Humblement, nous lui demandâmes de nous accorder un entretien et de nous communiquer sa doctrine, protestant que le désir de connaître les règles de la vie spirituelle faisait tout le sujet de notre visite. Sur quoi, il poussa un profond soupir : «Quel enseignement, dit-il, vous pourrais-je donner ? La faiblesse de l’âge, en me forçant de relâcher la rigueur d’autrefois, m’ôte en même temps la hardiesse de parler. Comment aurais-je la présomption d’enseigner ce que je ne fais pas moi-même, et d’instruire les autres à des pratiques où je me vois si peu exact et si tiède ? C’est pourquoi je n’ai point permis qu’aucun des jeunes solitaires demeurât avec moi jusqu’à l’âge où je suis, de peur que mon exemple n’eût pour effet de relâcher l’austérité d’autrui. La parole du maître n’a force et autorité, que si la vertu de ses actions l’imprime au coeur de celui qui écoute.» Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON
Il y a trois choses, dit alors le bienheureux Cheremon, qui retiennent l’homme de s’abandonner au vice : la crainte de l’enfer ou des lois terrestres, l’espérance et le désir du royaume des cieux, l’affection du bien pour lui-même et l’amour des vertus. Nous lisons, en effet, que la crainte exècre la souillure du mal : «La crainte du Seigneur hait le mal.» (Pro 8,13). L’espérance aussi ferme l’entrée du coeur au vice, quel qu’il soit : «Ceux qui espèrent en Lui ne pécheront point.» (Ps 33,23). L’amour enfin n’a pas à redouter la ruine du péché, parce que «la charité ne passe point», (1 Cor 13,8) «elle couvre la multitude des péchés». (1 Pi 4,8). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON
Il embrasse aussi avec un égal amour la patience et la douceur. Les manquements des pécheurs n’irritent plus sa colère; mais plutôt implore-t-il leur pardon, pour la grande pitié et compassion qu’il ressent à l’endroit de leurs faiblesses. Ne se souvient-il pas d’avoir éprouvé l’aiguillon de passions semblables, jusqu’au jour qu’il plut à la divine miséricorde de l’en délivrer ? Ce ne sont pas ses propres efforts qui l’ont sauvé de l’insolence de la chair, mais la protection de Dieu. Dès lors, il comprend que ce n’est pas de la colère qu’il faut avoir pour ceux qui s’égarent, mais de la commisération; et, dans l’absolue tranquillité, de son coeur, il chante à Dieu ce verset : «C’est vous qui avez brisé mes chaînes, je vous offrirai un sacrifice d’action de grâces;» (Ps 115,16-17) et encore : «Si le Seigneur n’eût été mon soutien, peu s’en fallait que mon âme n’habitât l’enfer.» (Ps 93,17). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON
Le bienheureux Jean avait conscience d’être arrivé à cet état, lorsqu’il disait : «La perfection de l’amour en nous, c’est que nous ayons une confiance assurée au jour du jugement, parce que tel est Jésus Christ, tels nous sommes aussi dans ce monde.» (1 Jn 4,17). Comment la nature humaine, faible et fragile comme elle est, peut-elle espérer d’être telle que le Seigneur, si ce n’est en étendant aux bons et aux méchants, aux justes et aux injustes, la charité toujours tranquille de son coeur, à l’imitation de Dieu, et en faisant le bien pour l’amour du bien lui-même ? Puisque ce sont justement ces dispositions qui la font parvenir à l’adoption véritable des fils de Dieu, de laquelle le même apôtre déclare : «Quiconque est né de Dieu ne commet point le péché, parce que la semence de Dieu demeure en lui; et il ne peut pécher, parce qu’il est né de Dieu»; (Ibid. 3,9). «Nous savons que quiconque est né de Dieu ne pèche point, mais la naissance qu’il a reçue de Dieu le conserve pur, et le Malin ne le touche pas.» (Ibid.; 5,18). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON
C’est aussi bien la marque évidente d’une âme non purifiée encore de la lie des vices, que les fautes du prochain ne trouvent chez elle, au lieu de la miséricorde et de la compassion, que l’appréciation rigide d’un juge. Comment atteindre à la perfection du coeur, si l’on n’a ce qui consomme, au dire de l’Apôtre, la plénitude de la loi : «Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez la loi du Christ,» (Gal 6,2) si l’on ne possède cette vertu de charité qui «ne s’irrite, ni ne s’enfle, ni ne pense le mal, qui souffre tout, supporte tout» ? (1 Cor 13,4-7). Car «le juste a pitié des bêtes qui sont à lui, mais les entrailles des impies sont sans miséricorde.» (Pro 12,10). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON
GERMAIN. — Ce que vous avez dit sur le parfait amour de Dieu est d’une éloquence puissante et magnifique. Une chose cependant, nous trouble beaucoup. Tandis que vous l’élevez si haut, vous déclarez imparfaites la crainte de Dieu et l’espérance de la rétribution éternelle. Or, le prophète semble avoir été, sur ce point, d’un sentiment tout autre : «Craignez le Seigneur, dit-il, vous tous, ses saints, parce que rien ne manque à ceux qui le craignent.» (Ps 33,10). Ailleurs, il avoue s’être exercé à l’observation des commandements de Dieu dans la vue de la récompense : «J’ai incliné mon coeur à observer vos commandements à cause de la récompense.» (Ps 117,112). L’Apôtre nous dit d’autre part : «C’est par la foi que Moïse, devenu grand, refusa d’être le fils de la fille du Pharaon, autant mieux être affligé avec le peuple de Dieu, que de jouir des délices passagères du péché, il considéra l’opprobre du Christ comme une richesse plus grande que les trésors de l’Égypte, car il avait les yeux fixés sur la récompense.» (Heb 11,24-26). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON
Ainsi, la distance est considérable entre la crainte à quoi rien ne manque, trésor de la sagesse et de la science, et la crainte imparfaite. Celle-ci n’est que «le commencement de la sagesse», (Ps 110,10) et, supposant un châtiment, se voit bannir du coeur des parfaits, lorsque survient la plénitude de la charité : car «il n’y a point de crainte dans l’amour, mais l’amour parfait bannit la crainte.» (1 Jn 4,18). De fait, si le commencement de la sagesse est dans la crainte, où sera sa perfection, si ce n’est dans la charité du Christ, laquelle comprend en soi la crainte de dilection parfaite, et mérite pour ce fait d’être appelée, non plus le commencement, mais le trésor de la sagesse et de la science ? Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON
GERMAIN. — Vous nous avez entretenus de la charité parfaite; nous voudrions maintenant vous interroger librement sur la chasteté consommée. Car nous ne doutons pas que ces hauteurs sublimes d’amour, par où l’on s’élève, ainsi que vous l’avez montré jusqu’à présent, à l’image et ressemblance divine, ne puissent en aucune façon exister sans la perfection de la chasteté. Mais cette vertu peut-elle être si constante, que l’intégrité de notre coeur n’ait jamais à souffrir des séductions de la concupiscence ? Vivant dans la chair, pouvons-nous rester si éloignés des passions charnelles, que nous n’en ressentions jamais les atteintes ? Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON
L’Apôtre, en le citant, veut nous instruire sans aucun doute à rejeter tout désir du bien d’autrui; mieux encore, à mépriser d’un coeur magnanime nos biens propres, comme nous lisons, dans les Actes, que fit la multitude des fidèles : «La multitude des fidèles n’avait qu’un coeur et qu’une âme, nul ne disait sien ce qu’il possédait, mais tout était commun entre eux… Tous ceux qui possédaient terres ou maisons, les vendaient et en, mettaient le prix aux pieds des apôtres; on le distribuait ensuite à chacun, selon qu’il en avait besoin.» (Ac 4,32-34). Et, pour que l’on ne croie pas que cette perfection reste l’apanage du petit nombre, il atteste que la cupidité est une idolâtrie. Rien de plus juste. Ne pas secourir l’indigent dans ses nécessités; faire passer les préceptes du Christ après son argent, que l’on conserve avec la ténacité de l’infidèle : c’est bien tomber en effet dans le crime de l’idolâtrie, puisque l’on préfère à la charité divine l’amour d’une chose créée. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Or, nous voyons que beaucoup pour le Christ ont abdiqué leur fortune; et l’expérience témoigne qu’ils n’ont pas seulement renoncé à la possession de l’argent, mais qu’ils en ont encore retranché le désir de leur coeur. Ne devons-nous pas croire que l’on peut de la même manière éteindre le feu de la fornication ? L’Apôtre n’aurait pas joint le possible à l’impossible. S’il commande de mortifier pareillement l’un et l’autre vice, c’est qu’il savait la chose faisable pour tous deux. Il a tant de confiance que nous pouvons extirper de nos membres la fornication et l’impureté, que ce n’est pas assez, à ses yeux, de les mortifier; notre devoir va plus loin, jusqu’à ne pas même les nommer : «Que l’on n’entende pas seulement parler parmi vous, déclare-t-il, de fornication, ni de quelque impureté que ce soit, ni de convoitise. Qu’on n’y entende point de paroles déshonnêtes, ni de folles, ni de bouffonnes, toutes choses qui sont malséantes.» (Eph 5,3-4). Toutes choses aussi qui sont pareillement funestes et nous excluent au même titre du royaume de Dieu, comme il l’enseigne encore : «Sachez-le bien : nul fornicateur, nul impudique, nul homme adonné à l’avarice, ce qui est une idolâtrie, n’a d’héritage dans le royaume du Christ et de Dieu»; (Ibid. 5) «Ne vous y trompez point : ni les impudiques, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les infâmes, ni les voleurs, ni les cupides, ni les ivrognes, ni les calomniateurs, ni les rapaces ne posséderont le royaume de Dieu.» (1 Cor 6,9-10). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
C’est donc avec un coeur tout humble et contrit qu’il faut s’appliquer sans cesse à la prière, afin que son secours demeure toujours avec nous. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Je serais fâché que l’on me fit dire qu’il ne s’en trouve point, pour être animés au parfait renoncement. Je prétends seulement que s’il en est qui s’empressent d’une volonté austère à cueillir la palme de la perfection proposée à nos ambitions, ils doivent triompher en quelque manière de leur nature. Car, lorsque l’ardente passion s’en est allumée dans une âme, elle la pousse à supporter, et la faim, et la soif, et les veilles, et la nudité, et toutes les fatigues corporelles, non seulement avec patience, mais de bon coeur : «L’homme, parmi la douleur, travaille pour soi-même, et empêche de force sa propre perte»; (Pro 16,26) «À l’homme pressé de la faim, même ce qui est amer devient doux.» (Ibid. 27,7). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Au surplus, que l’on ne s’imagine point maîtriser ou bannir le désir des choses présentes, si en la place de ces penchants mauvais, que l’on aspire à retrancher, l’on n’en fait succéder de bons. La force vitale de l’âme ne lui permet pas de rester sans quelque sentiment de désir ou de crainte, de joie ou de tristesse; il n’est que de la bien occuper. Nous voulons chasser de notre coeur les convoitises de la chair : livrons incontinent la place aux joies spirituelles. Prise à cet heureux filet, l’âme aura désormais où se fixer, et rejettera les séductions des joies présentes, des bonheurs qui passent. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Ce n’est pas à la gauche de ses saints que le Seigneur se tient toujours, parce que le saint n’a rien en soi qui gauchisse, mais à leur droite. Les pécheurs et les impies, eux, ne le voient pas : ils n’ont point cette droite où le Seigneur se tient, et ne peuvent dire avec le prophète : «Mes yeux sont tournés constamment vers le Seigneur, car c’est lui qui dégagera mes pieds du lacet.» (Ps 24,15). De telles paroles ne sont vraies que dans la bouche de celui qui considère toutes les choses de ce monde comme pernicieuses ou superflues, comme inférieures du moins à la vertu consommée, et dirige tous ses regards, son étude et ses soins à la garde de son coeur, vers la chasteté très pure. L’esprit se lime, pour ainsi dire, à ces exercices; il se polit à mesure qu’il progresse. La sainteté parfaite de l’âme et du corps est au bout de la carrière. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Plus on grandit dans la douceur de la patience, plus on profite dans la pureté du corps; on est d’autant plus ferme dans la chasteté, que l’on a repoussé plus loin le vice de la colère. Car il est impossible d’éviter les révoltes de la chair, à moins d’étouffer premièrement les emportements du coeur. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Au contraire, celui qui reste sujet dans sa chair aux guerres de la concupiscence, ne jouira point de cette paix d’une façon stable : Fatalement, les démons ne cesseront de lui livrer les plus cruels assauts, et blessé des traits enflammés de la luxure, il perdra la possession de sa terre, jusqu’au jour où le Seigneur «fera cesser les guerres jusqu’aux extrémités du monde, brisera l’arc et rompra les armes, et consumera par le feu les boucliers.» (Ps 45,10). Ce feu est celui que le Seigneur est venu apporter sur la terre. Les arcs et les armes qu’il brisera, sont ceux dont les puissances du mal se servaient contre cet homme dans une guerre incessante du jour et de la nuit, pour percer son coeur avec les traits des passions. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Il paraît évidemment par là que le remède le plus efficace pour le coeur humain, c’est la patience, selon le mot de Salomon : «L’homme doux est le médecin du coeur.» (Pro 14,30). Ce n’est pas seulement la colère, la paresse, la vaine gloire ou la superbe qu’elle extirpe, mais encore la volupté, et tous les vices à la fois : «La longanimité, dit encore Salomon, fait la prospérité des rois.» (Ibid. 25,15). Celui qui est toujours doux et tranquille, ni ne s’enflamme de colère, ni ne se consume dans les angoisses de l’ennui et de la tristesse, ni ne se disperse dans les futiles recherches de la vaine gloire, ni ne s’élève dans l’enflure de la superbe : «Il y a une paix surabondante pour ceux qui aiment le nom du Seigneur, et rien ne leur est une occasion de chute.» (Ps 118,165). En vérité, le Sage a bien raison de dire : «L’homme patient vaut mieux que le soldat vaillant; celui qui maîtrise sa colère, que l’homme qui prend une ville.» (Pro 16,32). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Ces gémissements ne seront jamais plus à propos ni plus fondés que, lorsqu’après être longtemps demeurés purs, espérant déjà d’avoir échappé pour toujours à la souillure de la chair, nous sentirons ses aiguillons s’insurger de nouveau contre nous à cause de l’élèvement de notre coeur, ou serons victimes d’une illusion nocturne. Parce qu’on a joui longtemps de la pureté du coeur et du corps, par une suite naturelle on se flatte de ne pouvoir plus déchoir dorénavant de ces blancheurs, et tout au fond de soi-même on se glorifie dans une certaine mesure : «J’ai dit dans le sentiment de mon abondance : Je ne serai jamais ébranlé.» (Ps 29,7). Mais le Seigneur fait-il mine, pour notre bien, de nous abandonner : la pureté qui nous donnait tant d’assurance, commence de se troubler; au milieu de notre prospérité spirituelle, nous nous voyons chanceler. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Une longue expérience l’y conduira, ainsi que la pureté du coeur, unies à la lumière de la parole divine, dont le bienheureux Apôtre dit : «Elle est vivante, la parole de Dieu, et efficace, plus acérée que nulle épée à deux tranchants, si pénétrante, qu’elle va jusqu’à séparer l’âme de l’esprit, les jointures et les moelles; et elle discerne les pensées et les sentiments du coeur.» (Heb 4,12). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Ainsi placé, pour ainsi dire, à leur commune frontière, il distinguera en toute équité, comme ferait un spectateur ou un juge impartial, ce qui est le fait nécessaire et inévitable de l’humaine condition, et ce qui provient des habitudes vicieuses ou de la négligence de la jeunesse. Sur leur nature, non plus que sur leurs effets, il ne se laissera pas égarer par les fausses opinions du vulgaire, il n’acquiescera pas davantage aux préjugés des gens sans expérience. Mais il aura pour pierre de touche infaillible sa propre expérience, et c’est avec une juste appréciation des choses qu’il décidera des exigences de la pureté, sans donner dans l’erreur de ceux qui mettent au compte de la nature ce qui n’est dû qu’à leur négligence, et rendent responsable la chair elle-même, ou plutôt son Créateur, de leur incontinence. De ces personnes, il est dit fort heureusement au livre des Proverbes : «La folie de l’homme corrompt ses voies, et c’est Dieu qu’il accuse dans son coeur.» (Pro 29,3). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
C’est en vain qu’on dispute sur la fin d’un art ou d’une science, si l’on ne commence par entrer à plein coeur et de toutes ses forces dans les voies qui peuvent en livrer à fond le secret. Par exemple, j’affirme qu’il est possible d’extraire du froment une sorte de miel ou une huile très douce, analogue à celle des graines de rave ou de lin. Quelqu’un, dans l’assistance, n’a pas la moindre notion du fait. Il se récrie : «Ce que vous dites va contre la nature des choses; c’est un mensonge évident.» Et de me tourner en ridicule. Je produis des témoins sans nombre, qui affirment avoir vu de leurs yeux; ils ont goûté; ils ont eux-mêmes fabriqué de ces produits. J’explique en outre toute la série des transformations qui font passer la substance du froment à l’état de corps gras comme l’huile ou doux comme le miel. Il n’en persiste pas moins dans sa sotte persuasion, et s’obstine à nier que de ce grain il puisse rien sortir de sucré ou de gras. Ne faudra-t-il pas plutôt blâmer son opiniâtreté qui va contre toute raison, que contester ironiquement la vérité de mes paroles, appuyée comme elle est de témoignages nombreux fidèles, autorisés, de démonstrations évidentes, et qui plus est, prouvée par l’expérience ? Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Celui-là donc qui dépasse le degré figuré par Jacob «le supplantateur», s’élève, après avoir paralysé la force de la chair, des luttes de la continence et du corps à corps pour la destruction des vices au titre glorieux d’Israël, son coeur ne déviant plus de sa direction vers Dieu. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Puis, il nous appelle vers des hauteurs plus sublimes encore; il veut nous montrer le lieu même où Dieu prend ses délices : «Et sa demeure, ajoute-t-il, est établie dans la paix,» (Ibid. 3) c’est-à-dire, non dans la mêlée des combats et la lutte contre les vices, mais dans la paix de la chasteté et la perpétuelle tranquillité du coeur. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Qui n’admirerait en soi les oeuvres du Seigneur, lorsqu’il voit l’instinct de la gloutonnerie et la recherche dispendieuse autant que fatale des plaisirs de la bouche si parfaitement étouffés, qu’à peine prend-il encore à de rares intervalles et comme malgré soi une chétive et grossière nourriture ? Qui ne demeurerait saisi de stupeur devant les ouvrages de Dieu, en constatant que le feu de la volupté, qu’il considérait auparavant comme inhérent à la nature et en quelque sorte impossible à éteindre, s’est tellement refroidi en lui, qu’il n’éprouve plus dans sa chair le moindre mouvement, fut-ce le plus innocent ? Comment n’admirer pas avec tremblement la vertu divine, lorsqu’on voit des hommes cruels jadis et farouches, que même la soumission la plus insinuante exaspérait jusqu’au comble de la fureur, devenus des anges de douceur, tellement que, loin qu’ils s’émeuvent de l’injure, leur magnanimité souveraine va jusqu’à s’en réjouir ? Qui s’étonnerait devant les oeuvres de Dieu et s’écrierait du fond de son coeur: «J’ai connu que le Seigneur est grand,» (Ps 134,5) lorqu’il se voit lui-même, ou quelque autre, passé de l’extrême cupidité à la libéralité, de la prodigalité à une vie d’abstinence, de la superbe l’humilité, faisant succéder aux délicatesse et à la recherche un extérieur négligé et hirsute, embrassant volontairement la pénurie et la détresse et y plaçant sa joie ? Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Je ne parle pas de ces conduites secrètes et cachées dont l’âme des saints se voit l’objet à toute heure; de cette infusion céleste de la joie spirituelle qui relève l’esprit abattu et lui rend l’allégresse; de ces transports brûlants, de ces consolations enivrantes que la bouche ne peut dire et que l’oreille n’a pas entendues, qui souvent nous éveillent d’une torpeur inerte et stupide, comme d’un profond sommeil, pour nous faire passer à la prière la plus fervente. C’est bien là cette joie dont le bienheureux Apôtre dit : «L’oeil de l’homme n’a pas vu, son oreille n’a pas entendu, le secret pressentiment de son coeur n’a point deviné.» (1 Cor 2,9). Mais il parle de celui qui, rendu stupide par les vices terrestres, est resté homme, rivé aux passions humaines et incapable de rien apercevoir de ces divines largesses. De lui-même, au contraire, et de ceux qui, d’ores et déjà étrangers à la manière de vivre des hommes lui sont devenus semblables, il dit aussitôt : «Mais à nous, Dieu l’a révélé par son Esprit.» (Ibid. 10). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Il en va de même pour celui qui a mérité de parvenir à la hauteur de vertu dont nous parlons. Il repasse en son esprit les grandes choses que Dieu fait en lui par une grâce toute spéciale; et dans le transport où le jette la vue de tant de merveilles, il s’enflamme, il s’écrie du plus profond de son coeur : «Admirables sont vos oeuvres, et mon âme se plaît à le reconnaître.» (Ps 138,14). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
J’ai parlé selon mon pouvoir. À tout le moins puis-je dire que ce ne sont pas là de vains mots, mais que l’expérience a tout dicté. Je soupçonne fort que les lâches et les négligents jugeront ces choses impossibles. Je suis certain, en revanche, que les âmes éprises de la perfection et vraiment spirituelles se reconnaîtront dans mes paroles et y donneront leur suffrage. C’est qu’il y a autant de différence entre les hommes, que sont éloignés l’un de l’autre les buts où se porte le désir de leur coeur, c’est-à-dire le ciel et l’enfer, le Christ et Bélial, selon cette parole de notre Seigneur et Sauveur : «Si quelqu’un veut être mon serviteur, qu’il me suive; où je suis, là sera mon serviteur;» (Jn 12,26) et encore : «Où est votre trésor, là aussi sera votre coeur.» (Mt 6,21). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Ainsi, ce n’est pas nous seulement qui l’affirmons; ils le confessent eux-mêmes : ils se retiennent uniquement de consommer leurs passions, en se faisant violence; mais le mauvais désir et la volupté du vice ne sont point bannis de leur coeur. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Dieu n’a pas créé l’homme pour qu’il se perde, mais pour qu’il vive éternellement : ce dessein demeure immuable. Dès qu’il voit éclater en nous la plus petite étincelle de bonne volonté, ou qu’il la fait jaillir lui-même de la dure pierre de notre coeur, sa bonté en prend un soin attentif. Il l’excite, il la fortifie par son inspiration. Car «il veut que tous les hommes soient sauvés et qu’ils viennent à la connaissance de la vérité !» (1 Tim 2,4) «C’est la volonté de votre Père qui est dans les cieux, dit le Seigneur, qu’il ne se perde pas un seul de ces petits !» (Mt 18,4) Et il est écrit ailleurs : «Dieu ne veut pas qu’une seule âme périsse; mais il diffère l’exécution de son arrêt, afin que celui qui a été rejeté ne se perde pas sans retour.» (2 Rois 14,14) Dieu est véridique; et il ne ment pas, lorsqu’il assure avec serment : «Je suis vivant, dit le Seigneur Dieu : je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse de sa voie mauvaise et qu’il vive !» (Ez 33,11) Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Il y a bien d’autres énigmes. On fait honneur au libre arbitre de toute l’oeuvre du salut : «Si vous le voulez, et m’écoutez, vous mangerez les biens de votre pays.» (Is 1,19) Puis, il est dit — «Ce n’est au pouvoir, ni de celui qui veut, ni de celui qui court; mais de Dieu, qui fait miséricorde.» (Rm 9,16) — Dieu «rendra à chacun selon ses oeuvres.» (Ibid. 2,6) Mais, «c’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le parfaire, selon son bon plaisir;» (Phil 2,13) et nous lisons de même : «Cela ne vient pas de vous, mais c’est le don de Dieu; ce n’est pas le fruit de vos oeuvres, afin que nul ne se glorifie.» (Ép 2,8-9) — Il est dit d’une part : «Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera de vous;» (Jac 4,8) et d’autre part : «Personne ne vient à moi, si le Père, qui m’a envoyé, ne l’attire.» (Jn 65,44) — «Conduis ta course par des chemins droits, est-il écrit, rends droites tes voies.» (Pro 4,26) Et nous disons dans nos prières — «Dirige mes pas devant ta face» (ps 5,9); «Affermis nos pas dans tes sentiers, afin qu’ils ne chancellent point.» (ps 16,5) — On nous donne cet avertissement : «Faites-vous un coeur nouveau et un esprit nouveau.» (Ez 18,31) Et l’on nous fait cette promesse : «Je leur donnerai un seul coeur, et je mettrai dans leur poitrine un esprit nouveau; et j’ôterai de leur chair leur coeur de pierre, et je leur donnerai un coeur de chair, afin qu’ils marchent selon mes commandements et qu’ils gardent mes lois.» (Ibid. 11,19-20) — Le Seigneur nous intime ce précepte : «Purifie ton coeur de toute malice, Jérusalem, afin que tu sois sauvée.» (Jér 4,14) Et voici que le prophète lui demande cela même qu’il nous ordonne : «Crée en moi, ô Dieu, un coeur pur» (ps 50,16); «Tu me laveras, et je serai plus blanc que la neige.» (Ibid. 9) — Il nous est dit «Allumez en vous la lumière de la science». (Puis, il est dit de Dieu : «Il enseigne à l’homme la science» (ps 93,10); «Le Seigneur donne la lumière aux aveugles.» (ps 145,8) Et nous-mêmes, nous demandons avec le prophète : «Donne la lumière à mes yeux, afin que je ne m’endorme jamais dans la mort.» (ps 12,4) Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
La divine Écriture confirme l’existence de notre libre arbitre : «Garde ton coeur, dit-elle, en toute circonspection.» (Pro 4,23) Mais l’Apôtre manifeste son infirmité. «Que le Seigneur garde vos coeurs et vos intelligences dans le Christ Jésus.» (Phil 4,7) — David énonce sa vertu, lorsqu’il dit : «J’ai incliné mon coeur à observer tes commandements;» (ps 118) mais il enseigne aussi sa faiblesse, lorsqu’il fait cette prière : «Incline mon coeur vers tes enseignements, et non vers l’avarice;» (Ibid. 36) et de même Salomon : «Que le Seigneur incline vers lui nos coeurs, afin que nous marchions dans toutes ses voies, et que nous gardions ses commandements, ses cérémonies et ses jugements.» (3 Rois 8,58) — C’est la puissance de notre liberté que désigne le psalmiste, en disant : «Préserve ta langue du mal, et tes lèvres des paroles trompeuses;» (ps 33,14) mais nous attestons son infirmité dans cette prière : «Place, Seigneur, une garde à ma bouche, une sentinelle à la porte de mes lèvres.» (ps 140,3) — Le Seigneur déclare ce dont est capable notre volonté, lorsqu’il dit : «Détache les chaînes de ton cou, captive, fille de Sion» (Is 52,2); d’autre part, le prophète chante sa fragilité : «C’est le Seigneur qui délie les chaînes des captifs» (ps 145,7), et : «C’est toi qui as brisé mes chaînes; je t’offrirai un sacrifice d’action de grâces.» — Nous entendons le Seigneur nous appeler, dans l’Évangile, afin que, par un acte de notre libre arbitre, nous nous hâtions vers lui : «Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai» (Mt 11,28); mais il proteste aussi de la faiblesse de l’humaine volonté, en disant : «Personne ne peut venir à moi, si le Père, qui m’a envoyé, ne l’attire.» (Jn 6,44) L’Apôtre révèle notre liberté dans ces paroles : «Courez de même, afin de remporter le prix» (1 Co 9,24) ; mais saint Jean le Baptiste atteste sa fragilité lorsqu’il dit : «L’homme ne peut rien prendre de lui-même, que ce qui lui a été donné du ciel.» (Jn 3,27) — Un prophète nous ordonne de garder notre âme avec sollicitude : «Prenez garde à vos âmes» (Jér 17,21), mais le même Esprit fait dire à un autre prophète : «Si le Seigneur ne garde la cité, celui qui la garde veille inutilement.» (ps 126,1) — L’Apôtre, écrivant aux Philippiens, leur dit, pour souligner leur liberté : «Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement» (Phil 2,12); mais il ajoute, pour leur en faire voir la faiblesse : «C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le parfaire, de par son bon plaisir» (Ibid. 13). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Voilà donc la grâce et le libre arbitre qui semblent s’opposer. Ils s’accordent pourtant, et la piété nous fait un devoir de les admettre tous deux. Enlever à l’homme, soit l’un, soit l’autre, serait abandonner la règle de foi de l’Église. Lorsque Dieu voit notre volonté se tourner vers le bien, il court à notre rencontre, nous dirige, nous conforte : «Au son de tes cris, aussitÔt qu’il t’aura entendu, il te répondra» (Is 30,19). Et il dit lui-même : «Invoque-moi au jour de la tribulation; je te délivrerai, et tu me glorifieras» (ps 49,15). Aperçoit-il, au contraire, de la résistance ou de la tiédeur, il adresse à notre coeur des exhortations salutaires, qui renouvellent ou forment en nous la bonne volonté. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Dans le même sens, Dieu accuse, par la bouche du prophète, l’aveuglement, non pas naturel, mais volontaire des Juifs : «Sourds, dit-il, écoutez; aveugles, ouvrez les yeux pour voir ! Qui est aveugle, sinon mon serviteur, et sourd, si ce n’est celui à qui j’envoie mes messagers ?» (Is 42,18-19). Et, de peur que l’on n’attribue leur cécité à la nature, non à la volonté, il dit ailleurs : «Faites sortir le peuple aveugle qui a des yeux, le sourd qui a des oreilles» (Ibid. 43,9). Et de nouveau : «Vous qui avez des yeux, et ne voyez pas; des oreilles, et n’entendez pas» (Jér 5,21). Le Seigneur aussi dit dans l’Évangile — «Parce qu’en voyant, ils ne voient pas, et qu’en entendant, ils n’entendent ni ne comprennent» (Mt 13,13). La prophétie d’Isaïe s’accomplit en eux : «Vous entendrez, et ne comprendrez point; vous regarderez, et vous ne verrez point. Le coeur de ce peuple a été aveuglé, et il est devenu dur d’oreille; et il s’est bouché les yeux; de peur qu’ils ne voient de leurs yeux, et n’entendent de leurs oreilles, et que leur coeur ne comprenne, et qu’ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse» (Is 6,9-10). Enfin, pour signifier qu’ils avaient la possibilité de faire le bien, le Seigneur reprend encore les Pharisiens : «Et comment, leur dit-il, ne discernez-vous pas de vous-mêmes ce qui est juste ?» (Lc 12,57) Il ne leur eût certainement point parlé de la sorte, s’il n’avait su qu’ils étaient naturellement capables de discerner ce qui est juste. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Gardons-nous donc bien de rapporter au Seigneur tous les mérites des saints, de telle manière que nous ne laissions à la nature humaine que ce qui est mauvais et pervers. Après le témoignage que rend Salomon, ou plutôt le Seigneur de qui sont ces paroles, cela ne nous est pas permis. Dans la prière qu’il fit, lorsqu’il eut achevé la construction du temple, il s’exprime ainsi : «David, mon père, voulut bâtir une maison au nom du Seigneur, Dieu d’Israël; mais le Seigneur dit à David mon père : Lorsque tu as formé cette pensée dans ton coeur, d’élever une maison à mon nom, tu as bien fait; le dessein en était bon. Toutefois, ce n’est pas toi qui bâtiras une maison à mon nom» (3 Rois 8,17,19). Cette pensée, ces réflexions de David, dites-moi, étaient-elles bonnes et de Dieu, ou mauvaises et de l’homme ? Si cette pensée était bonne et de Dieu, pourquoi Celui qui l’a inspirée lui refuse-t-il d’aller jusqu’à l’effet ? Si elle était mauvaise et de l’homme, pourquoi le Seigneur lui donne-t-il des louanges ? Il ne nous reste que de croire qu’elle était bonne et de l’homme. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Mais, afin qu’ils ne croient pas pouvoir se passer du secours divin pour accomplir ce grand ouvrage, il ajoute : «C’est Dieu qui opère en vous le vouloir et le parfaire, de par son bon plaisir» (Phil 2,13). Il avertit de même Timothée : «Ne néglige pas la grâce qui est en toi» (1 Tim 4,14); et de nouveau : «C’est pourquoi je t’avertis de ressusciter la grâce de Dieu qui est en toi» (2 Tim 1,6). Écrivant aux Corinthiens, il leur rappelle, il les presse de ne pas se rendre indignes de la grâce de Dieu par des oeuvres stériles : «Or donc, étant ses coopérateurs, nous vous exhortons à ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu» (2 Co 6,1). Simon, lui, l’avait reçue en vain; aussi ne lui fut-elle d’aucun profit. Il ne voulut pas obéir au commandement du bienheureux Pierre, qui lui disait : «Fais pénitence de ta malice, et prie Dieu qu’il te pardonne, s’il est possible, cette pensée de ton coeur. Je te vois la proie d’un fiel amer, et dans les liens de l’iniquité» (Ac 8,22-23). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Il se peut qu’à notre tour nous soyons soumis à ce genre de tentation, afin d’avoir aussi le mérite de l’épreuve. Le Législateur le prédit bien clairement dans le Deutéronome : «S’il s’élève au milieu de toi un prophète ou quelqu’un qui dise avoir vu un songe, et qu’il te prédise un signe ou un prodige, et que ce qu’il a dit s’accomplisse, puis qu’il te dise : Allons, et suivons des dieux étrangers que tu ignores, et servons-les : tu n’écouteras pas les paroles de ce prophète ou de ce songeur, parce que le Seigneur votre Dieu vous éprouve, afin qu’il paraisse si vous l’aimez, ou non, de tout votre coeur et de toute votre âme.» (Deut 13,1-3) Quoi donc ? lorsque Dieu aura permis que surgisse ce prophète ou ce songeur, protégera-t-il ceux dont il veut éprouver la foi, de manière à ne point laisser de place à leur liberté, pour qu’ils luttent par leurs propres forces avec le tentateur ? Et quel besoin même de tentation, s’il les sait trop faibles et trop fragiles, pour être capables de résister par leurs propres forces au tentateur ? La justice du Seigneur n’aurait donc pas permis qu’ils fussent tentés, s’il ne leur avait connu une force de résistance égale à l’attaque, en sorte que l’on pût en toute équité les juger coupables ou dignes d’éloge, selon qu’ils auraient agi. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Le Seigneur a voulu un jour exprimer à l’aide des transports des affections humaines la providence amoureuse qu’il daigne exercer sur nous, avec une tendresse qui ne sait point se lasser; et, ne trouvant point de sentiment dans toute la création auquel il pût mieux appareiller le sien, il l’a comparé à la tendresse d’un coeur de mère. Il fait donc appel à cet exemple, parce qu’il ne s’en peut trouver de plus délicat dans la nature humaine, et il dit : «Est-ce qu’une mère peut oublier son enfant ? Se peut-il qu’elle n’ait point de pitié pour le fils qu’elle a porté ?» (Is 49,15). Puis, cette comparaison même ne lui suffit plus, et il la dépasse aussitôt : «Quand même elle oublierait, ajoute-t-il, moi, je ne t’oublierai pas.» Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Aussi tous les pères catholiques, qui ont appris la perfection du coeur, non par de vaines disputes de mots, mais par les effets et les oeuvres, ont-ils arrêté ces trois principes : Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON
Certains dirigent tous leurs efforts vers le secret du désert et la pureté du coeur. Tels, aux jours passés, Élie et Élisée; dans nos temps, le bienheureux Antoine, et les autres qui poursuivirent le même idéal. Ils jouirent d’une très familière union avec Dieu, parmi les silences de la solitude. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
La pratique, nous l’avons dit plus haut, se partage en beaucoup de professions et d’états. La théorie se divise en deux parties, c’est-à-dire l’interprétation historique et l’intelligence spirituelle; et c’est ce qui fait dire à Salomon, après avoir détaillé la grâce multiforme de l’Église : «Tous ceux de sa maison ont double vêtement.» (Pro 31,21). La science spirituelle, à son tour, comprend trois genres : la tropologie, l’allégorie et l’anagogie. C’est d’eux qu’il est dit dans les Proverbes : «Pour vous, écrivez ces choses en triples caractères sur la largeur de votre coeur.» (Pro 22,20). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Je sens que vous avez le zèle de la lecture. Conservez-le; et de toute votre ardeur, hâtez-vous de posséder au plus tôt la plénitude de la science pratique, c’est-à-dire morale. Sans elle, la pureté de la contemplation, dont nous parlions naguère, demeure hors de nos prises. Ceux-là seulement qui sont devenus parfaits, non certes par l’effet de la parole de leurs maîtres, mais par la vertu de leurs propres actions, l’obtiennent, pour ainsi dire, en récompense, après l’avoir payée de bien des oeuvres et des labeurs. Ce n’est pas dans la méditation de la loi qu’ils acquièrent l’intelligence, mais comme le fruit de leurs travaux. Ils chantent avec le psalmiste : «Par vos commandements m’est venue l’intelligence.» (Ps 118,104). Ils s’écrient, pleins de confiance, après avoir éliminé, toute passion : «Je chanterai des psaumes et j’aurai l’intelligence dans le chemin de l’innocence.» (Ps 100,1-2). Car celui-là comprend, tandis qu’il psalmodie, les paroles qu’il chante, qui marche dans les voies de l’innocence par le privilège d’un coeur pur. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Vous voulez élever dans votre coeur le sacré tabernacle de la science spirituelle : purifiez-vous de la souillure des vices, dépouillez tout souci du siècle présent. Il est impossible que l’âme occupée, même légèrement, des soins de ce monde, mérite le don de la science, ou soit féconde en pensées spirituelles, ou retienne avec fermeté les saintes lectures qu’elle a faites. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Prenez garde avant tout et vous particulièrement, Jean, que votre jeunesse engage plus encore à observer ce que je vais dire de commander à votre bouche le plus complet silence, si vous ne voulez pas qu’un vain élèvement rendent inutiles et votre ardeur à la lecture et vos labeurs pleins de saints désirs. C’est ici le premier pas dans la science pratique : recevoir les enseignements et les décisions de tous vos anciens d’une âme attentive, mais la bouche en quelque sorte muette; les déposer avec soin dans votre coeur, et vous empresser à les accomplir, plutôt qu’à faire le docteur. Au lieu des prétentions funestes de la vaine gloire, vous verrez se multiplier les fruits de la science spirituelle. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Ne vous laissez pas entraîner à donner des leçons aux autres par l’exemple de quelques-uns. Ils ont acquis de l’habileté à discourir, une parole aisée qui semble couler de source; et parce qu’ils savent disserter élégamment et avec abondance sur tout sujet qu’il leur plaît, ils passent pour posséder la science spirituelle aux yeux de ceux qui n’ont pas appris à en discerner le véritable caractère. Mais c’est tout autre chose, d’avoir quelque facilité de parole et de l’éclat dans le discours, ou d’entrer jusqu’au coeur et à la moelle des paroles célestes, et d’en contempler du regard très pur de l’âme les mystères profonds et cachés. Ceci, la science humaine ne le donne pas, ni la culture du siècle, mais la seule pureté de l’âme, par l’illumination du saint Esprit. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Oui, si vous voulez parvenir à la science véritable des Écritures, fondez-vous d’abord inébranlablement dans l’humilité du coeur. C’est elle qui vous conduira, non à la science qui enfle, mais à celle qui illumine, par la consommation de la charité. Il est impossible encore une fois que l’âme qui n’est pas pure obtienne le don de la science spirituelle. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Puis, après avoir banni tous les soins et les pensées terrestres, efforcez-vous de toutes manières de vous appliquer assidûment, que dis-je ? constamment à la lecture sacrée, tant que cette méditation continuelle imprègne enfin votre âme, et la forme, pour ainsi dire, à son image. Elle en fera de quelque façon l’arche de l’alliance, renfermant en soi les deux tables de pierre, c’est-à-dire l’éternelle fermeté de l’un et l’autre Testament; — l’urne d’or, symbole d’une mémoire pure, et sans tache qui conserve à jamais le trésor caché de la manne, entendez l’éternelle et céleste douceur des pensées spirituelles et du pain des anges; la verge d’Aaron, c’est-à-dire l’étendard, signe du salut, de notre Souverain, et véritable pontife Jésus Christ, toujours verdoyant dans un immortel souvenir : le Christ, en effet, est la verge qui, après avoir été coupée de la racine de Jessé, reverdit de sa mort avec une vigueur nouvelle. Toutes ces choses sont couvertes par deux chérubins, c’est-à-dire la plénitude de la science historique et spirituelle. Car chérubin signifie plénitude de science. Ils couvrent sans cesse le propitiatoire de Dieu, c’est-à-dire la tranquillité de votre coeur, et la protègent contre toutes les attaques des esprits malins. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Votre âme, ainsi devenue, par son inséparable amour de la pureté, l’arche du divin Testament et le royaume sacerdotal, absorbée en quelque sorte dans les connaissances spirituelles, accomplira le commandement fait au pontife par le Législateur : «Il ne sortira pas du sanctuaire, de peur qu’il ne profane le sanctuaire de Dieu,» (Lev 21,12) c’est-à-dire son coeur, où le Seigneur promet de faire sa constante demeure : «J’habiterai parmi eux, et je marcherai au milieu d’eux.» (2 Cor 6,16). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Ayons le zèle d’apprendre par coeur la suite des Écritures, et de les repasser sans cesse dans notre mémoire. Cette méditation continuelle nous procurera un double fruit. D’abord, tandis que l’attention est occupée à lire et étudier, les pensées mauvaises n’ont pas le moyen de rendre l’âme captive dans leurs filets. Puis, il se trouve qu’après avoir maintes fois parcouru certains passages, en travaillant à les apprendre de mémoire, nous n’avons pu, sur l’heure, les comprendre, parce que notre esprit manquait de la liberté nécessaire. Mais, lorsqu’ensuite, loin de l’enchantement des occupations diverses et des objets qui remplissent nos yeux, nous les repassons en silence, surtout pendant les nuits, ils nous apparaissent, dans une plus grande lumière. Il est ainsi des sens très profonds, dont nous n’avions pas le plus léger soupçon durant la veille; et c’est quand nous reposons, plongés, pour ainsi dire, dans la léthargie d’un lourd sommeil, que l’intelligence nous en est révélée. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Il arrivera par hasard que vous sachiez très bien ce que vous entendez en conférence. Ne prenez point prétexte de ce qu’il vous est connu, pour faire une moue dédaigneuse; mais confiez-le à votre coeur avec cette avidité que nous devons toujours avoir, soit à prêter l’oreille aux désirables paroles du salut, soit à les proférer nous-mêmes. Si fréquemment que les vérités saintes nous soient exposées, jamais une âme qui a soif de la vraie science n’en éprouvera de satiété ni d’aversion. Elles lui seront nouvelles chaque jour, chaque jour également désirées. Plus souvent elle s’en sera nourrie, plus elle se montrera avide de les entendre ou d’en parler. Leur répétition confirmera la connaissance qu’elle en a, loin que les conférences multipliées lui donnent un soupçon de dégoût. C’est l’indice évident d’une âme tiède et superbe, de recevoir avec ennui et indifférence la parole du salut, quand même il y aurait de l’excès dans l’assiduité qu’on met à la lui faire entendre : «Celui qui est rassasié foule aux pieds le rayon de miel; mais à celui qui est dans le besoin, cela même qui est amer parait doux.» (Pro 27,7). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Recueillie avec empressement, soigneusement déposée dans les retraites de l’âme, munie du cachet du silence, il en sera de la doctrine comme de vins au parfum suave, qui réjouissent le coeur de l’homme. Ainsi que la vieillesse fait le vin, la sagesse, qui tient lieu à l’homme de cheveux blancs, et la longanimité de la patience la mûriront. Lorsqu’ensuite elle paraîtra sur vos lèvres, ce sera en exhalant des flots de senteurs embaumées. Il en sera d’elle encore comme d’une fontaine sans cesse jaillissante. Ses eaux bienfaisantes, multipliées par l’expérience et la pratique des vertus, iront se débordant; et du fond de votre coeur, d’où elle sourdra comme d’un secret abîme, elle se répandra en fleuves intarissables. Il arrivera de vous ce qui est dit dans les Proverbes à l’homme pour qui toutes ces choses sont devenues des réalités : «Bois l’eau de tes citernes et de la source de tes puits. Que les eaux de ta source débordent, que tes eaux se répandent sur tes places !» (Pro 5,15-16).Selon la parole du prophète Isaïe, «vous serez comme un jardin bien arrosé, comme une source d’eau qui jamais ne tarit. Les lieux déserts depuis des siècles seront par vous bâtis; vous relèverez les fondements posés de génération en génération; et l’on dira de vous : c’est le réparateur des haies, le restaurateur de la sûreté des chemins.» (Is 58,11-12). La béatitude promise par le même prophète vous sera donnée en partage : «Le Seigneur ne fera plus s’éloigner de toi ton maître, et tes yeux verront ton précepteur. Tes oreilles entendront la voix de celui qui t’avertira, criant derrière toi : Voici le chemin; marchez-y; ne vous en détournez ni à droite ni à gauche.» Et vous verrez cette merveille, que non seulement toute la direction de votre coeur et son étude, mais les écarts mêmes de vos pensées et leur vagabondage incertain ne seront plus qu’une sainte et incessante méditation de la loi divine. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Non, celui dont l’âme n’est point pure ne saurait acquérir la science spirituelle, quelque peine qu’il se donne, si assidu qu’il puisse être à la lecture. L’on’ ne confie point à un vase fétide et corrompu un parfum de qualité, un miel excellent, une liqueur précieuse. Le vase pénétré de senteurs repoussantes, infectera plus facilement le parfum le plus odorant, qu’il n’en recevra lui-même quelque suavité ou agrément; car ce qui est pur se corrompt plus vite que ce qui est corrompu ne se purifie. Ainsi le vase de notre coeur. S’il n’est d’abord entièrement purifié de la contagion fétide des vices, il ne méritera pas de recevoir ce parfum de bénédiction dont parle le prophète : «Comme l’huile précieuse qui, répandue sur la tête, coule sur la barbe d’Aaron et descend sur le bord de son vêtement;» (Ps 132,2) non plus qu’il ne gardera sans souillure la science spirituelle ou les paroles de l’Écriture, «qui sont plus douces que le miel et que le rayon rempli de miel». (Ps 18,11). «Car, quelle communication y a-t-il de la justice avec l’iniquité ? Quelle société de la lumière avec les ténèbres? Quel accord entre le Christ et Bélial ?» (2 Cor 6,14-15). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Objection : Beaucoup n’ont pas le coeur pur et possèdent la science, tandis que nombre de saints ne la possèdent point. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
GERMAIN. — Votre assertion ne nous semble pas fondée sur la vérité ni appuyée de raisons plausibles. Tous ceux qui refusent la foi du Christ, ou la corrompent par des opinions mensongères et impies, manifestement n’ont pas le coeur pur. Comment donc se fait-il que tant de juifs, d’hérétiques ou même de catholiques, qui sont en proie à des vices divers, parviennent à une connaissance parfaite des Écritures et peuvent se glorifier d’une science spirituelle éminente; tandis que l’on voit une multitude incalculable de saints qui ont purifié leur coeur de toute souillure de péché, et dont néanmoins la religion, contente de la simplicité de la foi, ignore les secrets d’une science plus profonde ? Et comment, après cela, votre opinion, qui attribue la science spirituelle à la seule pureté du coeur, pourra-t-elle tenir ? Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
NESTEROS. — Ce n’est pas examiner comme il convient la portée d’une doctrine, que de ne pas prendre le soin de peser tous les termes qui l’expriment. Nous avons dit déjà que cette sorte de gens n’ont rien qu’une certaine habileté à parler, avec de l’agrément dans le discours; mais qu’ils sont incapables d’entrer au coeur de l’Écriture et dans le mystère des sens spirituels. La science véritable ne se trouve que chez ceux qui honorent vraiment Dieu. Ce peuple ne l’a certes point, à qui il est dit : «Écoute, peuple insensé, qui n’as point de coeur; vous qui avez des yeux et ne voyez point, des oreilles et n’entendez point;» (Jer 5,21) et de nouveau : «Parce que tu as rejeté la science, je te rejetterai à mon tour, et ne souffrirai pas que tu remplisses les fonctions de mon sacerdoce.» (Os 4,6). Il est écrit que «tous les trésors de la science sont cachés» (Col 2,3) dans le Christ. Dès lors, comment croire que celui qui dédaigne de trouver le Christ, ou qui, l’ayant trouvé, le blasphème d’une bouche sacrilège, comment croire que celui qui déshonore la foi catholique par des oeuvres d’impureté, aient atteint à la vraie science ? «L’Esprit de Dieu, en effet, hait l’astuce et n’habite point dans un corps esclave du péché.» (Sag 1,5). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Les hommes dont vous parlez, ne possèdent donc pas la science qui ne peut échoir en partage au coeur impur, mais une autre, qui n’en mérite pas le nom et de laquelle le bienheureux Apôtre dit : «Ô Timothée, garde le dépôt, en évitant les nouveautés profanes dans tes discours et tout ce qu’oppose une science qui n’en mérite pas le nom.» (1 Tim 6,20). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Si donc vous avez à coeur de respirer cet incorruptible parfum, travaillez de toutes vos forces à obtenir du Seigneur l’immaculée chasteté; car personne ne possède la science spirituelle, tant qu’il se laisse dominer par les désirs des passions charnelles, et surtout de l’impureté : «C’est dans le coeur qui est bon que la sagesse habite,» (Pro 14,33) et «celui qui craint le Seigneur trouvera la science avec la justice.» ((Ec 32,20). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Lorsque, dociles à cette discipline et à suivre cet ordre, vous serez parvenus, vous aussi, à la science spirituelle, votre savoir, je vous le certifie, ne sera pas stérile et vain, mais plein de vie et fertile en fruits. Vous confierez la semence de la parole du salut au coeur de vos auditeurs, et la rosée très abondante de l’Esprit saint viendra aussitôt la féconder. Selon la promesse du prophète, «la pluie sera donnée à votre semence, partout où vous aurez semé dans la terre; et le pain que vous donneront les fruits de la terre, sera abondant et substantiel.» (Is 30,23). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Ainsi, il vous faut cacher aux hommes de cette sorte les mystères des sens spirituels, de manière que vous puissiez chanter en toute vérité : «J’ai tenu vos paroles cachées dans mon coeur, afin de ne pas pécher contre vous.» (Ps 118,11). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Vous me direz peut-être : «À qui donc dispenser les secrets des divines Écritures ? Le sage Salomon vous l’apprend : «Versez l’ivresse à ceux qui sont dans la tristesse, et donnez à boire du vin à ceux qui sont dans la douleur, afin qu’ils oublient leur misère et qu’ils ne se souviennent plus dorénavant de leurs souffrances.» (Pro 31,6-7). C’est-à-dire: À ceux que le regret de leur première vie abat sous le chagrin et la tristesse, versez abondamment la joie de la science spirituelle, comme d’un vin qui réjouit le coeur de l’homme; réchauffez-les, en les enivrant de la parole du salut, de peur que, se laissant submerger par la continuité de leur chagrin et un mortel désespoir, «ils ne soient absorbés dans une excessive tristesse.» (2 Cor 2,7). Mais pour ceux qui vivent dans la tiédeur et la négligence, sans éprouver dans leur coeur le plus léger remords, voici comme il en est parlé : «Celui qui vit dans les douceurs et sans souffrance, sera dans le dénuement.» (Pro 14,23). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Ou bien c’est l’auditeur qui est mauvais et rempli de vices; et son coeur endurci demeure fermé à la salutaire et sainte doctrine de l’homme spirituel. De ceux qui lui ressemblent, Dieu dit par le prophète : «Le coeur de ce peuple a été aveuglé, et il est devenu dur d’oreille, et il s’est bouché les yeux, de peur qu’ils ne voient de leurs yeux et n’entendent de leurs oreilles, et que leur coeur ne comprenne, et qu’ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse.» (Is 6,10). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
La troisième sorte de guérisons est un jeu et une ruse des démons. Un homme est engagé dans des crimes manifestes, mais on admire ses miracles, et on le croit serviteur de Dieu : c’est pour les esprits malins le moyen de persuader aux autres d’imiter jusqu’à ses vices. De plus, la porte est ouverte à la critique, et la sainteté de la religion elle-même discréditée. À tout le moins peuvent-ils s’attendre que celui qui se croit ainsi le don de guérison, le coeur enflé de superbe, tombera d’une chute plus terrible. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
De là leur stratagème : on les voit prononcer avec effroi le nom de personnes qu’ils savent entièrement dépourvues de sainteté et de fruits spirituels, comme si leurs mérites étaient un enfer insupportable qui les chasse du corps des possédés. Mais de ces personnes, il est dit dans le Deutéronome : «S’il s’élève du milieu de toi un prophète ou quelqu’un qui dise avoir vu, un songe, et qu’il te prédise un signe ou un prodige, et que ce qu’il a dit s’accomplisse, puis qu’il le dise : Allons, et suivons des dieux étrangers que tu ignores, et servons-les : tu n’écouteras point les paroles de ce prophète ou de ce songeur, parce que le Seigneur votre Dieu vous éprouve, afin qu’il paraisse si vous l’aimez, ou non, de tout votre coeur et de toute votre âme.» (Dt 13,1-3). Il est dit de même dans l’Évangile : «Il s’élèvera de faux Christs et de faux prophètes, et ils feront de grands signes et de grands prodiges, jusqu’à induire dans l’erreur, s’il se pouvait, même les élus.» (Mt 24,24). Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Mais voici que l’auteur même de tous les signes et les miracles appelle ses disciples à recueillir sa doctrine; il va manifester avec évidence ce que ses sectateurs véritables et choisis entre tous devront apprendre particulièrement de lui : «Venez, dit-il, et apprenez de Moi,» (Mt 11,28) non pas certes à chasser les démons par la puissance du ciel, ni à guérir les lépreux, ni à rendre la lumière aux aveugles, ni à ressusciter les morts — J’opère, il est vrai, tous ces prodiges par l’entremise de quelques-uns de mes serviteurs; néanmoins, l’humaine condition ne saurait entrer en société avec Dieu pour les louanges qui Lui sont dues; le ministre et l’esclave ne peut prendre sa part où toute la gloire appartient à la seule divinité; mais, dit-il, «apprenez de Moi» ceci, «que je suis doux et humble de coeur.» (Mt 11,29). Voilà, en effet, ce qu’il est possible à tous communément d’apprendre et de pratiquer. Mais de faire des signes et des miracles, cela n’est pas toujours nécessaire, ni avantageux à tous, et n’est pas accordé non plus universellement. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Aussi bien, est-ce un plus grand miracle d’extirper de sa propre chair le foyer de la luxure, que d’expulser les esprits immondes du corps d’autrui; un signe plus magnifique de contenir par la vertu de patience les mouvements sauvages de la colère, que de commander aux puissances de l’air. C’est quelque chose de plus, d’éloigner de son propre coeur les morsures dévorantes de la tristesse, que de chasser les maladies et les fièvres des autres. Enfin, c’est, à bien des titres, une plus noble vertu, un progrès plus sublime, de guérir les langueurs de son âme, que les faiblesses corporelles d’autrui. Plus l’âme est au-dessus de la chair, plus est préférable son salut; plus sa substance l’emporte par l’excellence et le prix, plus grave et funeste serait sa perte. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Des guérisons corporelles, il est dit aux bienheureux apôtres : «Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis.» (Lc 10,20). Ce n’était pas leur puissance qui opérait ces prodiges, mais la vertu du nom qu’ils invoquaient. Et voilà pourquoi le Seigneur les avertit de ne revendiquer ni béatitude ni gloire pour ce qui n’est dû qu’à la puissance et à la vertu de Dieu; mais uniquement pour la pureté intime de leur vie et de leur coeur, qui leur mérite d’avoir leurs noms inscrits dans les cieux. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Agité de ces tristes pensées, un sommeil soudain le saisit, et un ange du Seigneur lui apparaît : «Pourquoi es-tu triste, Paphnuce, de ce que ce feu terrestre ne soit pas en paix avec toi, alors que tes membres gardent un reste de concupiscence qui n’est pas encore parfaitement éteint. Tant que ses racines demeureront vivaces dans tes moelles, nul moyen que le feu matériel te soit pacifique. Tu ne cesseras d’être sensible à ses atteintes, que du jour où tu connaîtras par ce signe que tout mouvement intérieur est mort en toi : si, en présence d’une jeune fille de grande beauté, ton coeur garde inaltérable toute sa tranquillité, alors oui, le contact de cette flamme visible te sera doux et inoffensif, comme il le fut aux trois enfants dans la fournaise de Babylone. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Cette révélation frappa vivement le vieillard. Il ne voulut point tenter la chance de l’expérience qui lui avait été indiquée de par Dieu. Mais il interrogea sa conscience, examina la pureté de son coeur; et, jugeant que sa chasteté n’était pas encore à la mesure d’une telle épreuve : «Il n’est pas étonnant, se dit-il, que même après avoir vu les esprits immondes reculer devant moi, je ne laisse pas d’éprouver encore les brûlures ennemies du feu, que j’avais cru d’abord moins terribles que leurs cruels assauts. C’est une vertu plus haute, une grâce plus sublime, d’éteindre en soi le feu de la chair, que de subjuguer, par le signe de la croix et la puissance du Très-Haut, les esprits mauvais qui nous attaquent de l’extérieur, ou de les chasser du corps des possédés par l’invocation du Nom divin. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS
Le dernier procédé, qui est aussi, à n’en pas douter, la mort de tous les vices, consiste à penser chaque jour que l’on peut jusqu’au soir émigrer de ce monde. Cette persuasion ne permettra pas qu’il séjourne dans notre coeur une ombre de tristesse; mais encore elle étouffera tous les mouvements des convoitises et des vices. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Si l’on tient fermement ces principes, il est impossible de ressentir soi-même ou de causer chez les autres l’amertume de la colère et de la discorde. Viennent-ils, au contraire, à être négligés, l’ennemi de la charité versera insensiblement dans le coeur des amis le poison de la tristesse. Dispute sur dispute, la dilection, par une suite nécessaire, se refroidira peu à peu; tant qu’enfin la rupture se fasse complète entre des coeurs dès longtemps ulcérés. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
À quel propos se pourrait-il brouiller avec son ami ? En ne revendiquant rien comme sa propriété, il coupe la racine première des procès, qui naissent habituellement de petites choses et pour les objets les plus dépourvus de valeur; de toute sa force, il s’applique à observer ce que nous lisons dans les Actes des apôtres sur l’unité qui régnait parmi les fidèles : «La multitude des fidèles n’avait qu’un coeur et qu’une âme; nul ne disait sien ce qu’il possédait, mais tout était commun entre eux.» (Ac 4,32). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Le moyen qu’il allume le brandon de la dispute ? Il s’est fait une loi, lorsqu’il s’agira de sa manière de voir et de comprendre les choses, de ne pas tant se fier à son jugement qu’à l’appréciation de son frère; et sur la décision de cet arbitre, on le voit approuver on désapprouver ses propres idées, montrant dans l’humilité d’un coeur tout rempli de douceur une expression achevée de cette parole de l’Évangile : «Non pas comme je veux, mais comme vous voulez.» (Mt 26,39). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Pour quel motif pourra-t-il bien souffrir que la tristesse trouve entrée en son propre coeur ou demeure au coeur d’un autre ? C’est, à ses yeux, un principe sans appel, que la passion de la colère, pernicieuse comme elle est illicite, ne peut avoir de justes causes; et qu’il lui est autant impossible de prier, si un frère s’irrite contre lui, que si lui-même s’irritait contre son frère. Toujours il garde dans un coeur humble le souvenir de cette parole du Seigneur notre Sauveur : «Si, lors que vous présentez votre offrande à l’autel, il vous souvient que votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre offrande devant l’autel, et allez d’abord vous réconcilier avec votre frère; puis, venez présenter votre offrande.» (Mt 5,23-24). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Rien ne vous servirait, en effet, d’affirmer que vous n’avez point, quant à vous, de colère, et de vous persuader que vous remplissez ce commandement : «Que le soleil ne se couche pas sur votre colère», (Ep 4,26). «Quiconque se met en colère contre son frère méritera d’être puni par les juges,» (Mt 5,22) si vous méprisez d’un coeur superbe et dur la tristesse de votre prochain, quand votre mansuétude aurait pu l’adoucir. Vous encourez au même titre le reproche de prévarication contre le précepte du Seigneur; car Celui qui a dit que vous ne deviez pas entrer en colère contre votre prochain, a dit du même coup que vous ne deviez pas faire fi de sa tristesse. Que vous vous perdiez vous-même oui un autre, cela ne fait point de différence aux yeux de Dieu, «qui veut que tous les hommes soient sauvés.» (1 Tim 2,4). Quel que soit celui qui périt, c’est pour lui un même dommage. Pareillement, celui qui trouve tant de plaisir à l’universelle perdition, retire un même gain de votre mort éternelle ou de celle de votre frère. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
On a maintes fois éprouvé la vérité de ce que dit l’Apôtre, que «Satan lui-même se transforme en ange de lumière», (2 Cor 11,14) afin de répandre les obscures et affreuses ténèbres de l’erreur pour la vraie lumière de la science. Heureux, si ses suggestions rencontrent un coeur humble et doux, qui les soumette à l’examen d’un frère mûri par l’expérience ou d’un ancien de vertu consommée, puis les rejette ou les accueille selon qu’ils en auront jugé, après les avoir soigneusement éprouvées. Autrement, il n’est pas douteux que nous ne révérions l’ange des ténèbres comme un ange de lumière, et ne périssions de la mort la plus terrible. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Il est impossible d’éviter ce malheur, si l’on se lie à son propre sens. Mais il faut aimer et pratiquer la vraie humilité; il faut remplir, avec un coeur contrit, le voeu si pressant de l’Apôtre : «S’il est quelque consolation dans le Christ, s’il est quelque douceur et soulagement dans la charité, s’il est quelque tendresse et compassion, rendez ma joie parfaite; ayez une même pensée, un même amour, une même âme, un même sentiment; ne faites rien dans un esprit de contention ni par vaine gloire; mais tenez-vous en toute humilité pour supérieurs les uns aux autres.» (Phil 2,13). Il dit encore : «Prévenez-vous d’honneur les uns les autres.» (Rom 12,10). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Ils pensent calmer par ce moyen l’amertume conçue dans leur coeur. Mais ce beau dédain ne fait qu’augmenter un feu qu’ils auraient pu éteindre sur-le-champ, s’ils eussent consenti à montrer plus de fraternelle sollicitude et d’humilité; car un repentir opportun guérissait à la fois leur propre blessure, et adoucissait l’esprit de leur frère. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Voyez à quel point le Seigneur est opposé à ce que nous ayons en mépris la tristesse d’autrui. Si notre frère a quelque chose contre nous, il ne consent pas même à recevoir nos dons — c’est-à-dire qu’il ne permet pas que nous lui offrions nos prières —, tant que, par une prompte satisfaction, nous n’ayons pas banni cette tristesse, qu’elle ait été conçue justement, ou non. Il ne dit pas : Si votre frère a vraiment sujet de se plaindre de vous, laissez là votre offrande, et allez d’abord vous réconcilier avec lui; mais : «S’il vous souvient que votre frère a quelque chose contre vous,» c’est-à-dire : Même si le grief qui a provoqué l’émotion de votre frère est futile et insignifiant, le souvenir en vient-il soudain frapper votre mémoire, sachez que vous ne devez pas offrir les dons spirituels de vos prières, avant d’avoir fait disparaître la tristesse du coeur de votre frère, qu’elle qu’en soit la cause, par une satisfaction pleine de tendresse. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
De même, rien ne sert de se taire, si nous nous commandons le silence dans le dessein d’obtenir par son moyen ce qu’aurait fait l’injure; si nous y joignons de certains gestes hypocrites, qui jetteront dans une colère plus véhémente celui qu’il eût fallu guérir, et qui, pour comble, nous vaudront des louanges de sa ruine et de sa perdition. Comme si l’on ne devenait pas plus criminel encore par le fait même que l’on veut s’acquérir de la gloire de la perte d’un frère ! Mais, aussi bien, un tel silence sera-t-il mauvais à tous deux. Comme il augmente la tristesse au coeur du prochain, il ne permet pas qu’elle disparaisse du notre C’est à ceux qui agissent de la sorte que s’adresse tout spécialement la malédiction du prophète : «Malheur à qui mêle son fiel dans le breuvage qu’il sert à son ami, et qui l’enivre pour voir sa nudité ! Il s’est rassasié d’opprobre, au lieu de gloire.» (Hab 2,15-16). Et voici ce qu’un autre a dit de leurs pareils : «Le frère ne pense qu’à supplanter son frère, et l’ami use de tromperie contre son ami; l’homme se rira de son frère, et ils ne diront point la vérité,» (Jer 9,4-5) car «ils ont tendu leur langue comme un arc, afin de lancer le mensonge, et non la vérité.» (Jer 9,3). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
C’est tomber très évidement dans le crime de sacrilège. Les jeûnes que l’on ne doit offrir qu’à Dieu seul, en vue d’humilier son coeur et de se purifier des vices, ils les soutiennent afin de satisfaire un orgueil diabolique ! Ce qui est tout de même que s’ils présentaient des prières et des sacrifices, non à Dieu, mais aux démons, et méritaient par là d’entendre le reproche de Moïse : «Ils ont sacrifié à des démons, et non à Dieu, à des dieux qu’ils ne connaissaient pas.» (Dt 32,7). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
JOSEPH. — Je l’ai dit tout à l’heure, il ne faut pas considérer seulement l’acte matériel, mais la disposition d’esprit et l’intention de celui qui agit. Pesez bien, dans l’intime de votre coeur, les sentiments qui animent les actions humaines, examinez de quel mouvement elles procèdent; et vous verrez que la vertu de patience et de douceur ne se peut accomplir en aucune façon par un esprit tout contraire, à savoir l’esprit d’impatience et de fureur. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Vous voyez par là combien ceux dont nous parlons sont éloignés de la perfection évangélique. Elle nous enseigne à garder la patience, non en paroles, mais par la tranquillité du coeur. Et avec quelles exigences veut-elle que nous soyons attentifs à la conserver dans les rencontres fâcheuses ! Ce n’est rien encore de nous garder indemnes des émotions violentes de la colère.,Nous devons, en pliant sous l’injure, contraindre à s’apaiser ceux qui sont émus même par leur faute, leur permettre de s’assouvir en nous frappant. Il faut, à force de douceur, triompher de leur emportement. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Ainsi remplirons-nous le conseil de l’Apôtre : «Ne vous laissez pas vaincre par le mal, mais triomphez du mal par le bien.» (Rom 12,21). Mais c’est de quoi demeurent bien incapables, ceux qui profèrent des paroles de douceur et d’humilité dans un esprit d’orgueil; et, loin de songer à éteindre chez soi l’incendie de la colère, ne se proposent, au contraire, que d’en aviver les flammes, et dans leur propre coeur, et dans le coeur de leur frère. Lors même qu’ils réussiraient, pour leur part, à conserver quelque façon de douceur et de paix, ils ne cueilleraient pas encore de cette manière le fruit de la justice, parce qu’ils cherchent à obtenir la gloire de la patience au détriment du prochain. Ne se rendent-ils point, par ce fait, absolument étrangers à l’amour recommandée par l’Apôtre ? Celle-ci «ne cherche pas son intérêt propre,» (1 Cor 13,5) mais celui des autres. Le désir de s’enrichir ne lui fait point poursuivre son profit aux dépens du prochain. Elle ne souhaite pas de rien acquérir, en dépouillant autrui. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
De prime abord, quelles que soient les injures dont on le charge, le moine gardera la paix, je ne dis pas seulement sur ses lèvres, mais dans le fond de son coeur. S’il se sent troublé le moins du monde, qu’il se contienne dans un absolu silence, et suive exactement le conseil du psalmiste : «Je me suis troublé, et je n’ai point parlé»; (Ps 76,5). «J’ai dit : Je garderai mes voies, de crainte de pécher par ma langue. J’ai mis une garde à ma bouche, tant que le pécheur se tient en face de moi. Je suis resté muet, et je me suis humilié, et j’ai gardé le silence même pour les choses bonnes.» (Ps 38,2-3). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Il ne faut pas qu’il s’arrête à considérer le présent; il ne faut pas que ses lèvres profèrent ce que lui suggère sur l’heure une colère emportée, ce que lui dicte son coeur exaspéré. Mais plutôt qu’il repasse en son esprit la complaisance de charité qui l’unissait naguère à son ami; ou qu’il tourne ses regards vers l’avenir, pour y voir en esprit la paix déjà refaite comme elle était devant; qu’il s’attache à la contempler, dans le temps même où il se sent ému, à la pensée qu’elle va revenir sur-le-champ. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Que notre coeur se dilate donc et s’ouvre largement ! Resserré par l’étroitesse de la pusillanimité, le bouillonnement tumultueux de la colère le remplirait. Puis, nous n’aurions point de place, dans un coeur étroit, pour le commandement divin, qui est infini, selon le prophète; nous ne pourrions non plus redire après celui-ci : «J’ai couru dans la voie de vos commandements, parce que vous dilatiez mon coeur.» (Ps 118,32). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH
Mais le feu que ses discours avaient allumé dans notre coeur, ne nous permit point de dormir de toute la nuit. Nous sortîmes; et, nous étant éloignés d’une centaine de pas, nous nous assîmes en un lieu fort retiré. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH
GERMAIN — Nous devons savoir un gré infini pour leur doctrine à ceux qui nous ont instruits dès notre jeune âge à former de grandes résolutions, et ont su allumer dans notre coeur une soif si particulière de la perfection en nous faisant goûter le bien qui était en eux. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH
Ainsi, il n’y a pas de mal à rompre un engagement inconsidéré, pourvu que, de toute manière, on reste fidèle à la pensée de religion que l’on avait dans l’esprit. Quel est donc le but de toutes nos actions, sinon d’offrir à Dieu un coeur pur ? Si vous jugez plus facile d’y atteindre en ce lieu, reprendre une promesse extorquée ne peut vous nuire : vous suivez la Volonté du Seigneur, du moment que vous arrivez plus vite au but essentiel, c’est-à-dire à la pureté du coeur, qui fut le motif de votre engagement. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH
C’est que Dieu n’examine et ne juge pas seulement nos paroles et nos actes; mais il considère aussi notre volonté et nos intentions. Nous voit-il faire ou promettre quelque chose pour notre salut éternel ou en vue de la contemplation divine : même si notre conduite revêt, aux yeux des hommes, des apparences de dureté et d’injustice, lui regarde aux sentiments de religion qui sont au fond de notre coeur, et nous juge, non d’après le son des mots, mais sur le voeu de notre volonté. La fin de l’acte, les dispositions de celui qui agit, voilà ce qui est à considérer. Par là, comme on l’a dit plus haut, l’un peut se justifier en mentant; et l’autre, tomber dans un péché qui le condamne à la mort éternelle, en disant la vérité. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH
Nous n’aurons point une charité entière, nous ne chercherons pas, comme l’Apôtre nous enseigne à le faire, l’intérêt des autres, à moins de relâcher quelque peu les exigences de notre vie austère et de notre idéal de perfection, pour condescendre d’un coeur complaisant aux avantages d’autrui, et nous faire, à son exemple, faibles avec les faibles, afin de les gagner. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH
On demande : Comment prouver que le bienheureux Apôtre a su s’adapter à tous et en tout ? Où s’est-il fait Juif avec les Juifs ? — Ce fut le jour où, gardant au fond du coeur le sentiment qui lui avait fait déclarer aux Galates : «Voici que moi, Paul, je vous dis que, si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien,» (Gal 5,2) il adopta en quelque manière les apparences de la superstition judaïque, et circoncit Timothée. (cf. Ac 16,3). Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH
Celui qui était mort à la Loi par la loi du Christ, afin de vivre à Dieu, qui tenait pour un préjudice la justice de la Loi dans laquelle il avait vécu sans reproche, et la considérait comme de la balayure, afin de gagner le Christ, celui-là, dis-je, n’a pu se soumettre d’un coeur sincère aux observances légales. Il n’est pas permis de penser que celui qui avait dit : «Si ce que j’ai détruit, je le rebâtis, je me constitue moi-même prévaricateur,» (Gal 2,18) soit tombé dans la faute qu’il avait lui-même condamnée. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH
Le roi Ézéchias est étendu sur son lit, en proie à une grave maladie. Le prophète Isaïe l’aborde au nom de Dieu, et lui dit : «Ainsi parle le Seigneur : Mets ordre à ta maison, car tu vas mourir, et tu ne vivras plus. Et Ézéchias, dit l’Écriture, tourna son visage contre la muraille, et il pria le Seigneur, et il dit : Je t’en supplie, Seigneur, souviens-toi comme j’ai marché devant toi dans la vérité et avec un coeur parfait et que j’ai fait ce qui est bien à tes yeux. Et Ézéchias répandit une grande abondance de larmes.» Après quoi, il est dit à Isaïe «Retourne, et dis à Ézéchias, roi de Juda : Ainsi parle le Seigneur, le Dieu de David, ton père : J’ai entendu ta prière, j’ai vu tes larmes; et voici que j’ajouterai à tes jours quinze années encore; et je te délivrerai de la main du roi d’Assyrie; et je protégerai cette cité à cause de moi et à cause de David, mon serviteur.» Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH
La vie cénobitique prit naissance au temps de la prédication apostolique. C’est elle, en effet, que nous voyons paraître dans la multitude des fidèles, dont le livre des Actes nous trace ce tableau : «La multitude des fidèles n’avait qu’un coeur et qu’une âme; nul ne disait sien ce qu’il possédait, mais tout était commun entre eux»; (Ac 4,32) «Ils vendaient leurs terres et leurs biens, et ils en partageaient le prix entre tous, selon les besoins de chacun»; (Ibid. 2,45) «Il n’y avait pas d’indigent parmi eux : tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons, les vendaient et en mettaient le prix aux pieds des apôtres. On le distribuait ensuite à chacun, selon qu’il en avait besoin.» (Ibid. 4,35-36). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN
Ces deux professions laissaient l’honneur et la joie de la religion chrétienne. Mais insensiblement, la décadence se mit aussi dans leur sein. Alors, surgit une race de moines mauvaise et infidèle. Ou plutôt, c’était la plante funeste poussée dans le coeur d’Ananie et de Saphire à l’aurore de l’Église, et coupée dans sa racine par la sévérité de l’apôtre Pierre, qui se prenait à revivre et à croître. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN
Pour vous, je le vois, vous apparteniez à une espèce de moines excellente, avant de venir frapper à la porte de notre profession; je veux dire que vous êtes sortis du noble gymnase des monastères cénobitiques, pour vous efforcer vers les cimes élevées de la discipline anachorétique. Poursuivez donc d’un coeur sincère la vertu d’humilité et de patience, que vous avez apprise, je n’en doute point, dans votre premier état; et ne vous contentez pas, comme certains, d’en revêtir seulement les dehors, feignant de vous rabaisser dans vos paroles, et multipliant les politesses avec des inclinations affectées et superflues. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN
À ces mots, le jeune homme s’attriste et se courrouce; son visage ne parvient pas a dissimuler l’amertume de son coeur. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN
«Eh quoi ? mon fils, reprend le vieillard. Il n’y a qu’un instant, vous vous chargiez vous-même de tous les forfaits; et vous ne craigniez point, en avouant des crimes si atroces, d’encourir la mésestime. Or moi, je vous donne un petit avertissement tout simple, qui n’a rien en soi d’outrageant, mais ne respire, au contraire, que le désir d’édifier et la dilection du coeur : pourquoi, je vous le demande, vous vois-je si ému, que l’indignation parait, malgré vous, sur les traits de votre visage, et que vous ne savez point la cacher sous un front serein ? Attendiez-vous par hasard, tandis que vous vous abaissiez, que je vous répondisse par cette maxime : «Le juste s’accuse aux premiers mots de son discours ?» (Pro 18,17) Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN
Conservez donc la véritable humilité du coeur, laquelle ne consiste pas en démonstrations et paroles affectées, mais dans un abaissement profond de l’âme. Elle brillent par votre patience, qui en sera le signe le plus évident. Et cela, non point lorsque vous clamerez sur votre sujet des crimes que personne ne croira, mais lorsque vous demeurerez insensible aux accusations arrogantes que l’on débitera contre vous, et supporterez en toute mansuétude et égalité d’âme les injures qui vous seront faites. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN
GERMAIN. — Nous voudrions savoir comment s’acquiert et se conserve la tranquillité dont vous parlez. Nous commander le silence, tenir nos lèvres closes et réprimer toute licence de paroles : c’est bien. Mais il faudrait garder aussi la douceur du coeur. Or parfois, alors même que l’on parvient il refréner sa langue, on perd au-dedans sa paix. Et voilà pourquoi il nous paraît impossible de conserver le bien de la mansuétude, à moins de vivre solitaire dans une cellule écartée. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN
PIAMUN. — La vraie patience et tranquillité ne s’acquiert et ne se garde que par une profonde humilité de coeur. La vertu qui découle de cette source, n’a nul besoin du secours d’une cellule ni du refuge de la solitude. Pourquoi se mettrait-elle en quête d’un appui au dehors, quand elle est intérieurement soutenue par l’humilité, sa mère et gardienne ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN
C’est alors que la même passion qui jadis avait excité contre le patriarche Joseph l’esprit de ses frères, brûla d’un feu jaloux le coeur de l’un des nôtres. Possédé d’un malheureux désir de flétrir par une tache déshonorante l’éclat d’une telle, beauté, sa malice invente ce stratagème. Un dimanche, saisissant le moment où Paphnuce était parti de sa cellule pour aller à l’église, il y entre furtivement, et, sans être vu, cache son manuscrit parmi les tresses que le jeune solitaire s’occupait a faire avec des feuilles de palmier; puis, assuré du succès d’une ruse si bien concertée, en homme qui a la conscience pure et innocente, il se rend à l’église avec les autres. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN
Rien de tout cela n’a manqué à l’abbé Paphnuce. Néanmoins, le tentateur ne laissa pas de trouver un chemin, pour l’attaquer, ni les murs qui le cloîtraient, ni la solitude du désert, ni les mérites de tant de saints rassemblés dans ce lieu ne réussirent à repousser l’esprit du mal. Mais le bienheureux serviteur de Dieu n’avait pas fixé son espérance en des secours extérieurs; son coeur s’attendait à Celui qui juge des secrets les plus cachés. Et voilà pourquoi, assailli par une machine de guerre si redoutable, il ne put être ébranlé. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN
Ne cherchons pas, ne cherchons pas notre paix en dehors de nous; ne comptons pas sur la patience d’autrui, pour venir en aide au vice de notre impatience. De même que «le règne de Dieu est au-dedans de nous», (Lc 17,21) de même «l’homme a pour ennemis les gens de sa maison.» (Mt 10,36). Quel familier plus intime que mon propre coeur ? Et cependant, personne m’est plus ennemi que lui. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN
Soyons vigilants, et nos ennemis intérieurs ne pourront plus nous blesser. Les gens de notre maison cessant de nous combattre, notre âme pacifiée possédera le royaume de Dieu. À bien prendre les choses, un autre homme ne saurait m’atteindre, quelque malice qu’il déploie, si mon coeur inapaisé ne me met en guerre contre moi-même. Suis-je blessé ? La faute n’en est pas à l’attaque d’autrui, mais à mon impatience. Ainsi en va-t-il de la nourriture forte et solide, bonne à qui est en santé, pernicieuse au malade. Elle ne peut faire mal à qui la prend, à moins qu’elle ne trouve dans sa faiblesse la force de nuire. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN
Si jamais personne se plut dans le secret de la solitude, au point d’oublier le commerce des hommes et de pouvoir dire avec Jérémie : «Je n’ai pas désiré le jour de l’homme, vous le savez,» (Jer 17,16) j’avoue que le Seigneur me fit la grâce de m’établir dans cette disposition, ou de m’efforcer au moins d’y parvenir. Je me souviens d’avoir été souvent ravi en de tels transports, par une faveur toute miséricordieuse de notre Seigneur, que j’en oubliais le fardeau de ce corps de fragilité. Mon âme s’isolait tout à coup des sens extérieurs, et sen allait si loin du monde matériel, que ni mes yeux ni mes oreilles ne s’acquittaient plus de leur fonction. La pensée des choses de Dieu et la contemplation spirituelle remplissaient mon coeur à tel point, que fréquemment, je ne savais, le soir, si j’avais pris de la nourriture durant le jour, et restais incapable de décider, le lendemain, si j’avais rompu le jeûne le jour d’auparavant. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN
Je ne dis rien de tant que choses qui pèsent particulièrement à une âme toute transportée et constamment attentive à la contemplation spirituelle : le concours des frères; les devoirs qu’imposent la réception et la conduite des hôtes; un tracas sans fin de conversations et d’affaires, dont la seule attente préoccupe encore, dans le temps même qu’elles paraissent cesser; l’esprit entretenu dans l’agitation par une inquiétude sans cesse renouvelée. La liberté du désert succombe sous les chaînes; le coeur ne s’élève jamais à cette allégresse ineffable dont nous avons parlé, et ne réussit plus à cueillir le fruit de la profession érémitique. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN
Certes, je n’y puis prétendre davantage dans la communauté où je suis et parmi la foule des frères. Du moins la paix de l’âme et la tranquillité d’un coeur libre de soucis ne me font-elles point défaut. Et si ceux qui demeurent dans la solitude, ne les ont pas à leur portée, comme moi, ils soutiennent les labeurs de la vie anachorétique, tout en étant frustrés de son fruit, qui ne se conquiert que par la stabilité et la paix de l’esprit. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN
Enfin, à supposer même que la vie commune m’enlève quelque chose de la pureté de coeur dont je jouissais autrefois, je trouve une compensation qui me satisfait, dans l’accomplissement du précepte évangélique. Car, tous les avantages de la solitude ne dépassent certainement pas celui de n’avoir aucun souci du lendemain, et de pouvoir, en me soumettant jusqu’à la fin à la conduite d’un abbé, imiter de quelque manière Celui dont il est dit : «Il s’est abaissé Lui-même, Se faisant obéissant jusqu’à la mort,» (Phil 2,8) et répéter humblement après lui : «Je ne suis pas venu faire ma Volonté, mais celle de mon Père qui M’a envoyé.» (Jn 6,38). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN
Sachons toutefois que, si nous nous retirons au désert ou en quelque lieu secret, avant d’avoir guéri nos vices, nous en empêchons seulement les effets; mais la passion n’est nullement éteinte. La racine des pêchés demeure cachée dans notre coeur, tant que nous ne l’avons pas extirpée; que dis-je ? elle gagne de proche en proche. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN
Lors donc que nous saisirons dans notre coeur ces marques du vice, reconnaissons que l’acte seulement du péché nous fait défaut, non le penchant mauvais. Mêlons-nous à la vie des autres hommes : aussitôt, ces passions sortiront des retraites de notre sensibilité. Preuve qu’elles ne naissent pa dans le moment qu’elles s’échappent impétueusement; mais qu’elles se révèlent enfin au grand jour, après être demeurées longtemps cachées. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN
C’est ainsi que le solitaire lui-même peut reconnaître à des indices certains si la racine de tel ou tel vice existe au fond de son âme. À la condition toutefois qu’il ne fasse point montre de sa pureté, mais qu’il s’applique à l’offrir inviolée aux regards de Celui à qui ne sauraient échapper les secrets du coeur les plus intimes. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN
Quelque jour, une invitation l’appellera à l’assemblée des frères : ce qui ne peut manquer d’arriver aux solitaires même les plus stricts. S’il s’aperçoit que son âme s’est émue dans cette circonstance, et pour des riens, qu’il se fasse le censeur impitoyable de ses mouvements secrets. Il se remontrera sur-le-champ les injures extrêmes par lesquelles il s’exerçait tous les jours à la parfaite patience, et il ira se gourmandant et s’invectivant soi-même : «Est-ce toi, ô grand homme de bien, qui, durant que tu t’exerçais dans ta solitude, te flattais de vaincre tous les maux par ta constance; qui naguère, lorsque tu te représentais à l’esprit les plus âpres invectives et, mieux encore, des supplices intolérables, te croyais assez fort pour demeurer inébranlable à toutes les tempêtes ? Comment la plus légère parole, te frôlant de son aile, a-t-elle confondu cette patience invincible ? Ta maison était, à ce qu’il te semblait, puissamment assise sur le roc solide : comment le moindre souffle l’a-t-il fait trembler ? Rempli d’une vaine assurance, tu appelais la guerre au milieu de la paix : où sont les belles paroles que tu redisais si haut : «Je suis prêt, et je ne me suis point troublé »? (Ps 118,60). Avec le prophète, souvent tu t’écriais : «Éprouvez-moi, Seigneur, et sondez-moi; faites passer au creuset mes reins et mon coeur»; (Ps 25,2). «Éprouvez-moi, Seigneur, et connaissez mon coeur; interrogez-moi, et connaissez mes sentiers, et voyez s’il est en moi une voie d’iniquité .» (Ps 138,23-24). Cet appareil de combat si formidable, comment une ombre d’ennemi l’a-t-elle mis en déroute ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN
Au surplus, si l’on veut parvenir à une perpétuelle et ferme patience, il est un principe qu’il faut tenir avec une constance inébranlable. Nous n’avons pas le droit, nous à qui la loi divine interdit, non seulement de venger nos injures, mais encore de nous en souvenir, nous n’avons pas le droit de nous abandonner à la colère pour quelque tort ou contrariété que ce soit. Quel plus grave dommage peut-il advenir à l’âme, que d’être privée par l’aveuglement subit où son trouble la jette, de la clarté de la vraie et éternelle lumière, et de se retirer de la contemplation de Celui qui est «doux et humble de coeur »? (Mt 11,29) Qu’y a-t-il, je vous le demande, de plus pernicieux, qu’y a-t-il de plus laid que de voir un homme perdre le sentiment des bienséances, oublier les règles et les principes du juste discernement, et commettre, sain d’esprit et à jeun, ce qu’on ne lui pardonnerait pas en état d’ivresse et privé de sens ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN
Si l’on pèse tous ces inconvénients et les autres de même sorte, on supportera sans peine et on méprisera tous les torts, toutes les injures et souffrances qui peuvent venir de la part des hommes même les plus cruels; car on jugera que rien n’est plus dommageable que la colère, rien plus précieux que la tranquillité de l’âme et la constante pureté du coeur. Ce trésor mérite que pour lui on dédaigne, je ne dis pas seulement les avantages charnels, mais aussi ceux qui semblent spirituels, s’ils ne se peuvent, acquérir ou réaliser, sans que cette paix soit troublée. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN
Mais contre l’esprit de fornication, la méthode est différente, comme diverse est la cause. Il serait très dangereux pour les âmes encore faibles et malades d’accueillir le moindre souvenir de ces choses… Quant à ceux qui sont déjà parfaits, et consommés dans l’amour de la chasteté, ils ne manqueront pas de moyens pour s’examiner soi-même, et s’assurer de l’intégrité de leur coeur par le jugement incorruptible de leur conscience. Donc, le solitaire consommé, mais celui-là seulement, s’éprouvera sur ce vice, comme sur les autres. Mais il ne siérait aucunement à ceux qui sont encore faibles, de lenter pareil examen il leur serait plus pernicieux qu’utile… Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN
Afin de satisfaire avec toute la brièveté et concision possible au désir manifesté par votre question, voici la définition plénière, parfaite de la pénitence : elle consiste à ne plus commettre dorénavant les péchés dont nous avons du repentir ou dont notre conscience éprouve le remords. D’autre part, le signe de la satisfaction et du pardon, c’est d’avoir banni de notre coeur toute affection à ces péchés. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE
Et pour me résumer dans un langage plus expressif, croyons que nos souillures passées nous sont enfin remises, lorsque, des voluptés d’ici-bas, le désir ni les impressions n’ont plus de place en notre coeur. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE
Question : Ne faut-il pas se rappeler ses fautes passée afin d’entretenir la componction du coeur ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE
GERMAIN. — Mais alors, à quelle source puiser la sainte et salutaire componction d’un coeur humilié ? Car, voici que l’Écriture nous la dépeint avec ces paroles, parties des lèvres du pénitent : «J’ai fait connaître mon péché, et je n’ai point couvert mon iniquité; j’ai dit : Je déclarerai contre moi mon injustice au Seigneur.» (Ps 31,5-6). Quel titre aurons-nous donc à redire avec vérité ce qui suit aussitôt : «Et vous avez pardonné l’impiété de mon coeur» ? (Ibid.) Si nous bannissons de notre coeur la mémoire de nos péchés, comment, prosternés en prière, nous exciterons-nous aux larmes d’une humble confession, pour mériter d’obtenir le pardon de nos crimes, selon cette parole : «Chaque nuit, je baignerai ma couche de mes larmes, j’arroserai mon lit de mes pleurs» ? (Ps 6,7). Le Seigneur, du reste, ne commande-t-Il pas de la garder invariablement, lorsqu’il dit : «Je ne me souviendrai plus de tes iniquités, mais toi rappelle-toi» ? (Is 43,25-26). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE
Aussi n’est-ce pas seulement durant le travail, mais jusque dans la prière, que je n’efforce à dessein de ramener mon esprit au souvenir de mes fautes. Incliné plus efficacement par cette méthode à l’humilité véritable et à la contrition du coeur, j’oserai dire avec le prophète : «Voyez mon humilité et ma peine, et pardonnez-moi mes péchés.» (Ps 24,18). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE
Tout le temps, en effet, que dure la pénitence et que nous sentons le remords de nos actes vicieux, il faut que les larmes d’un humble aveu, tombant sur notre âme comme une pluie bienfaisante, y viennent éteindre le feu vengeur, allumé par notre conscience. Mais on est resté longtemps dans cette humilité de coeur et contrition d’esprit, adonné sans trêve au labeur et aux gémissements. Et voici que le souvenir du mal commis s’est assoupi; par une grâce de la divine miséricorde, l’épine du remords est arrachée des moelles de l’âme : c’est le signe certain que l’on est parvenu au terme de la satisfaction; on a gagné son pardon; toute souillure est lavée des fautes d’autrefois. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE
Au demeurant, nul autre chemin, pour atteindre à cet oubli, que l’abolition des tares et des passions de notre première vie, une parfaite et entière pureté de coeur. Qui néglige, par indolence ou mépris, de corriger ses vices, ne le connaîtra jamais. C’est la conquête privilégiée de celui qui, à force de gémissements, de soupirs et de sainte tristesse, aura réduit jusqu’à la moindre trace de ses souillures passées, et, du plus profond de son âme, criera en toute vérité vers le Seigneur : «J’ai fait connaître mon péché et je n’ai point couvert mon injustice»; (Ps 31,5) «Mes larmes sont ma nourriture jour nuit.» (Ps 41,4). Car voici la réponse qu’il méritera d’entendre : «Que ta voix cesse de gémir; et tes yeux, de pleurer : ton labeur aura sa récompense, dit le Seigneur.» (Jer 31,16). Et la Voix divine lui dira encore : «J’ai effacé comme une nuée tes iniquités, et tes péchés comme un nuage»; (Is 44,22) «C’est Moi, c’est Moi seul qui efface tes iniquités pour l’amour de Moi, et de tes péchés Je ne me souviendrai plus.» (Ibid. 43,25). Délivré «des liens de ses péchés, où chacun se trouve engagé»,(Pro 5,22) il chantera au Seigneur ce cantique d’actions de grâces : «Vous avez rompu mes liens, je vous offrirai un sacrifice de louange.» (Ps 115,16-17). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE
L’aveu qu’on fait de ses crimes a pareillement le don de les effacer : «J’ai dit : Je déclarerai contre moi mon injustice au Seigneur; et vous avez pardonné l’impiété de mon coeur»; (Ps 31,5). «Raconte tes iniquités, afin que tu sois justifié.» (Is 43,26). On obtient encore la rémission du mal que l’on a commis, par l’affliction du coeur et du corps : «Voyez mon affliction et ma peine, et pardonnez-moi tous mes péchés.» Surtout par l’amendement de la vie : «Ôtez de devant mes yeux la malice de vos pensées. Cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien. Cherchez la justice, secourez l’opprimé, faites droit à l’orphelin, défendez la veuve. Et après cela, venez et discutez contre moi, dit le Seigneur. Quand vos péchés seraient comme l’écarlate, ils deviendront blancs comme la neige; quand ils seraient rouges comme la pourpre, ils deviendront blancs comme la neige la plus blanche.» (Is 1,16-18). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE
Vous voyez combien d’ouvertures la Clémence du Sauveur nous a ménagées vers sa Miséricorde, afin que personne de ceux qui désirent le salut, ne se laisse abattre par le découragement, lorsque tant de remèdes l’appellent à la vie. Vous alléguez votre faiblesse, qui vous empêche d’effacer vos péchés par l’affliction du jeûne ? Vous ne pouvez dire : «Mes genoux se sont affaiblis par le jeûne, et ma chair s’est changée par le manque d’huile; car j’ai mangé la cendre comme du pain et mêlé mes pleurs à mon breuvage »? (Ps 108,24). Rachetez-les par vos largesses et vos aumônes. Vous n’avez rien à donner aux indigents ? — Quoique les sévérités de la détresse pécuniaire et de la pauvreté n’interdisent cette bonne oeuvre à personne : les deux menues pièces de la veuve ont été préférées aux dons magnifiques des riches, (cf. Lc 21,1-2) et le Seigneur promet de récompenser un verre d’eau froide.— (cf. Mt 10,42). Mais il est, certes, en votre pouvoir de vous purifier par la correction de votre vie.— Acquérir la perfection des vertus par l’extinction de tous les vices vous paraît chose impossible ? Dépensez au salut d’autrui vos soins pieux. — Vous vous plaignez d’être impropre à ce ministère ? Couvrez vos péchés par la charité. — Il y a en vous une certaine mollesse qui vous rend fragile aussi sur ce point ? Abaissez-vous, et, dans les sentiments de l’humilité, implorez le remède à vos blessures de la prière et de l’intercession des saints. Enfin, qui est-ce qui ne peut dire sur le ton de la supplication ardente : «J’ai fait connaître mon péché, et je n’ai point couvert mon injustice,» (Ps 31,5) afin de mériter par cette profession d’ajouter ensuite : «Et vous avez remis l’impiété de mon coeur.» (Ibid.) —La honte vous retient ? Vous rougissez de révéler vos péchés en présence des hommes ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE
Toute âme qui souhaite de parvenir à l’indulgence plénière de ses fautes, en a ici les moyens; qu’elle s’étudie seulement à s’y conformer. Mais surtout, que personne ne rende inefficace, par l’obstination d’un coeur endurci, un remède si salutaire; que personne ne se ferme la source surabondante préparée par la Toute-Bonté ! Car, ferions-nous toutes les oeuvres qui viennent d’être énumérées, elles ne suffiraient point à expier nos crimes; c’est à la Bonté du Seigneur, à sa Clémence qu’il appartient de les effacer. Mais aussitôt qu’Il découvre en nous quelques marques de nos sentiments religieux, sacrifice offert par une âme suppliante, Il récompense ces pauvres et chétifs efforts avec une libéralité sans mesure : «C’est Moi, dit-il, c’est Moi seul qui efface les iniquités pour l’amour de Moi, et de tes péchés je ne me souviendrai plus.» (Is 43,25). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE
Dès que le souvenir de nos vices passés a frappé notre esprit, fuyons-le, comme, sur la voie publique, un homme vertueux et grave se sauve de la courtisane impudente et effrontée qui s’approche pour le tenter. S’il ne s’arrache en toute hâte à son déshonorant contact, et s’arrête à l’entretenir l’espace d’un moment : lors même qu’il refuserait tout consentement au mal, son bon renom ne sera pas sans en souffrir dans le jugement des passants, et l’on ne manquera, pas de le blâmer. Ainsi devons-nous, lorsqu’un souvenir malsain nous entraîne vers des pensées de cette nature, nous écarter d’elles au plus vite. Nous remplirons de la sorte le précepte de Salomon, qui dit : «Sortez vite, ne vous attardez pas où demeure la femme insensée et ne jetez point les yeux sur elle.» (Pro 9,8). Autrement, les anges, nous voyant occupés, d’idées impures et honteuses, ne pourraient dire de nous, en passant : «La bénédiction de Dieu soit sur vous !» (Ps 128,8) Il est tellement impossible que l’âme s’attache à de bonnes pensées, lorsque, par la partie principale d’elle-même, elle se dégrade à des considérations indignes et terrestres ! La parole de Salomon est véritable : «Si tes yeux voient l’étrangère, ta bouche dira des paroles perverses, et tu seras comme un homme couché au coeur de la mer, comme un pilote au milieu d’une grande tempête. Tu diras : On me frappe, mais je ne l’ai pas senti; on m’a joué, et je ne m’en suis pas aperçu.» (Pro 23,33-35). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE
Je reviens maintenant à ce que nous avons dit plusieurs fois déjà: nous saurons avoir enfin satisfait pour nos péchés, à ce signe, que les mouvements et affections qui nous les avaient fait commettre, auront disparu de notre coeur. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE
Pour clore cette conférence, c’est peu à qui souhaite d’atteindre la cime de la perfection, d’être parvenu jusqu’à la fin de la pénitence, c’est-à-dire de s’abstenir des choses défendues. Infatigable dans sa course, il doit tendre toutes ses énergies vers la pratique des vertus qui conduisent à la pleine satisfaction. Se garder des souillures graves, qui sont abominables au Seigneur, ne suffit pas, si l’on n’acquiert, par la pureté du coeur et la perfection de la charité apostolique, la bonne odeur des vertus, qui fait ses délices. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE
C’est avec le plus vif plaisir, mes enfants, que je vois la pieuse largesse dont vos présents sont le gage; et je trouve une vraie joie de coeur à recevoir ces dévotes offrandes, dont la dispensation m’a été commise. En ceci paraît bien, en effet, votre fidélité à donner au Seigneur, comme un sacrifice d’agréable odeur, les prémices et la dîme de ce qui vous appartient, pour servir aux nécessités des indigents. Vous vous assurez d’ailleurs que le reste de vos récoltes et de votre avoir, dont vous prélevez pour Dieu cette part, seront largement bénis à cause de votre générosité, et que vous serez comblés, même en ce monde, de l’abondance de tous les biens, selon la promesse exprimée dans le divin commandement : Honore le Seigneur de tes justes travaux, et offre-lui les prémices des fruits de ta justice, afin que tes greniers se remplissent d’une abondance de froment et que tes pressoirs débordent de vin. (Pro 3,9-10). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
À ce discours, le bienheureux Théonas se sentit brûler d’un désir inextinguible de la perfection évangélique; la semence de la parole était tombée dans son coeur comme dans une terre féconde, ameublie par de profonds labours. Ceci l’humiliait surtout et le touchait : non seulement, au dire du vieillard, il n’avait pas encore atteint la perfection de l’Évangile, mais à peine avait-il satisfait aux commandements de la Loi. Sans doute, il avait accoutumé de remettre tous les ans, pour les offices de la charité, la dîme de ses biens. Mais il n’avait jamais entendu seulement parler des prémices; et c’était pour lui un sujet de larmes. Au reste, eut-il été fidèle sur ce point, comme sur le premier, il avouait humblement qu’il serait resté fort loin encore de la perfection, selon que le vieillard l’avait déclaré. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Il retourne chez lui, percé jusqu’au fond du coeur de cette tristesse qui opère le repentir salutaire et durable. Ne doutant plus de ses propres intentions, qu’il sent bien arrêtées, il tourne sa sollicitude et ses soins vers le salut de sa compagne. Il tâchait d’exciter en elle le même désir dont il était embrasé, en reprenant les exhortations de l’abbé Jean. Nuit et jour, il lui recommandait avec larmes le saint propos de servir Dieu de concert, dans la continence et chasteté. Il ne fallait point différer de se convertir à une vie meilleure. Les vains espoirs qui bercent le jeune âge, n’arrêtent point les coups soudains de la mort, que l’on voit emporter l’enfance, l’adolescence et la jeunesse pêle-mêle avec les vieillards. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Il ajoutait encore de nouvelles raisons. Si Moïse permet aux Juifs de renvoyer leurs épouses à cause de la dureté de leur coeur, pourquoi le Christ n’accorderait-il pas le même privilège au désir de la chasteté ? La Loi, et le Seigneur après elle, n’avaient-ils pas prescrit de tenir en haute révérence les autres affections de famille, l’amour d’un père, d’une mère, de ses enfants ? Et néanmoins, le même Seigneur déclarait qu’il fallait, pour son Nom et le désir de la perfection, non pas simplement y renoncer, mais les haïr. Et il y joignait l’amour conjugal : Quiconque laisse maison, ou frères, ou soeurs, ou père, ou mère, ou femme, ou enfants, ou champs à cause de mon Non, recevra le centuple et possédera la vie éternelle. (Mt 29). Ainsi donc, il était si peu disposé à souffrir aucune comparaison avec la perfection qu’il prêchait, qu’il voulait nous voir briser et rejeter pour son amour les liens sacrés eux-mêmes qui nous unissent à notre père et à notre mère, et qui font, selon l’Apôtre,l’objet du premier commandement auquel une récompense eût été promise : Honore ton père et ta mère, — c’est le premier commandement auquel soit promise une récompense — afin que tu sois heureux, et que tu vives longtemps sur la terre. (Eph 6,2-3). Il paraissait donc assez évident que si l’Évangile condamnait celui qui rompt le lien du mariage hors le cas d’adultère, il promettait aussi le centuple à qui secoue le joug de la chair pour l’amour du Christ et le désir de la chasteté. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Si enfin, poursuivait-il, vous entendez raison, et vous laissez fléchir au parti si cher à mon coeur, de nous consacrer tous deux au service du Seigneur, afin d’éviter le châtiment de la géhenne : je ne renie point l’amour conjugal; j’y veux, au contraire, plus de dilection que jamais. Car je reconnais alors en vous et révère l’aide que les jugements divins m’ont destinée, et je ne refuse pas de vous rester attaché dans le Christ par un indissoluble lien de charité. Non, je n’entends pas séparer de moi l’être que le Seigneur m’a uni par la loi de la première création, pourvu que vous soyez aussi de votre part ce que le Créateur a voulu. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Or, ces notes auxquelles se reconnaît le bien essentiel, ne sauraient être attribuées au jeûne en aucune façon. — Il n’est pas bon de soi, ni nécessaire pour lui-même : ce qui en fait la pratique salutaire, c’est qu’elle se propose d’acquérir la pureté de coeur et de corps, et de réconcilier l’âme purifiée avec son Auteur, en émoussant les aiguillons de la chair. — Il n’est pas toujours et immuablement bon; car il nous arrive fréquemment de l’interrompre, sans en éprouver aucun dommage. Bien plus, il tourne à la perte de l’âme, lorsqu’on s’y livre à contretemps. — Son contraire, c’est-à-dire le plaisir que l’on trouve naturellement à manger, n’est pas non plus un mal essentiel, car, s’il ne s’accompagne d’intempérance, de luxure ou de quelque autre vice, on ne peut dire qu’il soit mauvais : Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l’homme. (Mt 15,11). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Tenons fermement ces notions sur la nature du jeûne. Nous pourrons ensuite nous y porter de toutes les forces de notre âme, sachant qu’il nous sera bon, si nous y observons le temps, la qualité, la mesure convenable, sans mettre en lui le terme de notre espérance, mais avec la pensée de parvenir par son moyen à la pureté du coeur et à la charité apostolique. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
THÉONAS. — Pesons tous nos actes sur la balance de la raison; et, pour ce qui regarde la pureté du coeur, consultons toujours notre conscience, non le jugement d’autrui : moyennant quoi, cette trêve ne saurait assurément faire tort à une juste austérité. Mais, encore une fois, il faut, d’une âme impartiale, faire la mesure égale à l’indulgence et à l’abstinence, et les maintenir en équilibre, de façon à corriger tout excès, d’une part comme de l’autre; distinguer, à la lumière de la véritable discrétion, si le poids des délices déprime la partie spirituelle, ou si l’excessive rigueur de notre jeûne déprime l’autre plateau, qui est celui du corps; appuyer, enfin, sur le plateau que nous voyons s’élever, et soulever celui que nous voyons s’abaisser. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Il importe donc de garder notre coeur constamment attentif et circonspect, en toute prudence et sagacité. Car quel malheur, si le jugement de notre discrétion venant à errer, nous nous laissions enflammer par le désir d’une abstinence inconsidérée ou séduire par l’amour d’une excessive douceur ! Ce serait peser nos forces sur une balance fausse. Eh bien, non ! Mettant sur un plateau la pureté de l’âme, sur l’autre notre vigueur corporelle, pesons-les selon le jugement véridique de la conscience, de manière à n’être entraînés ni d’une part ni de l’autre, par une affection prépondérante et vicieuse. Si nous inclinions la balance, ou vers une austérité sans mesure, ou vers un trop grand relâchement, il nous serait dit pour cet excès : Si vous avez bien offert et que vous n’ayez pas bien partagé, n’avez-vous point péché ? (Gen 7,7). Les sacrifices extorqués à notre pauvre estomac, au prix de convulsions violentes, nous avons beau les croire offerts à Dieu selon la droiture; Celui qui aime la miséricorde et la justice, (Ps 32,5) les exècre : Je suis le Seigneur, dit-il, qui aime la justice, et qui hais l’holocauste venant de rapine. (Is 46,8). Par ailleurs, ceux qui consacrent le principal de leurs offrandes, je veux dire de leur service et de leurs actes, à favoriser la chair et à satisfaire leurs propres besoins, ne réservant au Seigneur que des restes, une part insignifiante, la divine parole les condamne à leur tour comme des ouvriers infidèles : Maudit soit celui qui fait l’oeuvre de Dieu avec fraude. (Jer 48,10). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Cependant nous n’avons parlé jusqu’ici que d’une seule manière d’éviter les faux Jonas et les mesures doubles, dans les affaires de la conscience et le secret jugement du coeur. En voici un autre. Il ne faut pas, tandis que, nous nous lâchons la bride avec une indulgence excessive, pour adoucir les exigences de l’austérité régulière, il ne faut pas, dis-je, accabler ceux à qui nous prèdions la parole de Dieu, sous des commandements plus sévères et des fardeaux plus lourds que ceux que nous pouvons nous-mêmes porter. Lorsque nous agissons de la sorte, que faisons-nous, que peser et mesurer avec un double poids et une mesure double les denrées et les récoltes du Seigneur ? Si nous dosons les préceptes d’une manière pour nous, et d’une autre pour nos frères, Dieu nous reproche justement d’avoir des balances trompeuses et des mesures doubles, selon cette sentence de Salomon : C’est une abomination devant le Seigneur que le double poids, et la balance trompeuse n’est pas chose bonne devant lui. (Pro 23) Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
À leur premier réveil, et retrouvant, après le sommeil, le mouvement de la vie : avant de concevoir, dans leur coeur, une impression quelconque, avant d’admettre la mémoire ou le souci de leurs intérêts matériels, ils consacrent aux holocaustes divins la naissance et l’origine de leurs pensées. Or, qu’est-ce là, sinon payer véritablement les prémices de leurs fruits par Jésus Christ, le souverain pontife, pour l’usage qui leur est donné de la vie et cette image de résurrection quotidienne ? Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Nos anciens ont témoigné fréquemment de la coutume suivante chez la nation ennemie des démons. Durant ces jours, ils redoublent leurs attaques contre l’espèce des moines, et les poussent avec plus d’impétuosité à quitter leurs cellules, pour passer en d’autres lieux. De même que les Égyptiens opprimaient jadis les enfants d’Israël sous de violentes afflictions, ces Égyptiens spirituels s’efforcent de courber sous un dur et boueux travail le véritable Israël, le peuple spirituel des moines. Ils voudraient nous empêcher d’abandonner, par une tranquillité agréable à Dieu, la terre d’Égypte, et de passer au désert des vertus, où réside le salut. Le Pharaon frémit de colère contre nous, et s’écrie : Ils sont oisifs, et c’est pourquoi ils vocifèrent, disant : Allons, et sacrifions au Seigneur, notre Dieu. Qu’on les charge de travail, qu’ils soient tout occupés à la besogne, et qu’ils ne prêtent plus l’oreille à des paroles vaines ! (Ex 5,8-9). Vains eux-mêmes, les démons représentent comme la suprême vanité le sacrifice saint du Seigneur, qui ne s’offre que dans le désert d’un coeur libre, car la religion est une abomination au pécheur. (Ec 1,24) Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Ce n’est pas, en effet, la chasteté extérieure, la circoncision apparente, qui fait le sujet de vos soucis, mais celle qui est dans le secret. Vous savez que la plénitude de la perfection ne consiste pas dans une continence toute matérielle, que la nécessité ou l’hypocrisie peuvent donner même aux infidèles; mais qu’elle gît dans la pureté du coeur, qui part de la volonté libre et demeure cachée aux yeux. C’est elle que prêche l’Apôtre : Le vrai Juif n’est pas celui qui l’est au dehors, et la vraie circoncision n’est pas celle qui paraît dans la chair. Mais le Juif, c’est celui qui l’est intérieurement; et la circoncision, c’est celle du coeur, dans l’esprit non selon la lettre. Ce vrai Juif aura sa louange, non des hommes, mais de Dieu, (Rom 2,28-29) qui seul pénètre les secrets des coeurs. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Aussi bien, ce sont là des choses qui veulent de la lenteur, et réclament un coeur libre du bruit des pensées. C’est avec ces dispositions que j’en dois parler, et que vous devez les entendre vous-mêmes. Il ne faut s’en enquérir qu’en vue d’obtenir une pureté plus grande; et, d’autre part, celui-là seulement qui sait d’expérience le don de l’intégrité, les peut bien enseigner. Car il ne s’agit pas de raisonnements vides ni de mots sonores, où le témoignage intime de la conscience et la force de la vérité doivent parler toutes seules. Non, de cette science de la pureté, point de docteur, à moins de la connaître d’expérience; et seul y peut communier l’amant passionné de la vérité, qui n’en fait pas un vain sujet de questions et de discours, mais la poursuit vraiment de toutes ses forces; qui n’est point poussé par le goût d’un stérile verbiage, mais par le désir de l’intérieure pureté. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
La deuxième cause de tels accidents est celle-ci. L’âme se trouve vide : nulle occupation, nul exercice spirituels. Elle n’essaye plus de vivre selon les disciplines de l’homme d’intérieur; et, sa continuelle torpeur dégénérant en habitude, elle s’enveloppe comme d’une rouille de paresse. Ou bien elle prend peu de garde aux influences des pensées mauvaises, et en vient à désirer si mollement le degré sublime de la pureté du coeur qu’elle fait consister toute la somme de la perfection et de la chasteté dans l’affliction de l’homme extérieur. Erreur et nonchalance qui ont une suite funeste. La multitude vagabonde des pensées fait irruption, avec une impudente audace, dans le secret de l’âme; bien plus, les semences y persévèrent de tous les vices passés. Or, tant que celles-ci demeurent cachées dans ses replis profonds, les jeûnes les plus rigoureux dont on châtie le corps, n’empêcheront pas les songes voluptueux de venir inquiéter le sommeil… C’est bien pourquoi il importe avant tout de réprimer les divagations de la pensée, de peur que l’âme ne s’accoutume à ces écarts, puis ne se laisse entraîner, durant le sommeil, jusqu’aux impressions plus regrettables du vice. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE
Reste enfin la troisième cause. Par une pratique régulière et vigilante de l’abstinence, par la contrition du coeur et du corps, nous souhaitons d’acquérir la perpétuelle pureté de chasteté. Mais, tandis que nous prenons un soin si méritoire du bien du corps et de l’esprit, la jalousie perfide de l’ennemi imagine cette tactique savante. Abattre notre confiance, et nous humilier comme par une faute véritable : tel est son but. Là-dessus, il choisit particulièrement les jours où nous désirons plaire davantage à la divine Présence par une intégrité plus parfaite, pour souiller notre corps, afin de nous détourner de la très sainte communion. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE
Je connais un frère qui jouissait d’une chasteté constante de coeur et de corps, après l’avoir méritée à force de circonspection et d’humilité; mais, toutes les fois qu’il se préparait à la communion du Seigneur, il avait à déplorer un fait de ce genre. Longtemps, la frayeur le retint de participer aux sacrés mystères. À la fin, il va soumettre la question aux anciens, s’assurant de trouver dans leur conseil secourable un remède à ces attaques bien qu’à sa douleur. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE
Quels sont ces fils et ces filles, à qui les premiers sont préférés, jusqu’à recevoir une place et un nom meilleurs, sinon les saints de l’Ancien Testament, qui, vivant dans le mariage méritèrent cependant l’adoption des fils par l’observation des commandements ? Mais quel est ce nom promis d’autre part pour insigne et suprême récompense, si ce n’est celui du Christ, que nous devions porter un jour ? Nom, duquel le même prophète dit ailleurs : Il appellera ses serviteurs d’un autre nom, en lequel celui qui doit être béni sur la terre, sera béni par le Dieu de Vérité, et celui qui doit être béni sur la terre, jurera par le Dieu de Vérité. (Is 65,15-16). Il dit encore : Et l’on t’appellera d’un nom nouveau que la Bouche du Seigneur dictera (Ibid., 62,2). En outre, pour cette pureté de coeur et de corps, les fidèles du Christ goûteront la béatitude souveraine et singulière de chanter le cantique que nul des saints ne peut chanter, sinon ceux qui suivent l’Agneau partout où il va, car ils sont vierges et ils ne se sont pas souillés avec des femmes. (Apoc 14,4). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE
Cependant, renfermons notre coeur, avec un soin jaloux, sous la garde de l’humilité, et tenons invariablement cette maxime : il es impossible de parvenir jamais à un tel mérite de pureté, que nous ne devions nous estimer indignes de la communion au Corps du Seigneur; même si nous avions accompli, par la Grâce de Dieu, tout ce qui vient d’être dit. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE
Le prophète Jérémie les peint avec les mêmes couleurs. Est-ce contre leur gré qu’ils vont perpétrer leurs turpitudes ? Laisseront-ils du moins en repos leur coeur et leur corps ? Il s’en faut bien. Mais ils se dépensent en laborieux efforts, pour aboutir à leurs fins. Point de difficultés si abruptes, qui sachent les retirer de leur funeste appétit du crime : Ils se fatiguent, dit-il, à mal faire (Jér 9,5). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Et ce mot, dira-t-on qu’il convienne aux pécheurs : Je suis donc le même qui, par l’esprit, sers la loi de Dieu; et par la chair, la loi du péché (Rm 7,25) ? Il est manifeste qu’ils ne servent Dieu ni dans leur esprit ni dans leur corps. Et comment ceux qui pèchent de corps, serviraient-ils Dieu par l’esprit ? Le foyer des vices est engendré dans la chair par le coeur ! L’auteur même de l’une et l’autre substance le déclare, c’est là qu’est la source et l’origine du péché : C’est du coeur, dit-il, que procèdent les pensées mauvaises, les adultères, les impudicités, les vols, les faux témoignages (Mt 15,19), et le reste. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
La preuve en est désormais bien évidente, ces textes ne peuvent s’entendre de la personne des pécheurs. Car, non seulement ils ne haïssent pas le mal, mais ils l’aiment; loin de servir Dieu par l’esprit et par la chair, ils font le mal dans leur coeur, avant de le commettre dans la chair, et, avant qu’ils livrent leur corps au plaisir, le péché de leur esprit et de leurs pensées les a déjà prévenus. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Que de choses, dans l’Évangile, sont qualifiées de bonnes ! Un bon arbre, un homme bon, un bon serviteur : Un bon arbre, est-il dit, ne peut porter de mauvais fruits (Mt 7,18); L’homme bon tire du bon trésor de son coeur des choses bonnes (Ibid., 12,35) C’est bien, bon et fidèle serviteur (Ibid., 25,21). Et il n’est certes pas douteux qu’il ne s’agisse, en tous ces cas, d’une bonté réelle. Néanmoins, le mot bon ne s’y pourra plus employer, si nous levons les yeux vers la bonté divine : Personne n’est bon que Dieu (Lc 18,19) dit le Seigneur. Au prix de lui, les apôtres eux-mêmes, qui surpassaient de tant de manières la bonté commune des hommes par le mérite de leur élection, sont déclarés mauvais. C’est à eux que s’adresse, en effet, ce discours du Seigneur : Si donc, méchants comme vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-Il les vrais biens à ceux qui les Lui demandent (Mt 7,11) ! Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Celui-là distribue des aumônes aux pauvres; hôte plein de bienveillance, il accueille la foule des survenants. Dans le moment que les besoins de ses frères occupent et sollicitent son esprit, portera-t-il ses regards vers l’océan sans bornes de la céleste béatitude? Agité des inquiétudes et des soucis de la vie présente, son coeur s’élèvera-t-il au-dessus de la poussière terrestre, pour considérer dans le lointain la condition du siècle à venir ? Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Aussi, voyez-le reconnaissant, d’une part, les fruits inappréciables qu’il fait dans la vie active ; de l’autre, pesant dans son coeur le bien de la théorie. Il met en quelque sorte sur un plateau de la balance le fruit de tant de labeurs, sur l’autre le délice de la contemplation divine. Puis, longtemps il s’efforce, dirait-on, d’amener à la rectitude parfaite son jugement intérieur. Car, d’un côté, le prix immense de ses travaux le réjouit; mais, de l’autre, le désir de l’unité et de l’inséparable société du Christ l’invite à quitter son corps. Enfin, dans son doute, il s’écrie : Que choisir ? Je l’ignore. Je me sens pressé des deux parts. J’ai le désir de voir se briser les liens de mon corps et d’être avec le Christ, ce qui est de beaucoup le meilleur; mais il est plus utile que je demeure dans la chair à cause de vous (Phil 1,22-24). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
En vérité, n’est-ce pas se rendre coupable, je ne dis pas seulement d’une faute légère, mais d’une impiété grave, si, tandis que l’on répand sa prière devant Dieu, on s’écarte de sa Présence, comme on ferait d’un aveugle et d’un sourd, pour suivre la vanité d’une folle pensée ? Mais ceux qui couvrent les yeux de leur coeur du voile épais des vices, et, selon la parole du Sauveur, en voyant ne voient pas, en entendant n’entendent ni ne comprennent (Mt 13,13), à peine aperçoivent-ils, dans les profondeurs de leur conscience, les péchés mortels : comment auraient-ils le pur regard qu’il faut pour discerner l’apparition insensible des pensées, ou les mouvements fugitifs et cachés de la concupiscence, qui blessent l’âme d’une pointe légère et subtile, ou les distractions qui les retiennent captifs ? Errant sur tous objets au gré d’une imagination sans retenue, ils n’ont pas l’idée de s’affliger, lorsqu’ils sont arrachés de la divine contemplation, qui est quelque chose d’infiniment simple. Mais quoi ? ils n’ont rien dont ils puissent déplorer la perte ! Ouvrant leur âme toute grande au flot envahissant des pensées, ils n’ont point, en effet, de but fixe auquel ils se tiennent sur toutes choses, et vers lequel ils fassent converger tous leurs désirs. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Nous voilà donc à part du nombre des voyants, du fait de notre impuissance à dé couvrir la multitude des taches légères accumulées en nous. Mais aussi quel état ! Nul sentiment de componction, si la maladie de la tristesse est venue troubler notre âme; nulle douleur des suggestions de vaine gloire qui nous ébranlent; point de larmes pour notre lenteur à prier ou pour notre tiédeur. Que, durant l’oraison et la psalmodie, il nous vienne dans l’esprit des pensées étrangères à l’oraison ou au psaume : nous ne le comptons pas pour faute. Beaucoup de choses que la honte nous arrêterait de dire ou de faire devant les hommes, nous ne rougissons pas d’en occuper notre coeur, ne serait-ce que par moments, sous le regard de Dieu qui nous voit : et nous n’avons point horreur de nous-mêmes. Dans l’exercice de la charité, tandis que nous subvenons aux besoins des frères ou que nous distribuons l’aumône aux pauvres, un nuage vient obscurcir la sérénité de notre joie : hésitation de l’avarice ! Et nous n’avons point de gémissements, pour le déplorer. Nous pensons ne souffrir aucun détriment, si nous quittons le souvenir de Dieu, pour songer aux choses temporelles et corruptibles; et l’oracle de Salomon s’applique à nous fort justement : On me frappe, mais je ne l’ai pas senti; ou me joue, et je ne m’en suis pas aperçu (Prov 23,35). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Au contraire, ceux qui mettent toute douceur, joie et béatitude dans la contemplation des choses divines et spirituelles. Si des pensées tyranniques les en arrachent sans leur aveu et seulement un instant, ils pensent avoir commis une sorte de sacrilège, qu’une pénitence immédiate vient aussitôt punir. Quelles larmes, pour avoir préféré à leur Créateur la vile créature qui a détourné le regard de leur âme ! Ils se taxent, je dirais presque d’impiété; et, encore que leur promptitude soit extrême à ramener vers la clarté de la Gloire divine les veux de leur coeur, les ténèbres, même fugitives, des pensées charnelles leur sont une chose insupportable, et ils ont en exécration tout ce qui retire leur esprit de cette vraie lumière. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Déchoir, par le poids victorieux des pensées terrestres, des hauteurs sublimes de la contemplation; passer, contre sa volonté, et qui plus est à son insu, sous la loi du péché et de la mort; se voir détourner de la divine Présence, pour ne rien dire des autres causes de distractions, par les oeuvres énumérées plus haut, bonnes et justes à la vérité, terrestres néanmoins : voilà donc qui est pour les saints d’une expérience quotidienne. Certes, ils ont sujet de pousser des gémissements continuels vers le Seigneur; ils ont sujet de se proclamer pécheurs, non pas seulement de bouche, mais aussi de coeur, avec les sentiments d’une vraie humilité et componction; ils ont sujet de répandre sans cesse de vraies larmes de pénitence, en implorant le pardon des fautes où les entraîne chaque jour la fragilité de la chair. Aussi bien, c’est pour jusqu’au dernier instant de leur vie qu’ils se voient la proie des agitations qui leur sont une perpétuelle et cuisante douleur, hors d’état d’offrir leurs supplications elles-mêmes sans mélange d’inquiétude. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Conscients désormais de l’inanité des forces humaines, pour atteindre, malgré le fardeau de la chair, à la fin désirée, de leur impuissance à s’unir selon le désir de leur coeur au Bien incomparable et souverain; des distractions qui les mènent captifs vers les choses de ce monde, loin de la contemplation divine : ils recourent à la Grâce de Dieu, qui justifie les impies (Rm 4,5), et protestent avec l’Apôtre : Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? La Grâce de Dieu par notre Seigneur Jésus Christ. Ils sentent, en effet, qu’ils ne peuvent accomplir le bien qu’ils veulent; mais qu’ils tombent sans cesse dans le mal qu’ils ne veulent pas, qu’ils détestent, je veux dire dans l’agitation des pensées ou le souci des choses temporelles. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Oui, c’est véritablement une loi de péché, celle que la prévarication du premier père sur le genre humain, lorsque, en punition de sa faute, le juste Juge porta contre lui cette sentence : La terre est maudite dans tes travaux, elle te produira des épines et des chardons, et c’est à la sueur de ton front que tu mangeras ton pain (Gn 3,17). C’est là, dis-je, la loi inhérente aux membres de tous les mortels, qui lutte contre la loi de notre esprit et nous éloigne de la contemplation de Dieu. Par elle, après que l’homme eut acquis la connaissance du bien et du mal, la terre, maudite dans nos travaux, a commencé de produire des épines et des chardons. Cependant, les semences naturelles des vertus s’étouffent sous ces rejetons maudits; impossible de manger autrement qu’à la sueur de notre front le pain qui descend du ciel (Jn 6,33) et fortifie le coeur de l’homme (Ps 103,15). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Tout le genre humain, sans exception, est soumis à cette loi. Quelque saint qu’il soit, nul ne mange ce pain qu’à la sueur de son front et moyennant la vigilante application du coeur. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Je ne pense pas, quant à moi, que la loi du péché désigne les péchés énormes ou qu’elle puisse s’entendre des crimes énumérés à l’instant. À se rendre coupable de telles fautes, on ne servirait plus la loi de Dieu par l’esprit, mais on devrait, au contraire, faire divorce avec elle dans son coeur, avant d’en commettre quelqu’une dans sa chair. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Supposons un instant que, par cette loi des membres, ils se sentissent engagés en des crimes quotidiens : ce n’est pas la félicité qu’ils se plaindraient d’avoir perdue, mais l’innocence. L’Apôtre Paul ne dirait pas : Malheureux homme que je suis ! mais : Homme impur, scélérat que je suis ! Il ne souhaiterait pas la délivrance de ce corps de mort, c’est-à-dire de la condition mortelle, mais des hontes et des crimes de la chair. Or, au contraire, se voyant, de par l’humaine fragilité, tenu captif et entraîné vers les sollicitudes et les soins charnels, fruits de la loi du péché et de la mort, il gémit sur cette loi à laquelle il est soumis malgré lui et recourt sur-le-champ au Christ, dont la Grâce le sauve par une prompte délivrance. Tout ce que la loi du péché, racine féconde en épines et chardons de pensées et de soucis terrestres, vient à produire de sollicitudes au coeur de l’Apôtre, la Loi de la Grâce l’arrache sans tarder : Car, dit-il lui-même, la Loi de l’Esprit de vie dans le Christ Jésus m’a délivré de la loi du péché et de la mort (Rm 8,2). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Cette fragilité de la nature touche les saints de continuels soupirs; et, lorsqu’ils considèrent la mobilité de leurs pensées ou sondent les replis cachés de leur conscience, ils s’écrient d’une voix suppliante : N’entre pas en jugement avec ton serviteur, car nul vivant ne sera trouvé juste devant Toi(Ps 142), ou : Qui se glorifiera d’avoir le coeur pur ? qui aura l’assurance d’être net de tout péché (Prov 20,9) ? Et de nouveau : Il n’y a point de juste sur la terre qui fasse le bien, sans jamais pécher (Eccl 7,21); ou encore : Qui connaît ses manquements (Ps 18,3) ? Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
C’est donc en vain que vous opposez a l’évidence manifeste de la vérité l’épine de votre objection. Vous l’exprimiez naguère comme il suit : Si personne n’est exempt de péché, personne n’est saint. Si personne n’est saint, personne ne sera sauvé. Mais le témoignage du prophète dénoue le problème : Voici, dit-il, que Tu T’es irrité, et nous avons péché. Entendez : Lorsque, Te détournant de l’élèvement de notre coeur et de nos négligences, Tu nous as dépouillés de ton secours, aussitôt le gouffre des péchés nous a engloutis. Comme si l’on disait au globe resplendissant du soleil : Voici que tu t’es incliné au-dessous de l’horizon, et l’obscurité ténébreuse nous a couverts. Et cependant, tout en affirmant que les saints ont péché, et non seulement qu’ils ont péché, mais qu’ils sont restés toujours dans leurs péchés, il ne va pas jusqu’à désespérer de leur salut : Nous fûmes toujours dans nos péchés, poursuit-il, mais nous serons sauvés. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Mais non ! Il nous faut bien le reconnaître, notre esprit volage est prompt à s’écarter sur tous objets frivoles et superflus. Et voilà pourquoi nous confessons en toute vérité que nous ne sommes point sans péché. Si attentif que l’on soit à garder son coeur, on ne le gardera jamais selon le désir de la partie spirituelle. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Enfin, si nous avons à coeur d’approfondir la question et de savoir plus exactement si l’impeccabilité est possible à la nature humaine, qui nous en instruira mieux que ceux qui ont crucifié leur chair avec ses vices et ses convoitises (Gal 5,24), et pour qui le monde est crucifié (Ibid., 6,14) véritablement ? Or, après avoir déraciné tous les vices de leur coeur; bien plus, alors qu’ils s’efforcent de bannir jusqu’à la pensée et au souvenir du péché : ils confessent tous les jours avec loyauté qu’ils ne peuvent rester sans la tache du péché, l’espace d’une heure seulement. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Combien est-il plus raisonnable de recevoir les sacrés Mystères chaque dimanche, comme le remède à nos maladies, humbles de coeur, croyant et confessant que nous ne saurions mériter cette Grâce; au lieu de nous enfler de cette vaine persuasion, qu’au moins nous en serons dignes au bout de l’an ! Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS
Non, vous n’avez pas encore renoncé aux désirs du monde, ni mortifié vos passions d’autrefois : vos pensées infirmes le font bien voir. La lâcheté de votre coeur se trahit au caprice de vos désirs vagabonds; c’est de corps seulement que vous avez entrepris ce lointain voyage et vous êtes séparés de vos parents, au lieu que vous deviez le faire en esprit. Toutes ces pensées seraient ensevelies déjà et complètement déracinées de votre coeur, si vous aviez compris le renoncement et pourquoi principalement nous demeurons dans la solitude. Mais je vois que vous souffrez de cette maladie de l’oisiveté que les Proverbes caractérisent ainsi : Tout oisif est plein de désirs (Prov 13,4); Les désirs tuent le paresseux (Ibid., 21,25). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Pour soigneux et vigilant que l’on soit, il est impossible d’éviter cette dissipation, et même de s’en apercevoir, à moins de se tenir constamment cloîtré, corps et âme, entre les murs de sa cellule. Je suppose quelque pêcheur spirituel, qui chercherait sa nourriture selon la méthode apprise des apôtres. Attentif et sans mouvement, il guette dans les profondeurs tranquilles de son coeur la troupe nageante de ses pensées. Comme d’un écueil surplombant, il plonge jusqu’au fond un regard avide, et discerne d’un oeil sagace celles qu’il doit, avec sa ligne, tirer jusqu’à soi, celles aussi qu’il laissera de côté et écartera, tels des poissons mauvais et dangereux. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Quiconque persévère ainsi dans la garde du coeur, accomplit efficacement ce que le prophète Habacuc exprime avec assez d’évidence : Je me tiendrai en sentinelle à mon poste, et je monterai sur le rocher, pour considérer ce que l’on pourra dire contre moi, et ce que je devrai répondre à celui qui me reprendra (Hab 2,1). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Mais, de la sorte, ils ne s’aperçoivent pas de l’inconstante frivolité de leur coeur, non plus qu’ils nont la force d’en refréner les divagations capricieuses. Incapables de soutenir le labeur de la componction, ils estiment intolérable la continuité même de leur silence. Ceux que les rudes travaux des champs trouvaient infatigables, sont vaincus par le loisir; et la persévérance de leur repos les lasse. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
L’anxiété du coeur s’aggrave, plutôt qu’elle n’est soulagée, par les courses au dehors. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Supposez des moines qui ne peuvent ou ne savent pas encore résister aux poussées de leurs volontés. Voici que l’ennui attaque avec plus de violence leur coeur non accoutumé à de tels assauts, l’anxiété les saisit par dedans leur cellule. S’ils relâchent l’austérité de la règle, et s’accordent la liberté de sortir trop souvent, ils susciteront contre soi un fléau plus terrible, par cela même où ils pensent trouver un remède. Tels certains malades s’imaginent éteindre les ardeurs de la fièvre, en prenant de l’eau fraîche. Mais il est évident que c’est là exciter ce feu intérieur, plutôt que l’abattre; ce soulagement d’un instant sera suivi d’une douleur plus vive. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Ainsi en va-t-il de notre âme. Si le moine ne fait de la charité le centre immobile autour duquel toutes ses oeuvres rayonnent; s’il ne redresse ses pensées ou ne les rejette, en se guidant, pour ainsi dire, par le compas très sûr de la charité : il ne réussira jamais à construire avec une véritable habileté l’édifice spirituel dont l’apôtre Paul est l’architecte (cf. 1 Co 3,10); il ne connaîtra pas la beauté de ce temple intérieur que le bienheureux David désirait de présenter à Dieu, lorsqu’il s’écriait : Seigneur, j’ai aimé la beauté de ta Demeure et le lieu où réside ta Gloire (Ps 25,8). Mais il élèvera sans art, dans son coeur, un temple sans beauté, indigne du saint Esprit et destiné à s’abîmer sans retard. Loin d’avoir la gloire d’y habiter avec l’Hôte divin, il sera écrasé misérablement sous ses ruines. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Mais je veux que vous ayez une norme sûre, pour prendre de vos forces l’idée qui convient; et je vous conterai brièvement une histoire, dont le héros fut un vieillard qui a nom l’abbé Apollon. Si, après avoir sondé l’intime de votre coeur, vous pouvez vous rendre témoignage de n’être pas inférieurs à son propos ni à sa vertu, il vous sera loisible, sans détriment de votre idéal et sans péril pour votre profession, d’aller habiter dans votre patrie et à proximité de vos parents : vous êtes assurés que l’austère renoncement de notre vie, dont l’éloignement, autant que votre libre vouloir, vous fait, dans cette province, une obligation, ne sera pas évincé par les affections de famille ou l’agrément des lieux. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Là-dessus, scrutez le mystère de votre coeur, et voyez prudemment si vous pourrez retenir sans cesse, près des vôtres, une telle austérité. Si vous vous sentez pareils à ce vieillard par la mortification intérieure, sachez que le voisinage de vos parents et de vos frères ne vous sera pas non plus dommageable. Bien qu’établis dans leur proximité, vous vous estimerez comme morts pour eux; vous ne consentirez point à leur prêter votre concours, ni qu’ils vous relâchent par leurs bons offices. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Cependant, les faibles sont nécessairement victimes de ces illusions ruineuses. Mal assurés de leur salut, et ayant encore besoin de se former eux-mêmes à l’école d’autrui, l’artifice du diable les pousse à convertir et gouverner les autres. Mais réussiraient-ils à faire quelque profit, en en gagnant plusieurs, leur impatience et leur conduite mal réglée ne tarderont pas à l’anéantir. Et il leur arrivera ce que dit le prophète Aggée : Celui qui amasse des richesses, les met dans une bourse trouée (Ag 1,6). C’est, en vérité, mettre son gain dans une bourse trouée, que de perdre par son coeur intempérant et une continuelle distraction d’esprit, ce que l’on semblait avoir acquis dans la conversion d’autrui. Finalement, tandis qu’ils s’imaginent gagner davantage en instruisant les autres, ils ruinent tout le travail de leur propre réforme : Tels font les riches, qui n’ont rien, dit le Sage; et tels s’abaissent, qui possèdent de grands biens (Pro 13,7). Et encore : Mieux vaut un homme de condition vile, mais qui se suffit, que celui qui est dans les honneurs, et manque de pain (Pro 12,9). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Que le moine écoute ce vain espoir : le voilà séparé de la société des anciens. D’autre part, toutes les chimères qu’il s’était formées dans son coeur s’évanouissent. Comme s’il sortait d’un profond sommeil, il ne trouve rien, en s’éveillant, de ce qu’il avait rêvé. Les exigences de la vie devenues plus grandes, des liens inextricables le tiennent comme dans un filet; et le démon ne lui laisse même pas le loisir de respirer, pour songer aux biens qu’il s’était promis. Il a voulu fuir les visites, rares et toutes pénétrées de l’esprit surnaturel, que lui faisaient les frères; et il est pris tous les jours dans la presse des séculiers. Jamais plus il ne retrouvera, même en un degré médiocre, le calme ni la régularité de la vie anachorétique. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Quelle atteinte à son patrimoine fera souffrir celui qui, glorieux de son parfait dénuement, a rejeté volontairement pour le Christ toutes les pompes de ce monde, et regarde toutes ses convoitises comme de l’ordure, afin de gagner le Christ (cf. Phil 3,8); qui méprise et écarte de son coeur toute angoisse que lui pourrait donner la perte de ses biens, par la méditation continuelle qe ce précepte évangélique : Que sert à l’homme de gagner l’univers, s’il vient à perdre son âme ? Ou qu’est-ce que l’homme donnera en échange de son âme ? (Mt 16,26). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Quel labeur, quel ordre, si dur qu’il soit, de son ancien pourra troubler dans sa tranquillité de coeur celui qui, n’ayant point de volonté propre, va au-devant de tout ce qui lui est commandé, non seulement avec patience, mais avec joie; qui, à l’exemple de notre Sauveur, ne cherche pas à faire sa volonté, mais celle du Père, lui disant à son tour : Non pas comme je veux, mais comme Tu veux. (Mt 26,39) ?Quelles injures, quelle persécution pourront effrayer, mais plutôt quel supplice pourra ne pas réjouir celui qui, parmi les coups, sans cesse avec les apôtres exulte et souhaite d’être jugé digne de souffrir l’opprobre pour le Nom du Christ (cf. Ac 5,41) ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Les plaisirs que nous aimons, font eux-mêmes notre tourment; les jouissances et les délices du corps se retournent contre nous comme autant de bourreaux. Celui-là, en effet, qui s’appuie sur ses biens et ses ressources d’autrefois, fatalement ne parviendra ni à l’entière humilité du coeur ni à la parfaite mortification des plaisirs mauvais. Or, autant, par le secours de ces vertus, les extrémités de la vie présente et les pertes que l’ennemi peut nous infliger, se supportent, je ne dirai pas seulement avec la plus grande patience, mais avec la joie la plus vive; autant leur absence laisse croître un élèvement pernicieux, qui, pour le plus léger affront, nous blesse des traits mortels de l’impatience. C’est alors que le prophète Jérémie nous adresse ces paroles : Et maintenant, qu’as-tu à faire sur la route de l’Égypte, pour aller boire de l’eau bourbeuse ? Et qu’as-tu à faire sur la route de l’Assyrie, pour aller boire de l’eau du fleuve ? Ta malice t’accusera, et ton infidélité te reprendra. Sache donc et comprends quel mal c’est pour toi, quelle amertume, d’avoir abandonné le Seigneur ton Dieu, et que ma crainte ne soit plus en toi, dit le Seigneur (Jér 2,18-19). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
En revanche, quiconque, renonçant véritablement à ce monde, prendra sur soi le joug du Seigneur, et apprendra de lui, par le support quotidien des injures, qu’Il est doux et humble de coeur (Mt 11,9), celui-là demeurera constamment immobile au milieu de toutes les tentations, et toutes choses concourront à son bien (Rm 8,28). En effet, selon le prophète Abdias, les Paroles de Dieu sont bonnes avec ceux qui marchent selon la droiture (Mi 2,7); et il est dit encore : Les Voies du Seigneur sont droites, et les justes y marcheront; mais les prévaricateurs y tomberont (Os 14,10). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Serviteurs bons et fidèles, prenez sur vous le joug du Seigneur, et apprenez de Lui qu’Il est doux et humble de coeur. Alors, déposant en quelque sorte le fardeau des passions terrestres, vous trouverez, par le Don de Dieu, non point la peine, mais le repos pour vos âmes. Il l’atteste par son prophète Jérémie : Tenez-vous sur les routes, et voyez; interrogez sur les sentiers d’autrefois, quelle est la voie du salut, et suivez-la; et vous trouverez le repos pour vos âmes (Ibid., 6,16). En vous aussitôt, les chemins tortueux seront redressés, les raboteux seront aplanis (Is 40,4). Vous goûterez et verrez que le Seigneur est bon (Ps 33,9). À la parole du Christ, dans l’Évangile : Venez à Moi, vous tous qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et Je vous soulagerai (Mt 11,28), vous déposerez le poids écrasant de vos vices; puis, vous comprendrez les paroles qui suivent : Parce que mon Joug est doux, et mon fardeau léger (Ibid. 30). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Oui, la Voie du Seigneur est tout rafraîchissement, si l’on y marche suivant sa Loi. C’est nous qui nous créons douleurs et tourments par des préoccupations excessives et pleines de confusion, tandis que nous aimons mieux suivre les voies de ce siècle, tortueuses et fausses, même au prix des plus extrêmes périls et difficultés. Et après que, par cette méthode, nous nous sommes rendu pesant et dur le Joug du Sauveur, un esprit de blasphème nous emporte à nous plaindre de la dureté et âpreté du joug lui-même ou du Seigneur qui nous l’impose : La folie de l’homme corrompt ses voies; cependant, c’est Dieu qu’il accuse dans son coeur (Prov 19,3). Mais, selon ce qui se lit dans le prophète Aggée, lorsque nous dirons : La Voie du Seigneur n’est pas droite (Ez 18,25); il nous fera cette juste réponse : La Voie du Seigneur n’est pas droite ? Ne sont-ce pas plutôt vos voies qui sont tortueuses (Ibid.) ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM
Mais la continence aussi goûtera une suavité cent fois plus grande que le contentement de la nature. Puis, pour la satisfaction de posséder un champ, une maison, quelle abondance, quel centuple de richesses et de joie, lorsque passant à l’adoption des fils, on possédera comme un bien propre tout ce qui est au Père éternel, disant en vérité et du fond du coeur, à l’imitation du Fils véritable : Tout ce qu’a mon Père est à moi (Jn 16,15) ! Sans rien des préoccupations douloureuses et des inquiétudes d’autrefois, le coeur tranquille et joyeux, on entrera partout, comme chez soi; chaque jour, on entendra résonner à son oreille la parole de l’Apôtre : Tout est à vous, et le monde, et les choses présentes, et les choses futures (1 Co 3,22), et celle de Salomon : À l’homme fidèle, tout le monde appartient avec ses richesses (Pro 17,6). Ainsi, le centuple se trouve dans la grandeur du prix et l’incomparable différence de la qualité. Pour un certain poids de bronze, de fer, de quelque vil métal, ou vous rend un poids égal d’or : impossible de ne pas penser que c’est là rendre plus que le centuple. De même, lorsque, pour le mépris des voluptés et des affections terrestres, c’est la joie spirituelle et le délice de la très précieuse charité qui paye de retour, le nombre peut rester le même de part et d’autre; il n’empêche que ceci ne soit cent fois plus grand et plus magnifique. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM