II
L’esprit est une activité créatrice. Tout acte de l’esprit est un acte créateur. Mais l’acte créateur de l’esprit subjectif est l’extériorisation de soi dans le monde. A. tout acte créateur vient s’ajouter un élément de la liberté originelle de l’esprit subjectif, un élément qui n’est pas déterminé par le monde, que rien ne détermine. L’acte créateur de l’homme, qui procède toujours de l’esprit et non de la nature, présuppose la matière du monde, la multiplicité du monde humain; il procède de l’esprit et entre dans le monde en y apportant quelque chose de nouveau, qui n’existait pas encore. L’acte créateur de l’esprit présente deux aspects : l’aspect ascendant et l’aspect descendant. Par son élan, son envol créateur, l’esprit s’élève au-dessus du monde, vainc le monde, mais il descend également dans le monde, est attiré vers le bas et compose dans sa production avec l’état du monde. L’esprit s’objective dans les produits de sa création, et grâce’ à cette objectivation il communique avec la multiplicité cosmique telle qu’elle s’offre à lui. L’esprit est feu, et la création de l’esprit est de feu. Or l’objectivation refroidit le feu créateur de l’esprit. L’objectivation dans la culture signifie toujours un compromis avec autrui, avec le niveau du monde, du milieu social. L’objectivation de l’esprit dans la culture est sa socialisation. La culture est de nature sociale. D’où l’importance des traditions. Le principe aristocratique de la culture, qui seul la rend possible, n’exclut aucunement son caractère socialisé. Cependant la culture a un caractère symbolique, tous ses résultats sont symboliques et non réalistes. L’idéal classique tend à une objectivation parfaite de l’esprit dans la culture, dans la connaissance scientifique et philosophique, dans l’art et dans l’ordre moral et social. Le classicisme dans la création se traduit par une objectivation parfaite, par l’épuisement de l’esprit dans le fini, dans un fini atteignant à la perfection. Le subjectif se perd dans l’objectif, l’infini dans le fini, le feu dans des produits refroidis. Tout se passe comme si la réalité sociale enchaînait l’esprit avec son caractère brûlant et tendu vers l’infini. Cet asservissement à l’objectivation se produit aussi bien dans l’Église historique que dans les institutions sociales, chez les pharisiens et les scribes, dans les orthodoxies figées, dans l’État qui veut organiser l’esprit, dans la moralisation légiférante, dans l’art formaliste qui prétend au classicisme, dans l’esprit académique qui organise et normalise la connaissance, dans la famille légale qui écrase l’amour, etc.
L’esprit ne s’incarne d’une façon réelle, existentielle que dans la personne humaine, qui seule peut concevoir la vie de façon intuitive et créatrice, dans les rapports fraternels entre hommes, nullement dans la société objectivée, dans l’État, dans la vie historique des nations. L’esprit se trouve facilement emprisonné lorsqu’il veut s’objectiver dans la culture ou dans la vie sociale. L’esprit subjectif ne peut se reconnaître dans ce que l’on appelle « esprit objectif ». Si l’on admet un esprit objectif (comme par exemple Hegel) on aboutit au monisme, à la tyrannie du général sur l’individuel, à des systèmes totalitaires. Rien n’est plus erroné que le panthéisme historique. L’histoire n’est pas la révélation de l’esprit objectif. Elle est discontinue. L’histoire est la tragédie de l’esprit. C’est dire que l’objectivation historique transforme l’esprit en quelque chose qui ne ressemble plus à l’esprit. L’esprit subjectif créateur ne peut se reconnaître dans ses objectivations historiques. On ne peut reconnaître la Révélation chrétienne dans l’objectivation historique du christianisme. On ne peut reconnaître saint François dans l’objectivation franciscaine. On ne peut reconnaître Luther dans l’objectivation historique du protestantisme. On ne peut reconnaître Léonard de Vinci dans l’objectivation historique du génie technique. On ne peut reconnaître l’esprit de la révolution dans les résultats historiques d’une révolution. On ne peut reconnaître Marx dans l’objectivation historique du marxisme. On ne peut reconnaître la devise « Liberté, égalité, fraternité » dans les sociétés qui ont objectivé ces formules.
L’esprit créateur incandescent ne saurait se reconnaître dans ses productions, dans ses livres, dans ses théories, dans ses systèmes, dans ses oeuvres d’art, dans ses institutions. L’objectivation dans l’histoire, dans la culture, est la grande oeuvre de l’esprit actif et créateur, mais c’est en même temps un grand échec. Cela ne signifie pas que l’esprit doive se refuser à toute objectivation, mais bien que le monde doit finir, que l’histoire doit se terminer, que le monde objectif doit s’éteindre pour céder la place au monde de l’existence, au monde des réalités authentiques, au monde de la liberté. Le désir profond de ce feu créateur qui caractérise le génie, ce fut toujours de voir brûler le monde de la détermination et de l’objectivité, de le voir remplacer par le monde de la liberté et de l’envol créateur. Dans l’objectivation, dans la culture, dans l’histoire, on ne trouve que des symboles, des signes, des prototypes de la transfiguration réelle.
On pourrait dire que la lutte de l’esprit avec la nature a plus de réalité dans le domaine économique, dans la prise de possession de la nature par la technique. Ainsi pensent les Marxistes. Mais Marx lui-même enseignait que dans l’économie l’homme aliène sa nature. L’homme est soumis au pouvoir de l’économie qu’il a lui-même créée. L’homme se rend maître de la nature, mais l’économie maîtrise l’homme. Il en va de même pour la technique; cette grande conquête de l’homme s’est retournée contre lui. Dans l’objectivation de l’économie l’esprit devient esclave, ce qui est particulièrement évident pour l’économie capitaliste. Le pouvoir de l’argent est une limitation mensongère de l’objectivation, une aliénation de l’existence humaine. Le socialisme s’insurge contre cet empire. La vraie signification du socialisme devrait être la subjectivation de l’existence humaine, mais l’économie socialiste peut elle aussi se révéler contraire aux buts que lui assignait l’esprit. Il existe, dans le monde, une tendance à l’objectivation d’un royaume absolu où l’esprit serait définitivement objectivé et socialisé. Alors l’esprit passera dans une sphère qui lui est étrangère et le mystère de l’existence sera clos. L’esprit est liberté. L’objectivation de l’esprit, à l’intérieur de ses limites, conduit à la violence. Lorsque l’esprit se sépare de lui-même il se transforme en violence. Telle est l’objectivation de l’esprit dans l’État, telle est la nature du pouvoir qui se prétendait d’origine spirituelle et se considérait comme sacré.
L’objectivation de l’esprit dans l’Église a conduit à une fausse sacralisation des objets. Cette objectivation, qui était soumise au pouvoir de la multitude, avait organisé les masses humaines, elle voulait organiser et affermir la société et l’État selon des principes spirituels. L’objectivation de l’esprit dans la vie sociale et politique résulte de cette erreur utile qui fait croire que la société, l’État, la civilisation peuvent être basés sur la vérité, que la vérité peut être utile à l’organisation humaine. C’est là une conception pragmatique de la vérité qui affirme la coïncidence du vrai et de l’utile. Illusion née de l’objectivation, de la compromission de l’esprit avec un monde déchu. Le monde ne se fonde pas sur la vérité, mais sur le mensonge que la société reconnaît comme utile. Il existe un mensonge à base d’utilité sociale, et c’est lui qui dirige le monde. Même la Vérité du christianisme a été transformée en un mensonge d’utilité sociale. La Vérité, la Vérité pure peut être dangereuse et destructive, elle n’a aucune utilité sociale et ne rend d’utiles services à personne. La Vérité peut provoquer l’explosion du monde, elle peut être le jugement dernier, la fin du monde. Si elle n’avait subi aucune déformation, si on ne l’avait adaptée à l’état déchu du monde, la Vérité chrétienne aurait pu se révéler comme destructrice et anarchique. La Vérité est spirituellement révolutionnaire, l’esprit est révolutionnaire, bien qu’il s’agisse ici d’une autre révolution que la révolution politique. L’objectivation affaiblit et efface même complètement cet aspect « destructif » et a anarchique » de la vérité, c’est-à-dire de l’esprit, car l’esprit est la vérité de l’être. C’est pourquoi l’œuvre du Christ a été corrigée, adaptée au niveau des millions de millions d’êtres (voir le Grand Inquisiteur chez Dostoïevsky). Ce qui rend tragique le destin du monde et de l’homme, c’est ce dualisme foncier du vrai et de l’utile, de l’esprit subjectif, personnel, et de l’esprit « objectif », général — le dualisme dé l’existence et de l’objectivation. La vérité n’est donnée que dans l’esprit subjectif et elle est existentielle. Dans l’esprit « objectif » on s’est servi de la vérité d’une façon utilitaire, et celle-ci a perdu par là même son existentialité. La vérité ne se réalise pas dans l’esprit « objectif », elle se symbolise seulement : d’où son caractère si souvent rhétorique. La victoire de l’esprit dans la société signifierait la victoire du personnalisme, des relations personnelles, des rapports entre personnes au sein du « nous » humain, l’attribution de la valeur suprême à chaque personne donnée. On pourrait parler dé la. création, non pas d’une société « objective », mais d’une société « subjective ». Mais il serait parfaitement faux d’identifier le caractère personnel et subjectif de la société avec l’individualisme. Il s’agit précisément d’une socialité personnelle et subjective, qui est la victoire de l’existentiel où la personne se dépasse pour s’intégrer dans la communauté, tout en dépassant le plan de l’objectivation. Telle serait la vraie révolution dans la société humaine qui ne signifierait pas un simple travestissement d’une symbolisation conventionnelle et d’une nouvelle objectivation de l’homme, c’est-à-dire une aliénation de soi. Une société où il n’y aurait pas d’objets, où l’on ne considérerait rien ni personne comme objet, serait le règne de l’esprit et de la liberté, et dans sa perfection l’avènement du royaume de Dieu. Tel est le sens de l’Incarnation, et non l’objectivation de l’esprit. C’est parce que l’on ne recherche pas le royaume de Dieu que l’on aboutit à l’objectivation et l’aliénation de soi. On aboutit ainsi à un monde où l’objectivation n’a pas seulement un sens négatif, mais aussi un sens positif. C’est là toute la difficulté du problème. L’ « Égotisme », une subjectivité qui s’affirme elle-même et se replie sur soi, voilà un résultat pire que l’objectivation. Mais la spiritualisation réelle de l’homme, de la société, du monde, suit une voie opposée à celle de l’objectivation. Lorsqu’on admet, par exemple, l’existence d’un « esprit populaire », on ne peut en tirer argument en faveur de l’existence d’un esprit objectif. En parlant d’ « esprit populaire », nous exprimons une réalité qui existe; mais nous usons d’une expression inexacte, il ne s’agit pas de l’esprit, mais de la nature, il ne s’agit pas de la personne, mais de l’individu. La masse populaire forme une sorte d’individualité qui constitue un milieu psychique, naturel, qui s’offre à l’action spiritualisante de l’esprit. On entend généralement la locution « esprit populaire » non dans un sens réaliste, mais d’une manière symbolique, sans prendre conscience toutefois de ce symbolisme.
Ainsi que nous l’avons déjà montré, l’objectivation de l’esprit est une symbolisation, elle produit des symboles, des signes, non des réalités. Le monde objectivé est symbolique dans toutes les sphères, bien qu’il se considère comme réel, et qu’on le considère comme tel. Lorsqu’on est complètement et définitivement plongé dans le monde objectivé et dans une activité objectivante, on n’est plus conscient de ce symbolisme, et on se croit alors un réaliste. Mais il faut distinguer la symbolisation de l’esprit de la réalisation de l’esprit. Seule la réalisation de l’esprit pourrait en constituer une incarnation. L’objectivation de l’esprit n’est pas une incarnation. Et la disparition de l’esprit objectif n’est pas une désincarnation. L’objectivation de l’esprit dans l’Eglise en tant qu’institution sociale est une symbolisation, non une réalisation. Le culte lui-même comporte une symbolisation qui laisse place cependant à un élément réel, de caractère mystérieux. Le ritualisme est une symbolisation conventionnelle. Au lieu de les réaliser, on symbolise les commandements du Christ. L’amour et la charité chrétiennes s’expriment par des conventions, par des signes, non par des réalités. Cette symbolisation conventionnelle imprègne les relations mutuelles entre les dignitaires ecclésiastiques et les relations des laïcs envers ces dignitaires. La paroisse n’est pas une véritable communauté chrétienne, mais seulement une symbolisation conventionnelle de cette communauté. Le symbolisme l’emporte sur le réalisme dans la dogmatique et dans les sacrements. C’est ce que Rosanoff appelait le nominalisme dans le christianisme. C’est par suite de cette symbolisation conventionnelle que la rhétorique joue un rôle si important dans le christianisme. Le symbolisme l’emporte sur le réalisme dans le mariage, dans la famille. Dans la plupart des cas le mariage est un sacrement symbolique et non réel, car le sacrement réel est lié à l’amour. Les rapports entre les membres d’une famille sont rituels, symboliques et conventionnels, et la réalité n’y pénètre que rarement. Toute la vie de l’État a un caractère symbolique. Le pouvoir s’entoure toujours de symboles et de signes et exige des rapports symboliques qui n’ont rien de commun avec des rapports réels. La guerre s’organise par des symboles et des signes. Les uniformes, les décorations, les grades sont des symboles et non des réalités. Le tsar est un symbole, le général est un symbole, le pape, le métropolite, l’évêque sont des symboles, tout grade hiérarchique est un symbole. Par contre, le saint, le prophète, le créateur génial, le réformateur social sont réels, parce que la hiérarchie des qualités humaines est réelle. Toute la vie morale qui se cristallise dans les mœurs se fonde sur un symbolisme, non sur une transfiguration réelle des hommes. La morale légale exige que les hommes exécutent certains symboles conventionnels qui n’ont aucun rapport nécessaire et réel avec leur vie intérieure et leur spiritualité. Faire son devoir a un caractère symbolique. Dans leurs rapports les hommes doivent exécuter des signes qui peuvent fort bien ne pas correspondre à la réalité. Les prétendues « bonnes œuvres » peuvent prendre un caractère de purs symboles. La miséricorde peut être symbolique et non réelle. Ce qu’on appelle hypocrisie n’est qu’une forme extrême de ce symbolisme lorsqu’il est vidé de toute parcelle de réalité. Le monde de l’objectivation ne connaît pas la personnalité concrète et vivante, mais seulement les objets. Or on ne peut atteindre les réalités dans les rapports avec les objets, elles échappent à toute prise. Les rapports avec l’objet sont toujours symboliques. De même, l’académisme formel élabore des méthodes de connaissance scientifique et philosophique qui mettent le chercheur en contact avec l’objet, lui permettent une objectivation, mais qui ne lui donnent aucune prise sur la réalité, cette prise n’étant possible que par une intuition vivante. Les mathématiques sont la connaissance objectivée par excellence, une symbolisation absolue, et elle est universellement valable pour le monde désuni et privé de spiritualité. Les méthodes scientifiques et objectives sont symboliques. La connaissance la plus parfaite est sans rapports avec les réalités premières; le droit parfait réalise entre les hommes des rapports extrinsèques aux rapports réels. Les hommes vivent dans le monde objectivé comme s’il s’agissait du monde réel. Mais c’est un monde de symboles et de signes, et les rapports objectivés avec ce monde ne sont qu’une symbolisation, laquelle, il est vrai, possède un caractère universellement valable, fixant le commerce des hommes entre eux. Le plus étonnant est que cette symbolisation s’étend également à la vie spirituelle qui, elle, est une réalité et non un symbole. Nous le verrons en étudiant les différentes formes de l’ascétisme qui symbolise la vie spirituelle, mais ne la réalise pas. Le christianisme historique fut beaucoup plus symbolique que réaliste. Toute la hiérarchie ecclésiastique est symbolique et s’oppose à l’humanité réelle en substituant un grade symbolique à l’homme réel. La symbolisation est une force organisatrice sociale, de caractère social. Il en est de même pour le symbolisme de toutes les révolutions, où l’on trouve, par exemple, le symbole du prolétariat au lieu du vrai prolétariat. Le problème de la consécration se lie également à la symbolisation.
L’objectivation de l’esprit dans l’histoire donne naissance à la sacralisation, à la sanctification dé certains éléments de la nature et de la vie humaine. On dégage de l’ensemble du monde, qui est considéré comme pécheur, des parties sanctifiées, où l’esprit est objectivé. Le pouvoir de l’Église, et même le pouvoir de l’État, peuvent représenter une de ces parties sanctifiées de la vie du monde et devenir ainsi objets d’un culte. L’homme éprouve un profond besoin du sacré, non seulement au ciel, mais aussi sur terre, le besoin d’un esprit palpable, visible. On a considéré comme sacrées les choses les plus diverses — l’État, la nation, la famille, la propriété, la société, la culture et la civilisation, etc.. Cela signifie toujours que l’esprit s’objective et passe dans ces constructions. La sacralisation est toujours une symbolisation. Le sacré dans ce monde n’est pas une réalité sainte, mais le symbole de cette réalité. La sacralisation n’est pas une réalisation du sacré, mais une symbolisation du sacré. Le sacré est symbolisé par l’onction des grades hiérarchiques, par des objets matériels aspergés d’eau bénite. La sacralisation n’est pas humaine, elle ne traduit pas la spiritualité humaine. L’esprit s’objective en elle par des signes et des symboles. Reconnaître comme sacrées des dignités hiérarchiques correspondant à une onction et des objets sanctifiés, c’est tout autre chose que de reconnaître comme sacrés le sujet humain lui-même, sa sainteté, sa force créatrice, la liberté, l’amour, la justice, la fraternité, le savoir, la beauté de l’âme, etc.. Le premier acte est symbolique, le second réel. Dans le premier l’esprit s’objective, dans le second il se révèle de façon existentielle. L’esprit s’incarne symboliquement dans le pouvoir hiérarchique, dans les corps historiques, dans l’autorité; il s’incarne réellement dans la vérité, dans la libération de l’homme par rapport à l’esclavage, dans la création, etc.. L’incarnation symbolique de l’esprit n’est qu’une voie déterminée par la déchéance du monde; l’incarnation réelle de l’esprit est un but, le but suprême. Il faut comprendre et dénoncer la différence entre les processus de symbolisation et de réalisation. Mais il serait faux de considérer le processus de symbolisation sous son aspect purement négatif.
Cette perception symbolique du monde qui fait de tout le visible un symbole de l’invisible, de tout le matériel un symbole du spirituel, est le signe précisément d’une plus grande spiritualité par rapport au monde, d’une plus grande indépendance par rapport au pouvoir de ce monde. Tel était, par exemple, le symbolisme médiéval de Hugues et de Richard de Saint-Victor. Mais en prenant conscience du caractère symbolique de ce monde par rapport à un autre monde, on se libère d’une dépendance ser-vile à l’égard de ce monde. On atteint ainsi à travers la non-signification du signe au vrai sens du signifié. Il ne s’agit pas pour autant d’une objectivation, mais bien d’un retour du monde objectif vers l’existence intérieure. Tout au contraire la sacralisation symbolique des objets de ce monde entraîne l’asservissement de l’homme à ces objets et l’empêche d’atteindre à la réalité. Le symbolisme de la sainteté entrave la sainteté réelle. La sainteté symbolique du dignitaire fait obstacle à la sainteté réelle de l’homme. C’est là une distinction fondamentale dans la doctrine de l’esprit. L’esprit et la vie spirituelle ne sont pas symboliques, ils sont réels. Est symbolique au contraire l’objectivation de l’esprit dans le monde historique et naturel. L’incarnation de l’esprit ne peut pas signifier par elle-même la sanctification d’un pouvoir et de grades hiérarchiques, la défense de corps historiques en tant que saints. Pris dans son sens réel, non dans son sens symbolique, l’incarnation signifie la descente de l’Esprit divin et sa fusion avec le destin réel de l’homme et du monde. L’esprit ne peut jamais s’incarner dans les instincts de domination d’un homme sur les autres. Il ne peut s’incarner non plus dans la pensée discursive, scientifique, dans la morale et le droit formels et légaux, dans aucune objectivité; il s’incarne dans l’élévation réelle vers Dieu du sujet, de la personne, dans la descente de l’amour et de la miséricorde, dans la participation intuitive du chercheur à la réalité cherchée, dans la création réelle de ce qui n’existait pas encore, dans le jugement originel et personnel. La création n’est pas une objectivation, mais une transsubjectivation. L’objectif doit céder la place au transsubjectif.
Selon les philosophes allemands on ne découvre pas l’esprit dans la nature objective, mais dans l’histoire et dans la culture. Mais, bien que le monde de l’histoire et de la culture soit plus proche du sujet existentiel que la nature objective telle que l’étudient les sciences psycho-mathématiques, il faut dire cependant que ce monde est encore objectivé et séparé du sujet existentiel. En revanche la « nature » a un sens existentiel. Les Romantiques fuyaient les conventions, le mensonge, le déterminisme de la civilisation avec ses normes et ses lois écrasantes pour se réfugier auprès de la « nature », où ils croyaient trouver la liberté, la vérité, la force créatrice, se perdant dans l’infini. Cette conception est à la source d’un malentendu terminologique. La liberté, la vérité, l’infini sont précisément l’esprit et la spiritualité, tandis que la nature est déterminisme, légalité, finitude. Mais dans ce cas il ne faut pas comprendre par « nature » les animaux, les plantes, les forêts, les champs, les mers et les montagnes, le ciel étoile qui appartiennent au plan existentiel et font partie de la spiritualité, mais bien l’objectivation, le monde des choses, des objets, le règne mécanique de la détermination extérieure. Le réalisme spirituel, l’ascension et la descente réelles, s’opposent à l’objectivation de l’esprit, à la symbolisation et à la sacralisation qui s’y rattachent. La kenosis — l’Incarnation divine, la descente de Dieu dans le monde humain est une réalité spirituelle, non un symbole, et les événements du monde humain doivent correspondre à cette réalité spirituelle. Mais on a substitué la sacralisation symbolique à la réalisation des commandements de l’Évangile. C’est la tragédie du christianisme. A l’origine de ce malheur il faut voir que la spiritualité chrétienne s’est insérée sur un monde déchu et objectivé. La spiritualité est tombée au niveau d’un monde qui est dans un état d’objectivation. En ce cas l’objectivation de l’esprit ne signifie pas l’incarnation de l’esprit, la descente réelle de l’amour, mais la pénétration de l’esprit dans le milieu extérieur. L’objectivation de l’esprit ne vient pas seulement de l’état du monde, elle a encore été affermie en tant que principe, et sanctifiée. L’esprit s’est uni à la nature dans le sens de l’objectivation et de la détermination.
La technique et son pouvoir toujours croissant sur l’homme ont lourdement pesé sur le destin de la vie spirituelle. La technique apparaît dans la vie humaine comme une force qui détruit la spiritualité. Si l’on entend par incarnation un fait organique, la technique devient non seulement une force anti-spirituelle, mais encore une force désincarnante. La machine déchire les liens entre l’esprit et la chair. Le triomphe de la technique porte des coups terribles à tous les corps « organiques » de l’histoire. On peut dire qu’elle signifie la fin de la période tellurique de l’histoire, la transition de l’organique vers l’organisé. La technique et la machine marquent non seulement une nouvelle période dans l’histoire humaine, mais encore une nouvelle période cosmique. A côté des corps organiques et non organiques apparaissent des corps organisés qui sont des réalités nouvelles dans la vie du monde. La technique déshumanise la vie humaine, mais elle est cependant un produit de l’esprit humain. L’activité créatrice de l’homme a fait surgir de nouvelles forces cosmiques. La technisation de la vie humaine est la forme extrême de l’objectivation. Elle transforme le corps humain en moyen, en instrument, en fonction technique.
Mais les rapports entre l’esprit et la technique sont plus complexes qu’on ne le pense généralement. La technique n’est pas seulement une force déspiritua-lisante; elle peut aussi spiritualiser. Les Romantiques liaient la spiritualité à l’organique. C’est une des façons de comprendre l’incarnation de l’esprit. L’esprit s’incarne dans l’organique, non seulement dans le corps organique de l’homme, mais encore . dans les corps organiques de l’histoire, par exemple dans la vie organique d’un peuple, dans la tradition, etc… Ainsi s’explique la réaction romantique contre la technique qui détruit l’organique. La technique plonge l’homme dans l’atmosphère froide du métal d’où disparaît toute chaleur animale. Mais si l’esprit dépendait entièrement des conditions matérielles, positives ou négatives, des formes historiques extérieures, de l’organique, il en résulterait une diminution terrible de la réalité de l’esprit. A vrai dire l’évolution des conditions de la vie humaine est incapable de tuer la réalité de l’esprit. Cela signifie seulement que la spiritualité traverse une crise. On pourrait dire qu’il se produit comme une crucifixion de l’homme avant sa renaissance à une vie nouvelle, avant l’apparition d’une. nouvelle spiritualité. La technique s’est retournée contre l’homme, l’homme n’a pas su maîtriser la technique. La technique n’en reste pas moins une des manifestations de l’esprit humain dans la vie du monde. Elle témoigne de la vocation créatrice de l’homme dans la vie cosmique. La machine tue la vie émotionnelle de l’homme. Elle soumet l’homme à un rythme sans cesse accéléré, où chaque instant n’est qu’un moyen pour l’instant suivant. Elle rend la contemplation de plus en plus malaisée. La technique actualise la vie humaine et exige de l’homme une incessante activité. Mais cette puissance de la technique sur la vie humaine prouve précisément la passivité de l’homme, son écrasement sous le poids du monde et ses événements cosmiques.
C’est là un des aspects de la technique. Il en existe un autre. Pour sauver l’homme, la technique exige une énorme tension spirituelle, une extraordinaire force de résistance. C’est une grande épreuve pour les forces spirituelles de l’homme. La spiritualité diffuse dans la vie organique, protégée par le rythme même de cette vie, n’est pas assez tendue, elle est diluée. Et il faudra que l’homme entre dans une période d’une spiritualité plus héroïque, plus actualisée. L’esprit est situé entre l’organique et le technique et il faut qu’il soit libre et indépendant par rapport aux conditions de réalisation aussi bien techniques qu’organiques. La technique petit devenir un instrument de l’esprit, un instrument de ses réalisations. C’est un moment critique dans l’histoire de l’objectivation de l’esprit. Durant le processus de son objectivation, l’esprit tombe au pouvoir des objets. La technique exprime ce pouvoir des objets sur l’esprit. On dirait que l’esprit se perd complètement dans l’esprit objectivé. Mais suivant la loi de polarisation de l’existence humaine, l’esprit domine à son tour l’objectivité de la technique et peut en faire un instrument de spiritualisation et d’humanisation de la vie cosmique et sociale. Comme toujours la période de transition est douloureuse et terrible et elle nous apparaît comme une mort. Le passage des incarnations organiques, c’est-à-dire du temps où l’homme est encore esclave du cosmos, aux incarnations d’une organisation technique, c’est-à-dire au temps où l’homme devient maître du cosmos, est un moment intérieur de l’histoire de l’esprit. Lorsqu’on veut comprendre les divers types de spiritualité, il faut poser le problème des rapports entre la technique et l’ascèse.