Cassiano: béatitude

Il est vrai, l’Écriture loue ceux qui craignent Dieu : «Heureux tous ceux qui craignent le Seigneur» (Ps 127,1) et leur promet, par ce moyen, la béatitude parfaite. Cependant, elle dit aussi : «Il n’y a pas de crainte dans l’amour, mais l’amour parfait bannit la crainte; car la crainte suppose un châtiment, et celui qui craint n’est pas parfait dans l’amour.» (1 Jn 4,18). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON

C’est dans ce sens qu’il faut prendre mes paroles. Je n’entends pas dire que la considération des peines éternelles ou de la bienheureuse rétribution promise aux saints, ne soit de nulle valeur. Elle est utile, au contraire, puisqu’elle introduit ceux qui s’y donnent dans les premiers degrés de la béatitude. Mais la charité rayonne d’une confiance plus pleine et déjà de la joie sans fin. S’emparant d’eux à son tour, elle les fera passer de la crainte servile et de l’espérance mercenaire à la dilection de Dieu et à l’adoption des fils. Si l’on peut ainsi parler, de parfaits qu’ils étaient, elles les rendra plus parfaits encore. «Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père,» (Jn 14,2) dit le Sauveur. Tous les astres brillent au ciel; toutefois, entre l’éclat du soleil, de la lune, de Vénus et des autres étoiles, il y a bien de la distance. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON

CHEREMON. — Ce serait la marque de la plus haute béatitude et d’un mérite singulier, de s’entretenir constamment de la charité qui nous unit au Seigneur, soit pour l’apprendre, soit pour l’enseigner. Nos jours et nos nuits, selon le mot du psalmiste, se consumeraient à la méditer; et nos âmes, dévorées d’une faim et d’une soif insatiables de la justice se nourriraient sans cesse de ce céleste aliment. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON

Heure bénie, où la chair cesse de convoiter contre l’esprit, pour consentir à ses désirs et communier à sa vertu ! Les liens d’une paix solide les unissent l’un à l’autre, et l’on voit se réaliser en eux la parole du psalmiste au sujet des frères qui habitent ensemble. Ils possèdent la béatitude promise par le Seigneur : «Si deux d’entre vous s’accordent sur la terre, quoi qu’ils demandent, mon Père qui est aux cieux le leur donnera.» (Mt 18,19). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON

La grâce de Dieu coopère toujours pour le bien avec notre libre arbitre; en tout, elle l’aide, le protège, le défend. Mais parfois elle exige ou attend de lui quelques efforts de bonne volonté, pour ne point paraître lui conférer ses dons quand il est tout endormi et énervé par un lâche repos. Elle cherche en quelque façon les occasions où l’homme a secoué sa torpeur et sa paresse, afin que les largesses de sa munificence ne semblent pas déraisonnables, ayant un prétexte dans un certain désir, une ombre de labeur. Toutefois, elle demeure, même alors, gratuite — car à des efforts si minces et tellement insignifiants, c’est la gloire immense de l’immortalité, ce sont les dons magnifiques de l’éternelle béatitude qu’elle accorde avec une inappréciable libéralité. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON

Que si vous avez conçu le souci de parvenir à la lumière de la science spirituelle, non par le mouvement de la vaine jactance, mais par l’amour de la pureté, enflammez vous premièrement du désir de cette béatitude dont il est dit : «Heureux les coeurs purs, parce qu’ils verront Dieu,» (Mt 5,8) afin que vous puissiez atteindre aussi à celle dont l’ange parle à Daniel : «Ceux qui auront été savants brilleront comme la splendeur du firmament, et ceux qui en instruisent beaucoup à pratiquer la justice luiront comme les étoiles dans les éternités sans fin,» (Dan 15,3-5) et sur laquelle on lit encore chez un autre prophète : «Allumez en vous la lumière de la science, tandis qu’il en est temps.» (Os 10,12). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS

Recueillie avec empressement, soigneusement déposée dans les retraites de l’âme, munie du cachet du silence, il en sera de la doctrine comme de vins au parfum suave, qui réjouissent le coeur de l’homme. Ainsi que la vieillesse fait le vin, la sagesse, qui tient lieu à l’homme de cheveux blancs, et la longanimité de la patience la mûriront. Lorsqu’ensuite elle paraîtra sur vos lèvres, ce sera en exhalant des flots de senteurs embaumées. Il en sera d’elle encore comme d’une fontaine sans cesse jaillissante. Ses eaux bienfaisantes, multipliées par l’expérience et la pratique des vertus, iront se débordant; et du fond de votre coeur, d’où elle sourdra comme d’un secret abîme, elle se répandra en fleuves intarissables. Il arrivera de vous ce qui est dit dans les Proverbes à l’homme pour qui toutes ces choses sont devenues des réalités : «Bois l’eau de tes citernes et de la source de tes puits. Que les eaux de ta source débordent, que tes eaux se répandent sur tes places !» (Pro 5,15-16).Selon la parole du prophète Isaïe, «vous serez comme un jardin bien arrosé, comme une source d’eau qui jamais ne tarit. Les lieux déserts depuis des siècles seront par vous bâtis; vous relèverez les fondements posés de génération en génération; et l’on dira de vous : c’est le réparateur des haies, le restaurateur de la sûreté des chemins.» (Is 58,11-12). La béatitude promise par le même prophète vous sera donnée en partage : «Le Seigneur ne fera plus s’éloigner de toi ton maître, et tes yeux verront ton précepteur. Tes oreilles entendront la voix de celui qui t’avertira, criant derrière toi : Voici le chemin; marchez-y; ne vous en détournez ni à droite ni à gauche.» Et vous verrez cette merveille, que non seulement toute la direction de votre coeur et son étude, mais les écarts mêmes de vos pensées et leur vagabondage incertain ne seront plus qu’une sainte et incessante méditation de la loi divine. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS

Voilà qui prouve à l’évidence que la somme de la perfection et de la béatitude ne consiste pas à opérer des merveilles, mais dans la pureté de la charité. Et non sans cause. Car les premières sont destinées à s’évanouir dans le néant, tandis que la charité demeure à jamais. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS

Des guérisons corporelles, il est dit aux bienheureux apôtres : «Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis.» (Lc 10,20). Ce n’était pas leur puissance qui opérait ces prodiges, mais la vertu du nom qu’ils invoquaient. Et voilà pourquoi le Seigneur les avertit de ne revendiquer ni béatitude ni gloire pour ce qui n’est dû qu’à la puissance et à la vertu de Dieu; mais uniquement pour la pureté intime de leur vie et de leur coeur, qui leur mérite d’avoir leurs noms inscrits dans les cieux. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS

Nous avions pensé, dit alors Germain, due nous retournerions à notre monastère comblés, par la vue de votre béatitude, de joie et de fruits spirituels, et qu’il nous serait possible d’imiter, au moins dans une mesure modeste, ce que nous aurions appris à votre école. C’est bien aussi l’engagement que nous nous sommes laissé arracher par l’affection de nos supérieurs, dans la conviction où nous étions, de pouvoir reproduire auprès d’eux quelque chose de la sublimité de votre vie et de votre doctrine. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH

Le premier renonce à une détermination qu’il avait confirmée par une manière de serment : «Non, jamais vous ne me laverez les pieds.» (Jn 13,8). Mais il mérite pour ce fait d’avoir part éternellement avec le Christ; tandis qu’il était, sans aucun doute, retranché de cette grâce et béatitude, s’il se fût obstinément tenu à sa parole. L’autre, pour garder la foi d’un serment inconsidéré, se fait le sanglant meurtrier du Précurseur; la vaine crainte de se parjurer l’engloutit dans la damnation et les supplices de l’éternelle mort. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH

Tant que le petit nombre de ceux qui demeuraient alors au désert, nous laissa la liberté de nous perdre en ses immenses solitudes; aussi longtemps qu’une retraite plus profonde nous rendit possible d’être ravis fréquemment en ces célestes transports; tant que la multitude des visites ne fut pas venue nous charger de soins et d’embarras infinis, par la nécessité de pourvoir aux obligations de l’hospitalité : j’ai embrassé d’un désir insatiable et d’une ardeur sans réserve le secret tranquille de la solitude, et cette vie comparable à la béatitude des anges. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN

C’est ainsi que l’Évangile sait élever les forts vers ce qu’il y a de plus sublime et de plus grand, sans pourtant souffrir que les faibles s’abîment dans le fond de la misère. Aux parfaits, il procure la pleine béatitude; il accorde le pardon à ceux qui se laissent vaincre par leur fragilité. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Cette mesure, bienfaisante aux faibles, n’était pas capable de préjudicier aux parfaits. Vivant sous la grâce de l’Évangile, leur dévotion volontaire va plus loin que la loi, afin de parvenir à la béatitude exprimée par l’Apôtre : Le péché ne dominera pas en vous, parce que vous n’êtes pas sous la Loi, mais sous la grâce. (Rom 6,14). Le péché ne saurait, en effet, exercer sa domination sur l’âme qui est fidèle à demeurer sous la liberté de la grâce. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Alors, nous mériterons, la béatitude promise par Isaïe : Le Seigneur parle ainsi aux eunuques : Ceux qui gardent mes sabbats, choisiront ce qui M’est agréable et s’attacheront à mon Alliance : Je leur donnerai, dans ma maison et dans mes murs, une place et un nom meilleurs qu’à des fils et à des filles; Je leur donnerai un nom qui ne périra pas. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE

Quels sont ces fils et ces filles, à qui les premiers sont préférés, jusqu’à recevoir une place et un nom meilleurs, sinon les saints de l’Ancien Testament, qui, vivant dans le mariage méritèrent cependant l’adoption des fils par l’observation des commandements ? Mais quel est ce nom promis d’autre part pour insigne et suprême récompense, si ce n’est celui du Christ, que nous devions porter un jour ? Nom, duquel le même prophète dit ailleurs : Il appellera ses serviteurs d’un autre nom, en lequel celui qui doit être béni sur la terre, sera béni par le Dieu de Vérité, et celui qui doit être béni sur la terre, jurera par le Dieu de Vérité. (Is 65,15-16). Il dit encore : Et l’on t’appellera d’un nom nouveau que la Bouche du Seigneur dictera (Ibid., 62,2). En outre, pour cette pureté de coeur et de corps, les fidèles du Christ goûteront la béatitude souveraine et singulière de chanter le cantique que nul des saints ne peut chanter, sinon ceux qui suivent l’Agneau partout où il va, car ils sont vierges et ils ne se sont pas souillés avec des femmes. (Apoc 14,4). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE

Toutefois, de la bonté elles ne retiendront pas même le nom, si on les compare au siècle futur, où les biens demeurent sans changement, où il n’y a plus à redouter aucune altération de la vraie béatitude. Écoutez la description de cette béatitude du monde futur : La lumière de la lune sera comme la lumière du soleil, et la lumière du soleil brillera sept fois plus, comme la lumière de sept jours (Is 30,26). Aussi, toutes les choses d’ici-bas, si grandes, si belles au regard et si merveilleuses, paraîtront-elles vanité, au prix de ce que la foi nous promet dans l’avenir : Toutes choses, s’écrie David, vieilliront comme un vêtement. Tu les changeras, comme un habit dont on se couvre, et elles seront changées; mais Toi, Tu restes toujours le même, et tes années ne passeront point (Ps 101 27-28). Mais, si rien n’est stable par soi-même, si rien n’est immuable, si rien n’est bon que Dieu; si nulle créature ne peut obtenir la béatitude de l’éternité et de l’immutabilité de par sa nature propre, mais seulement par une participation de son Créateur et par grâce : toute bonté créée s’évanouit en face du Créateur. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Celui-là distribue des aumônes aux pauvres; hôte plein de bienveillance, il accueille la foule des survenants. Dans le moment que les besoins de ses frères occupent et sollicitent son esprit, portera-t-il ses regards vers l’océan sans bornes de la céleste béatitude? Agité des inquiétudes et des soucis de la vie présente, son coeur s’élèvera-t-il au-dessus de la poussière terrestre, pour considérer dans le lointain la condition du siècle à venir ? Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Au contraire, ceux qui mettent toute douceur, joie et béatitude dans la contemplation des choses divines et spirituelles. Si des pensées tyranniques les en arrachent sans leur aveu et seulement un instant, ils pensent avoir commis une sorte de sacrilège, qu’une pénitence immédiate vient aussitôt punir. Quelles larmes, pour avoir préféré à leur Créateur la vile créature qui a détourné le regard de leur âme ! Ils se taxent, je dirais presque d’impiété; et, encore que leur promptitude soit extrême à ramener vers la clarté de la Gloire divine les veux de leur coeur, les ténèbres, même fugitives, des pensées charnelles leur sont une chose insupportable, et ils ont en exécration tout ce qui retire leur esprit de cette vraie lumière. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Assurément, ils prennent plaisir à la loi de Dieu, selon l’homme intérieur, lequel, dépassant tout le visible, s’efforce de vivre dans une constante union avec le Seigneur. Mais ils voient dans leurs membres, c’est-à-dire inhérente et connaturelle à notre condition d’hommes, une autre loi, qui lutte contre la loi de l’esprit; et c’est elle qui captive leur intelligence sous la loi tyrannique du péché, en la forçant d’abandonner le bien souverain, pour s’assujettir aux pensées terrestres. Si utiles que celles-ci paraissent, lorsqu’elles sont commandées par la religion, afin de subvenir à quelque nécessité : en comparaison du Bien divin qui réjouit leur vue, les saints y voient un mal qu’il faut fuir, parce quelles les arrachent, pour un temps du moins, à la joie de cette parfaite béatitude. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Qu’est-ce que servir la loi du péché, sinon accomplir ce que le péché commande ? Mais quel est le péché, dont une sainteté aussi achevée que celle de l’Apôtre peut se sentir captive, sans douter pourtant que la Grâce du Christ ne la délivre ! Car il dit : Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? La Grâce de Dieu par Jésus Christ notre Seigneur. Quelle sera, dis-je, à votre sens, cette loi dans nos membres, qui, en nous arrachant à la Loi de Dieu, pour nous captiver sous la loi du péché, fait de nous des malheureux, plutôt que des coupables ? Tellement, qu’au lieu d’être voués aux éternels supplices, nous soupirons seulement de voir s’interrompre la joie de notre béatitude, et nous écrions avec l’Apôtre, en quête d’un secours qui nous y rétablisse : Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? Être emmené captif sous la loi du péché, qu’est-ce autre chose que demeurer dans les actes du péché ? Or, quel est le bien par excellence que les saints ne peuvent accomplir, sinon celui au prix de quoi tous les autres cessent d’être des biens ? Certes, il existe, nous le savons, des biens multiples en ce monde, et avant tout, la chasteté, la continence, la sobriété, l’humilité, la justice, la miséricorde, la tempérance, la piété. Mais ils ne sauraient aller de pair avec ce bien souverain. D’autre part, ils sont à la portée, je ne dirai pas des apôtres, mais des âmes médiocres. Aussi bien, si ou ne les accomplit, on sera puni de l’éternel supplice on des labeurs d’une longue pénitence; mais il ne faut point espérer sa délivrance de la Grâce quotidienne du Christ. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Avouons-le donc, ces paroles ne s’ajustent bien qu’à la personne de l’Apôtre et des saints. Journellement assujettis à la loi du péché, telle que nous l’avons définie, et non pas à celle qui consiste dans les fautes graves, gardent la confiance de leur salut. Ils ne sont point précipités dans le crime; mais, comme nous l’avons dit souvent, ils déchoient de la contemplation divine à la misère, des soucis temporels, incessamment frustrés du bien de la vraie béatitude. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS