de grandes peines expiatoires, à moins qu’il ne soit voué, dans la vie future, aux supplices du feu éternel. C’est le même apôtre qui le déclare : Ne vous y trompez point : ni les impudiques, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les infâmes, ni les voleurs, ni les ivrognes, ni les calomniateurs, ni les rapaces ne posséderont le royaume de Dieu (1 Co 6,9-10). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Avouons-le donc, ces paroles ne s’ajustent bien qu’à la personne de l’Apôtre et des saints. Journellement assujettis à la loi du péché, telle que nous l’avons définie, et non pas à celle qui consiste dans les fautes graves, gardent la confiance de leur salut. Ils ne sont point précipités dans le crime; mais, comme nous l’avons dit souvent, ils déchoient de la contemplation divine à la misère, des soucis temporels, incessamment frustrés du bien de la vraie béatitude. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS