L’acte de la connaissance angélique détermine la création quant à sa réalité d’ordre cosmique objectif, (cosmos, en grec, signifie ordre et beauté). Autrement dit, l’ordre cosmique objectif, (le monde comme système ordonné de relations dynamiques unissant des formes naturelles) est constitué, non en-soi, mais dans sa réalité ainsi déterminée, par l’acte de la connaissance angélique. Le fait, pour la création, d’être connue par des êtres angéliques n’est pas quelque chose d’extérieur à l’être du monde et sans effet sur lui. Bien au contraire, les anges font partie de la création et se situent en elle (au tout premier rang des créatures) ; l’acte de leur connaissance est un événement-réalité de cette création, un « quelque chose » qui s’effectue en elle et qui a donc une fonction cosmique. Les anges exercent même la fonction cosmique par excellence. Composant l’« Armée des Cieux », recteurs des sphères célestes, ordonnateurs des forces de l’univers en vertu même de leur rang de premières créatures (créées le « Jour un »), ils déterminent l’ensemble de la création par leur activité cognitive, en tant que c’est précisément par cette activité et pour elle que la création apparaît dans sa réalité d’ensemble des natures primordiales, dans sa réalité d’univers. D’une certaine manière, ils s’identifient au déploiement même de l’univers, quoique, à d’autres égards, ils s’en distinguent irréductiblement, puisqu’ils sont des êtres réels et non de simples relations abstraites. Mais c’est le mode angélique de la connaissance de ces relations et des êtres qu’elles ordonnent qui confère à ces relations et à ces êtres leur état cosmiquement déterminé, “cosmiquement”, c’est-à-dire relevant d’un système « impersonnel », radicalement objectif, des êtres et des relations structurantes qui les ordonnent en un tout, donc relevant d’un mode proprement non-humain. Et ce mode angélique, en vertu de la situation primordiale des êtres qui le constituent, se répercute sur la création toute entière, ce que signifie la nature céleste des anges, le ciel visible enveloppant toutes choses. Sinon, s’il n’en était pas ainsi, on ne voit pas bien quelle réalité on pourrait attribuer aux relations cosmiques (par exemple aux lois physiques : pesanteur, gravitation, électromagnétisme, etc., ou aux conditions d’existence dont les combinaisons diverses définissent les divers mondes : temps, espace, quantité, etc.). Un être est un être ; mais une relation ? Quel est l’ordre de réalité de la loi de translation orbitale d’une planète autour du soleil ? Elle ne saurait être réduite à la ponctualité événementielle et contingente de sa trajectoire physique, car une telle trajectoire n’existe, en tant que telle, que dans les pages des traités d’astronomie. Cette réalité se ramène-t-elle à celle d’une Idée divine ? Assurément ; mais comme telle, elle n’a pas d’existence en dehors de l’Entendement divin qui la pense. Est-ce une construction humaine ? Certainement, et forcément approximative ; mais, comme telle, elle n’a pas d’existence propre et se réduit à une abstraction mathématique (une analyse plus fine des positions locales d’une planète autour du soleil montre d’ailleurs qu’elles ne se situent pas sur une trajectoire mathématiquement descriptible)1. Faut-il identifier le système des Idées divines avec l’ordre de l’univers ? On risque alors de tomber dans le panthéisme ou dans l’acosmisme. Il faut donc admettre que cette trajectoire existe (est réelle), en tant qu’elle est un mode réel de connaissance d’un être angélique que sa situation primordiale rend présent à l’ensemble de la création. Certes, la réalité fondamentale de ce que nous décrivons comme une loi physique ne se réduit pas à la connaissance que l’ange en a : les anges n’ont pas de pouvoir créateur. Mais, de même que la lumière fait surgir hors de l’indistinction nocturne des formes qui existent sans elle, de même la lumière de la connaissance angélique rend-elle possible pour elle-même et pour toute créature intelligente, la structure d’ordre d’un univers qu’elle n’a pas créé, ainsi que les natures primordiales qu’elle ordonne les unes par rapport aux autres. Sans angélologie, pas de cosmologie possible. Les anges sont semblables à des prismes primordiaux : éclairés par la lumière du Verbe, ils réfractent cette lumière et la projettent sur tous les degrés de la création dont ils ont connaissance et qui se trouvent sous leur juridiction.
Cette lumière créée, c’est précisément celle que la Genèse appelle « Jour ». Nous suivrons ici, en partie, l’admirable enseignement que donne S. Augustin et que confirme S. Thomas d’Aquin2. La création de la lumière (Gen., I, 3) est celle de la lumière spirituelle, puisque les étoiles, la lune et le soleil (d’où nous vient la lumière physique), sont créés seulement le quatrième « Jour ». Le monde de la lumière, ainsi créé, c’est-à-dire l’ensemble des créatures spirituelles, porte un nom, il s’appelle « Jour » : « Et Dieu nomma la lumière Jour » (Gen., I, 5). Ce « Jour », qui a été séparé de la « Nuit » (nom du monde des ténèbres) n’est pas un temps, une période, une phase ; c’est un ordre de réalité, la réalité « lumière », ou ordre des créatures spirituelles. C’est pourquoi il n’est pas le premier Jour, contrairement aux traductions de nombreuses versions de la Bible en langues modernes, mais le « Jour un » (yôm ahad, hêméra mia, dies unus). En tant que tel, il est présent à l’ensemble de la création du monde dont parle le premier chapitre de la Genèse. Chacun des mondes créés par Dieu est « Jour » ; ce qui signifie qu’il se situe dans ce Jour, qu’il est compris en lui, connu en lui et soumis à sa juridiction. Ce qui le prouve, c’est non seulement la sextuple répétition du nom « Jour », mais aussi que cette succession de « Jours » ne comporte pas de nuit. Or, nous venons de le dire, « Nuit » désigne le monde des ténèbres qui a été séparé du monde de la lumière, et Dieu Lui-même lui a donné son nom (Gen., I, 4 — 5) ; sa mention n’eût donc rien eu d’étonnant, et son absence prouve bien que nous n’avons pas ici affaire à des unités de temps : dans ce « Jour », il y a seulement « soir » et « matin ».
Ce « Jour un » est donc présent à toute la création. Il est le Jour unique en lequel tout a été créé. C’est, selon la Vulgate ce que déclare l’Ecclésiastique (XVIII, 1) : « Celui qui vit dans l’éternité a tout créé en un ». Qu’en est-il alors de la succession des six Jours que marque la sextuple formule : « il y eut soir, il y eut matin » ? Cette sextuple répétition du Jour unique développe non la consécution temporelle et chronologique de phases créatrices, mais l’ordre ontologique de leur enchaînement causal actualisé et déterminé selon les modalités de la connaissance angélique « qui réfléchit en la diffractant la simple simultanéité de l’acte créateur »3. « Ce Jour unique, que Dieu a fait, fut lui-même reproduit à travers ses œuvres, non par un parcours corporel, mais par une connaissance spirituelle, celle de la bienheureuse société des anges »4. Sans doute la connaissance de l’ange est-elle synthétique et capable d’embrasser « sans effort tout ce qu’il veut dans une connaissance simultanée ». Elle ne saurait cependant avoir lieu « sans cet ordre qui laisse apparaître l’enchaînement des causes antécédentes et subséquentes »5. Et si cette connaissance rend manifeste (adparet) l’ordre causal dans l’univers, c’est qu’elle est elle-même causée, dans la mesure où toute connaissance présuppose l’existence d’un objet de connaissance202 : les anges sont ainsi les véritables ministres de la causalité cosmique, et l’accomplissement de cette activité causale se révèle aussi œuvre de louange et d’amour, puisqu’elle célèbre ontologiquement la Cause suprême à partir de ses effets créés.
Cf. Ivar Ekeland, Le Calcul, l’Imprévu. Les figures du temps de Kepler à Thom, Seuil, 1984, pp. 17 sq. ↩
S. Augustin, De Genesi ad litteram, I. IV, c. 18 à 35 (Œuvres de Saint Augustin, 7ème Série : Exégèse, Desclée De Brouwer, t. 48, 1972, pp. 321-371) ; S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, I, q. 58, a. 6 et 7. Les « ténèbres », dont la lumière est séparée par l’acte créateur, peuvent désigner, selon une interprétation plus « ésotérique », les possibles-archétypes qui « restent » dans l’Entendement divin et qui donc « ne connaissent pas la lumière du Jour un ». ↩
P. Agaësse et A. Solignac, « Notes complémentaires » du De Genesi ad litteram de saint Augustin, D. D. B., t. 48, p. 650. ↩
S. Augustin, De Gen ad lit, I. IV, c. 26, 43; D. D. B., t. 48, p. 345. ↩
Ibid., I. IV, c. 32, 49 ; D.D.B., p. 355; traduction modifiée. ↩