{« L’ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée nommée Nazareth, à une Vierge fiancée à un homme de la maison de David nommé Joseph, et le nom de la Vierge était Marie » (Luc, I, 26-27)}
(56) I. – Dans quelle pensée l’évangéliste a-t-il affecté d’entrer, en cet endroit, dans un tel détail de noms propres ? Il a voulu, je crois, que nous n’écoutions pas négligemment ce qu’il a si diligemment raconté. Il nomme, en effet, l’envoyé, le Maître qui l’envoie, la Vierge à qui il est envoyé, enfin le fiancé de la Vierge, et il désigne par leur nom de famille, la ville, la contrée auxquelles tous les deux appartiennent. Pourquoi cela? Croyez-vous donc qu’il y ait là rien de superflu? Nullement. Car, si pas une feuille ne se détache de l’arbre sans raison, ni un passereau ne tombe à terre sans la permission du Père céleste, pourrais-je croire que des lèvres du saint évangéliste un mot inutile soit tombé, surtout quand il s’agit de l’histoire sacrée du Verbe ? Non, mais tout ce texte est plein de divins mystères, chaque détail déborde d’une céleste douceur pour celui qui saura l’étudier avec diligence, tirant le miel de la pierre et l’huile de la dureté du rocher. Car les montagnes ont bien distillé la douceur, les collines ont bien laissé couler le lait et le miel en ce jour où, les cieux répandant leur rosée et envoyant le juste, telle une pluie féconde, la terre joyeuse s’est entr’ouverte et a fait germer le Sauveur, en ce jour où le Seigneur manifestant sa bonté et notre terre portant son fruit, sur cette montagne des montagnes, sur cette montagne grasse et fertile la miséricorde et la vérité se sont rencontrées, la justice et la paix se sont donné lé baiser de réconciliation. En ce même temps, un de ces monts et non le moindre – (je veux parler de notre bienheureux évangéliste qui dans un langage doux comme le miel nous raconte les commencements tant désirés de notre salut) – répandit, comme au souffle du midi et au lever du soleil de justice, des effluves spirituels embaumés. (57) Que Dieu maintenant encore envoie sa parole pour que ces aromates s’épanchent sur nous; que son esprit souffle sur nous pour que les paroles évangéliques nous deviennent intelligibles, qu’elles soient pour nos cœurs plus désirables que l’or et les pierres précieuses, plus douces que le rayon de miel ?
2. – Il dit donc : « L’ange Gabriel fut envoyé de Dieu. » Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un de ces anges inférieurs qui, pour une raison quelconque, sont fréquemment chargés de missions sur la terre : cela ressort manifestement et de son nom qui signifie « force de Dieu », et de ce fait qu’il n’est pas envoyé par un esprit supérieur (comme il arrive souvent), mais par Dieu lui-même. Voilà pourquoi il est dit « de Dieu»; à moins qu’on ait voulu prévenir la supposition que Dieu, avant de révéler son dessein à la Vierge, l’eût livré à quelqu’un des esprits bienheureux, l’archange Gabriel excepté qui les surpassait tous tellement qu’il a été jugé digne d’un pareil nom et d’un pareil message. Il y a d’ailleurs parfaite harmonie entre le nom et le message. A qui convenait-il mieux d’annoncer la vertu de Dieu, le Christ, qu’à celui qui est honoré d’un nom semblable? Dans ce cas la force est-elle autre chose que la vertu? Et il n’y a nulle inconvenance à désigner le maître et l’envoyé par le même nom, car ce même nom ne leur est pas attribué de la même manière à tous les deux : autre est le sens dans lequel on affirme que le Christ est force et vertu de Dieu, autre celui dans lequel on l’affirme de l’ange. De l’ange on le dit seulement par participation, du Christ on le dit par essence. Il est effectivement cette force victorieuse du fort armé, jusque-là en sécurité dans sa demeure, à qui elle a de haute lutte enlevé ses captifs. Quant à l’ange, il est appelé « force de Dieu », ou parce qu’il fut chargé d’en annoncer l’avènement, ou parce qu’il dut réconforter la Vierge naturellement timide, simple, pudique, que ce miracle inouï pouvait effrayer. Ce qu’il fit en lui disant : « Ne craignéz pas, Marie, vous avez trouvé grâce auprès de Dieu. » Peut-être peut-on croire sans témérité que ce même ange a rassuré aussi le fiancé, homme humble et de conscience délicate, bien que l’évangéliste ne l’ait pas cette fois nommé : «Joseph, fils de
David, dit-il, ne craints pas de prendre Marie ton épouse. »
Gabriel est donc bien choisi pour cette mission, ou plutôt, parce que cette mission lui a été confiée, il est bien nommé Gabriel.
3. – Où l’ange Gabriel fut-il donc envoyé de Dieu? Dans une ville de Galilée nommée Nazareth. Voyons donc si, comme le demandait Nathanaël, de Nazareth peut sortir quelque chose de bon. Nazareth signifie fleur. Or il me semble que la révélation divine était comme un germe semé du ciel en terre, dans les paroles et les promesses adressées à nos pères, Abraham, Isaac et Jacob; c’est de ce germe qu’il est écrit : «Si le Seigneur ne nous eût laissé cette semence, nous aurions été comme Sodome, nous serions semblables à Gomorrhe. » (58) Ce germe a donné des fleurs dans les prodiges qui marquèrent la sortie d’Israël de l’Égypte, dans les figures et les symboles de l’exode à travers le désert jusqu’à la terre promise, enfin dans les visions et les oracles des prophètes, sous les rois et les grands prêtres qui se succédèrent jusqu’au Christ. C’est lui le fruit sorti de ce germe et de ces fleurs, comme le dit David : « Le Seigneur manifestera sa bonté et notre terre donnera son fruits »; et encore : « Je placerai sur ton trône le fruit de ton sein. » C’est à Nazareth que la naissance du Christ est annoncée, car la fleur est la promesse du fruit. Mais la fleur disparaît en produisant le fruit, et les figures s’évanouissent quand apparaît la Vérité incarnée. C’est pourquoi l’on précise que Nazareth était une ville de Galilée, c’est-à-dire de passage, car à la naissance du Christ a définitivement passé tout ce que j’ai énuméré et qui, au dire de l’apôtre, arrivait en figures,. Ces fleurs, nous les voyons passées, nous qui possédons le fruit, mais déjà au temps de leur floraison on pouvait prévoir qu’elles se faneraient : « Qu’elle passe le matin comme l’herbe, dit David, qu’elle fleurisse au matin et passe; que le soir elle tombe desséchée et flétrie. » Le soir c’est la plénitude des temps où Dieu a envoyé son Fils unique, fait de la femme, assujetti à la loi’, disant : « Voici que je renouvelle toutes choses. Les antiques préfigurations ont passé et ont disparu, comme à l’apparition du fruit nouveau les fleurs tombent et se dessèchent. Aussi est-il encore écrit : « L’herbe a séché, la fleur est tombée, mais le verbe du Seigneur demeure éternellement. » Vous ne pouvez douter, je crois, que le Verbe ne soit le fruit, or le Verbe c’est le Christ.
4. – Le Christ est donc le bon fruit qui demeure éternellement. Mais où est l’herbe desséchée? Où est la fleur tombée ? C’est au prophète de répondre : « Toute chair n’est que de l’herbe, et sa gloire passe comme la fleur des champs. » Si toute chair n’est que de l’herbe, le peuple juif, tout charnel, a donc séché comme elle. Et n’est-ce pas ce qui est arrivé, quand ce peuple, vide de la sève de l’esprit, s’est attaché à la sécheresse de la lettre ? La fleur, elle aussi, ne s’est-elle pas fanée quand la gloire qu’il tirait de la loi lui a été enlevée? Si la fleur n’est pas tombée, où sont donc la royauté et le sacerdoce, les prophètes et le temple, toutes ces grandeurs enfin dont les Juifs s’enorgueillissaient et disaient « Quelles merveilles nous avons connues et entendu raconter à nos pères! » Et encore : «Quels prodiges Dieu a ordonné à nos pères de transmettre à leurs enfants ! » Voilà le commentaire de ces paroles : « A Nazareth, ville de Galilée. »
5. – C’est donc dans cette cité que l’ange Gabriel fut envoyé de Dieu. A qui? A une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph. Quelle est cette vierge si vénérable qu’un ange la salue, si humble qu’elle est fiancée à un artisan ? Qu’elle est belle cette union de la virginité et de l’humilité) Elle plaît singulièrement à Dieu, l’âme en qui l’humilité fait valoir la virginité, et dont la virginité embellit l’humilité. (59) Mais de quelle vénération n’est-elle pas digne, celle en qui la fécondité exalte l’humilité, et dont l’enfantement consacre la virginité? On vous dit quelle est vierge, on vous dit qu’elle est humble : si vous ne pouvez imiter la virginité de celle qui est humble, imitez au moins l’humilité de la Vierge. La virginité est digne de louange, mais l’humilité est plus nécessaire. Celle-là est de conseil, celle-ci est de précepte. La première est conseillée, la seconde prescrite. A l’une on vous invite, à l’autre on vous oblige. De celle-là il est dit : « Que celui qui peut comprendre comprenne’ »; de celle-ci : « Si vous ne devenez semblable à ce petit enfant, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » La virginité est récompensée, l’humilité est exigée. Vous pouvez enfin vous sauver sans la virginité, vous ne le pouvez pas sans l’humilité. L’humilité qui pleure sur la virginité perdue peut être agréable à Dieu, mais sans l’humilité (j’ose le dire) même la virginité de Marie n’aurait pu lui être agréable. «Sur qui, dit le Seigneur, reposera mon esprit, sinon sur l’âme humble et paisible?’ » Il dit sur l’âme humble et non sur la vierge. Par conséquent si Marie n’avait pas été humble, l’Esprit-Saint ne se fût pas reposé sur elle, et si l’Esprit-Saint ne s’était pas reposé sur elle, il ne l’eût pas fécondée. Comment, en effet, aurait-elle pu concevoir de lui, sans lui? Il est donc manifeste que si elle a conçu du Saint-Esprit, c’est, comme elle l’avoue elle-même, que Dieu a regardé l’humilité de sa servante, plutôt que sa virginité. Si donc elle a plu à Dieu par sa virginité, c’est grâce à son humilité qu’elle a conçu. Bref, il est évident que si sa virginité même a pu être agréable, ce fut sans aucun doute grâce à son humilité.
6. – Que dis-tu, vierge orgueilleuse? Marie, oubliant qu’elle est vierge, se glorifie de son humilité, et toi, oubliant l’humilité, tu te complais dans ta virginité) Dieu, dit-elle, a regardé l’humilité de sa servante. Qui parle ainsi? La Vierge sainte, la Vierge sobre, la Vierge pieuse. Serais-tu plus chaste qu’elle? plus pieuse? Ou bien ta pureté serait-elle plus agréable à Dieu que la chasteté de Marie de telle sorte que, sans l’humilité, elle suffit à te faire agréer du Seigneur, ce que n’a pu obtenir la pureté de Marie? Enfin plus le don singulier de la chasteté t’honore, plus tu te nuis, lorsque tu en ternis l’éclat par un mélange d’orgueil. Il vaudrait mieux pour toi n’être pas vierge que de t’enorgueillir de ta virginité. La virginité n’est pas pour tous, mais beaucoup moins nombreux encore ceux en qui l’humilité s’unit à la virginité. Si donc vous ne pouvez qu’admirer la virginité de Marie, efforcez-vous du moins d’imiter son humilité, et cela vous suffira. Mais si vous êtes à la fois vierge et humble, qui que vous soyez, vous êtes grand.
7. – Mais il y a en Marie quelque chose de plus admirable encore : la fécondité unie à la virginité. Jamais, en effet, on n’a oui dire qu’une femme fût à la fois vierge et mère. Et si vous songez de quel fils elle est mère, jusqu’où ne s’élèvera pas votre admiration devant sa grandeur? N’en viendrez-vous pas à reconnaître que vous êtes impuissant à l’admirer dignement? A votre jugement, ou plutôt au jugement de la Vérité même, celle qui a eu Dieu pour fils n’est-elle pas élevée au-dessus de tous les chœurs des anges? Dieu, le Seigneur des anges, Marie n’ose-t-elle pas l’appeler son fils et lui dire : « Mon fils, que nous avez-vous fait? » Quel ange oserait tenir ce langage? Ils regardent comme un grand honneur qu’esprits par nature, ils aient été, par grâce, appelés à la vocation d’anges, selon le témoignage de David Il fait des esprits ses anges. (60) Marie, qui se sait mère, ne craint pas de donner le nom de fils à cette majesté que les anges révèrent. Et Dieu ne dédaigne pas ce nom qui exprime ce qu’il a daigné devenir. Car, peu après, l’évangéliste ajoute : et il leur était soumis. Qui était soumis, et à qui l’était-il? Dieu était soumis aux hommes, Dieu, dis-je, à qui les anges sont soumis, à qui les Principautés et les Puissances obéissent, était soumis à Marie, et non seulement à Marie, mais encore à Joseph à cause de Marie. Qu’admirerez-vous ici davantage, l’infinie bénignité du Fils ou la suprême dignité de la Mère? Des deux côtés, c’est une stupéfiante merveille un Dieu obéissant à une femme, humilité sans exemple, une femme ayant autorité sur un Dieu, grandeur sans égale. On loue les vierges de ce qu’elles ont le privilège unique de suivre l’Agneau partout où il va. De quelles louanges n’est-elle pas digne, celle qui, non contente de le suivre, le précède !
8. – O homme, apprends à obéir! Terre, apprends à t’abaisser ! Poussière, apprends à te soumettre ! Parlant de ton Créateur, l’évangéliste dit : et il leur était soumis, c’est-à-dire à Marie et à Joseph. Rougis, cendre superbe ! Dieu s’humilie et tu t’élèves ? Dieu se soumet aux hommes et toi, avide de les dominer, tu te mets au-dessus de ton Créateur? Si jamais je m’arrête à pareille pensée, que Dieu daigne me répondre comme il le fit, lorsqu’il réprimanda son apôtre « Arrière, Satan, tu ne comprends rien aux choses de Dieu. » Chaque fois, en effet, que je désire avoir autorité sur les autres, je prétends me mettre au-dessus de Dieu, et je ne comprends rien aux choses de Dieu, dont il est dit qu’il leur était soumis. Si tu ne daignes pas, ô homme, imiter l’exemple de l’homme, daigne au moins imiter celui de ton Créateur. Et si tu ne peux le suivre partout où il va, daigne au moins le suivre jusqu’où il est descendu pour toi. C’est-à-dire que si tu ne peux t’avancer dans le sentier sublime de la virginité, suis au moins ton Dieu dans la voie très sûre de l’humilité. A dire vrai, si les vierges elles-mêmes s’en écartent, elles ne suivent plus l’Agneau partout où il va. Celui qui a perdu sa virginité, mais qui est humble, suit bien l’Agneau; celui qui est vierge, mais orgueilleux, le suit aussi, mais ni l’un ni l’autre ne le suivent partout où il va. Car, ni le premier ne peut s’élever. jusqu’à la pureté de l’Agneau qui est sans tache, ni le second ne veut descendre jusqu’à la douceur de l’Agneau qui s’est tu, non seulement devant celui qui le tondait, mais devant celui qui l’a tué. Cependant le pécheur a pris dans son humilité un parti plus sûr que l’orgueilleux dans sa virginité, car la souillure de l’un est purifiée par son humilité, tandis que la pureté même de l’autre est souillée par son orgueil.
9. – Heureuse donc Marie, à qui ni l’humilité, ni la virginité n’ont fait défaut : virginité unique que la fécondité n’a pas ternie, mais honorée, humilité singulière que la virginité féconde n’a pas fait disparaître, mais rehaussée, fécondité incomparable que la virginité et l’humilité accompagnent. (61) Qu’y a-t-il ici qui ne soit admirable, incomparable, unique? Il serait étonnant que vous n’hésitiez pas en comparant ces prérogatives pour décider quelle est la plus admirable : est-ce la stupéfiante fécondité de la vierge ou l’intégrité absolue de la mère? Est-ce le sublime de cette maternité ou l’humilité jointe à une destinée aussi sublime? A moins de conclure qu’elles sont toutes plus admirables les unes que les autres, et qu’il est incomparablement plus parfait et heureux de les avoir toutes possédées, plutôt que l’une d’entre elles seulement. Et quoi d’étonnant si Dieu, que l’Écriture proclame et qui se manifeste admirable dans ses saints, se montre plus admirable encore dans sa Mère? Vénérez donc, ô époux qui vivez dans une chair corruptible, l’intégrité de cette chair virginale; admirez, vierges consacrées, la fécondité d’une Vierge; vous tous, ô hommes, imitez l’humilité de la Mère de Dieu. Honorez, ô saints anges, la Mère de votre Roi, vous qui devez adorer le Fils de la Vierge qui est nôtre et qui, lui-méme, est aussi bien notre roi que le vôtre, le restaurateur de notre race et le fondateur de votre cité. A Celui qui est si grand parmi vous, si humble au milieu de nous, rendons pareillement vénération, honneur et gloire, dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.