Cassiano: cénobitique

Vous le méritiez. L’un de vous, Théodore, a établi dans nos provinces gauloises la discipline cénobitique, si sainte et si belle, avec toute la rigueur des antiques vertus; les autres ont su, par leurs leçons, faire naître dans les âmes, non seulement un vif amour de la profession cénobitique, mais encore la soif des grandeurs sublimes de la solitude. Les Conférences: PRÉFACE DE CASSIEN

De ceux qui ont donné naissance à la profession cénobitique. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN

La vie cénobitique prit naissance au temps de la prédication apostolique. C’est elle, en effet, que nous voyons paraître dans la multitude des fidèles, dont le livre des Actes nous trace ce tableau : «La multitude des fidèles n’avait qu’un coeur et qu’une âme; nul ne disait sien ce qu’il possédait, mais tout était commun entre eux»; (Ac 4,32) «Ils vendaient leurs terres et leurs biens, et ils en partageaient le prix entre tous, selon les besoins de chacun»; (Ibid. 2,45) «Il n’y avait pas d’indigent parmi eux : tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons, les vendaient et en mettaient le prix aux pieds des apôtres. On le distribuait ensuite à chacun, selon qu’il en avait besoin.» (Ibid. 4,35-36). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN

Mais, soit qu’ils n’apportent au service de leur ambition qu’une âme pusillanime, dans une entreprise qui exige une force peu commune, soit que la seule nécessité les ait contraints à la profession monastique, ils se montrent aussi empressés à se parer du nom de moine, que peu disposés à en imiter la vie. Ils n’ont cure de la discipline cénobitique, ni de s’assujettir à l’autorité des anciens, ou d’apprendre d’eux à vaincre leurs volontés; nulle formation régulière, point de règle dictée par une sage discrétion. Mais c’est pour le public seulement qu’ils renoncent et à la face des hommes. Ou ils restent dans leurs demeures particulières, et, couverts par le privilège d’un nom glorieux, s’embarrassent des mêmes soins que devant. Ou bien ils se construisent des cellules, les décorent du nom de monastères, mais pour y vivre selon leur guise et en complète liberté. L’Évangile commande : Ne vous laissez prendre, ni par le souci du pain quotidien, ni par les embarras d’une fortune. Mais ils ne consentent point à courber la tête sous ce joug. Ceux-là seulement rempliront le précepte, sans les hésitations d’une âme infidèle, qui se dégagent entièrement des biens de ce monde, puis se soumettent aux supérieurs des communautés cénobitiques, jusqu’à faire profession de ne s’appartenir plus soi-même. Tels ne sont pas les sarabaïtes. Fuyant, comme on l’a dit, l’austérité cénobitique, ils habitent à deux ou trois dans des cellules. Leur moindre désir est d’être gouvernés par les soins et l’autorité d’un abbé. Bien au contraire, ils font leur principale affaire de rester libres du joug des anciens, afin de garder toute licence d’accomplir leurs caprices, de sortir, d’errer où il leur plaît, de faire ce qui les flatte. Chose curieuse, il arrive même qu’ils travaillent plus que les cénobites; mal contents d’y passer le jour, ils y donnent encore la nuit. Mais non pas dans les mêmes pensées de foi ni avec le même but. Ce qu’ils en font, n’est point du tout pour abandonner le fruit de leur travail à la libre disposition d’un économe, mais pour gagner de l’argent et le mettre en réserve. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN

Les deux premières espèces de moines, cénobites et anachorètes, se balancent à peu près pour le nombre, dans cette province mais dans les autres que les nécessités de la foi catholique m’ont forcé de parcourir, la troisième espèce, celle des sarabaïtes, pullule et se voit presque seule. Au temps de Lucius, qui était un évêque vendu à la perfidie arienne, alors que Valens gouvernait le monde, je dus porter le fruit d’une collecte à nos frères qui, de l’Égypte et de la Thébaïde, avaient été relégués dans les mines du Pont et de l’Arménie, pour leur fidélité a la foi catholique. Je pus voir, en quelques villes, des traces bien rares de vie cénobitique, pour les anachorètes, je ne sache pas que le nom même y ait jamais été entendu. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN

À leurs débuts dans le monastère, leur ferveur faisait accroire qu’ils recherchaient vraiment la perfection de la discipline cénobitique. Mais elle fut courte; et tout aussitôt, ils sont tombés dans la tiédeur. Retrancher leurs habitudes et leurs vices d’autrefois, ils ne le veulent à aucun prix. Ne pouvant prendre sur soi de soutenir plus longtemps le joug de l’humilité et de la patience, et dédaignant de se soumettre au commandement des anciens, ils gagnent des cellules séparées, dans le désir d’y vivre solitaires, afin que, n’étant plus exercés par personne, les hommes puissent les estimer patients, doux et humbles. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN

À ce discours de l’abbé Piamun, le désir qui déjà nous avait inspiré de quitter l’école élémentaire du monastère cénobitique, pour tendre au degré supérieur des anachorètes, s’enflamma encore davantage. C’est sous lui que nous apprîmes les premiers principes de la vie solitaire, dont nous devions acquérir ensuite, à Scété, une connaissance plus parfaite. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN

Ce fut donc en ce monastère que nous trouvâmes un vieillard fort avancé en âge, et qui portait le nom de Jean. J’ai cru ne devoir passer sous silence ni les paroles qu’il nous adressa ni l’humilité qui l’élevait au-dessus de tous les saints. Cette vertu fut celle, en effet, où il excella particulièrement. Hélas ! bien qu’elle soit la mère de toutes les autres et le fondement solide de l’édifice spirituel, elle demeure profondément étrangère à notre vie. Est-il étonnant que nous ne puissions non plus nous élever à la hauteur sublime de ces grands hommes ? De nous assujettir jusqu’à la vieillesse à la discipline cénobitique, c’est de quoi nous sommes fort incapables. Mais que dis-je ? contents d’avoir porté quelque deux ans à peine le joug de l’obéissance, nous nous échappons incontinent, pour courir à une liberté présomptueuse et fatale. Encore si, durant ce court intervalle, nous observions, dans la soumission à notre abbé, la stricte rigueur dont ils nous montrent le modèle ! Mais, c’est une obéissance vaille que vaille et toute subordonnée à notre caprice. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN

Ayant vu ce vieillard dans le monastère de l’abbé Paul, nous admirâmes tout d’abord et son grand âge et la grâce qui paraissait en lui; puis, prosternés la face contre terre, nous le suppliâmes de nous expliquer les motifs qui l’avaient fait renoncer à la liberté du désert, et à cette profession sublime, où il s’était acquis sur tous les autres une renommée si universelle, pour embrasser de préférence la vie cénobitique. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN

Mais, après avoir goûté sa pureté, celle-ci perdit à mes yeux de ses charmes, lorsque je la vis ternie par le souci des nécessités matérielles. Si bien, qu’il me parut plus avantageux de rentrer dans un monastère cénobitique, afin d’y accomplir plus aisément une profession moins haute, et d’éviter les périls d’une vocation plus sublime, mais qui comporte un si prodigieux renoncement. Mieux vaut la ferveur dans un état moins parfait que la tiédeur en un plus relevé. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN

C’est alors que je préférai suivre le mieux que je pourrais l’idéal cénobitique, plutôt que de languir dans une profession si sublime par la préoccupation constante des nécessités de la chair. Si je n’y trouvais plus la liberté ni les transports dont j’avais joui autrefois, du moins aurais-je la consolation d’accomplir le précepte évangélique, en rejetant absolument tout souci du lendemain; et la perte que je faisais d’une contemplation si haute, aurait sa compensation dans l’humilité, de l’obéissance. Enfin, c’est une chose déplorable, de faire profession d’un art, d’une carrière quelconque, et de ne point s’y rendre parfait. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN

Du profit que l’on trouve dans le monastère cénobitique. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN

Et maintenant, laissez-moi vous faire un exposé rapide des avantages que je trouve dans la vie cénobitique. S’ils balancent ceux de la solitude, vous en jugerez vous-mêmes, lorsque j’aurai terminé. Vous verrez également par mon discours si c’est le dégoût ou bien plutôt le désir de la pureté que je cherchais autrefois dans le désert, qui m’a décidé à m’enfermer dans un monastère de cénobites. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN

S’ils ne parviennent l’un et l’autre à la fin de leur profession, telle que nous l’avons définie, c’est en vain qu’ils embrassent, celui-là la discipline cénobitique, celui-ci la vie solitaire ni l’un ni l’autre ne remplit sa vocation. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN

GERMAIN. — Nous sommes justement de ceux qui ont recherché la solitude avec une formation cénobitique insuffisante, et avant d’avoir expulsé tous leurs vices. Quel remède nous secourra, nous, et nos pareils pour la fragilité comme pour le flegré médiocre de l’avancement ? Le moyen d’obtenir la constance d’une âme qui ne connaît plus le trouble, et l’inébranlable fermeté de la patience, maintenant que nous avons prématurément abandonné, avec notre monastère, l’école même et le lieu authentique de ces exercices ? C’est là que nous aurions dû parfaire notre première éducation et la conduire à son terme. Solitaires aujourd’hui, comment acquérir la perfection de la longanimité et de la patience ? Comment le regard de notre conscience, qui explore les mouvements intérieurs de l’âme, discernera-t-il en nous la présence ou l’absence de ces vertus ? N’est-il pas a craindre que, séparés du commerce des hommes et n’ayant jamais rien à souffrir de leur part, une fausse persuasion ne nous abuse, et ne nous fasse croire que nous sommes parvenus à l’inébranlable tranquillité de l’âme ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN

Cependant, vous l’avez dit aussi, c’est dans la vie commune que se commence l’oeuvre du salut; et les âmes ne demeurent en santé dans la solitude, que si la discipline cénobitique les a d’abord assainies. Cette pensée nous jette dans un mortel découragement. Sortis du monastère encore imparfaits, pourrons-nous jamais acquérir la perfection au désert ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN

Ainsi, que chacun de nous considère soigneusement la mesure de ses forces, et d’après elle, embrasse le genre de vie qu’il lui plaît. Toutes les vocations sont bonnes, mais elles ne conviennent pas indifféremment à chacun. La vie anachorétique est bonne; mais nous ne la croyons pas pour cela convenable à tous, car beaucoup éprouvent qu’elle peut être infructueuse et même funeste. Nous confessons à juste titre que la discipline cénobitique et le soin des frères sont choses saintes et dignes d’éloge; mais nous ne pensons pas pour autant que l’on doive s’y porter universellement. L’oeuvre des hôpitaux abonde en fruits excellents; mais tous ne pourraient s’y consacrer indistinctement, sans détriment pour leur patience. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM