Berdiaeff: L’Homme et Dieu – La Spiritualité

L’homme se trouve placé devant le problème des problèmes: celui de Dieu. Ce problème est rarement posé dans sa pureté originelle; il s’est trouvé trop étroitement associé à une scolastique stérilisante, à la philosophie verbale, au jeu des concepts. Ceux qui voulaient rehausser l’idée de Dieu, l’ont terriblement rabaissée, attribuant à Dieu des qualités empruntées au royaume de César et non au royaume de l’Esprit.

Rien ne garantit l’existence de Dieu; l’homme peut toujours douter et nier. Dieu n’oblige pas à le reconnaître, comme nous obligent à le faire les objets matériels. Il est tourné vers la liberté de l’homme. La foi en Dieu n’est qu’une rencontre intérieure dans l’expérience spirituelle. Il faut catégoriquement reconnaître que toutes les preuves traditionnelles de l’existence de Dieu — ontologiques, cosmologiques et physico-téléologiques — non seulement sont inconsistantes, mais encore parfaitement inutiles, voire nuisibles. La critique kantienne de ces preuves de l’existence de Dieu est très convaincante et n’a pas été réfutée par l’apologétique traditionnelle. Bien plus puissante est la preuve que l’on pourrait appeler anthropologique. Elle repose sur le fait que l’homme est un être appartenant à deux mondes, un être ne pouvant être contenu tout entier dans le monde naturel de la nécessité, se transcendant en tant qu’être empiriquement donné et manifestant une liberté qu’il n’est pas possible de déduire de ce monde. Ceci ne démontre pas, mais montre l’existence de Dieu, en révélant dans l’homme un principe spirituel. Plus importante encore est une certaine sensation première, qu’il est difficile d’exprimer convenablement. Si vous vous représentez pour un instant le monde comme se suffisant à lui-même, si vous imaginez par exemple que la matière en mouvement se suffit à elle-même en tant que fondement de toute chose, vous serez frappé par l’impossibilité de comprendre et de réaliser en pensée un tel monde, par son absurdité, son obscurité.

Le travail de réflexion à propos de Dieu ne peut pas ne pas amener à reconnaître l’impossibilité d’appliquer à Dieu des concepts rationnels, toujours empruntés à ce monde-ci qui ne ressemble pas à Dieu. C’est uniquement du côté de la théologie apophatique que se trouve la vérité. Il n’est pas possible d’élaborer une ontologie de Dieu. Dieu n’est pas être, l’être ressortissant toujours à une pensée abstraite. Dieu est non pas être, mais esprit. Dieu n’est pas essence, mais existence. On ne peut parler de Dieu que dans le langage symbolique de l’expérience spirituelle. D’ailleurs toute la métaphysique n’est possible que sous forme de symbolique de l’expérience spirituelle, de description intuitive de rencontres spirituelles.

Il n’est pas possible de poser le problème de Dieu dans l’abstrait, indépendamment de l’homme. L’existence de l’homme, pris dans sa profondeur et non dans son apparence superficielle, représente l’unique témoignage de l’existence de Dieu; car l’homme est le reflet de l’image de Dieu, reflet qui souvent déforme, il est vrai, cette image. L’homme n’est pas seulement un être fini, comme veut l’affirmer la pensée contemporaine, mais aussi un être infini; il est l’infini sous une forme finie, la synthèse du fini et de l’infini. L’insatisfaction de l’homme devant le fini, son aspiration à l’infini, sont la manifestation du divin dans l’homme, le témoignage de l’homme quant à l’existence de Dieu et non seulement du monde. La conception de Dieu en tant qu’être se suffisant à lui-même et immobile est le fait d’une pensée rationaliste, abstraite et bornée. Cette conception ne découle pas de l’expérience spirituelle, dans laquelle les rapports avec Dieu sont toujours dramatiques. L’homme se rencontre avec Dieu non pas dans le domaine de l’être, qui est l’objet de la pensée par concepts, mais dans le domaine de l’esprit, dans l’expérience spirituelle. Dans l’être, il y a déjà une objectivation, soit sous la forme de l’abstraction stérilisante du concept, soit sous celle de l’idéalisation de la nécessité naturelle et de la contrainte sociale. Seule, la rencontre dans l’esprit est une rencontre dans la liberté. Ce n’est que dans l’esprit et dans la liberté que la rencontre avec Dieu est un événement dramatique.

Les rapports de l’homme avec Dieu sont paradoxaux et ne peuvent en aucune façon être enfermés en des concepts. Dieu naît dans l’homme, et par là l’homme s’élève et s’enrichit. C’est là l’un des aspects de la vérité divino-humaine, qui se révèle dans l’expérience de l’homme. Mais il y a un autre aspect, moins manifeste et moins clair. L’homme naît en Dieu, et par là s’enrichit la vie divine. Il y a un besoin de Dieu en l’homme, et un besoin de l’homme en Dieu. Ceci présuppose une réponse créatrice de l’homme à Dieu. On ne peut comprendre les rapports entre Dieu et l’homme que dramatiquement, c’est-à-dire dynamiquement. On ne peut concevoir Dieu statiquement. La conception statique est une conception rationaliste et exotérique. Le symbolisme de la Bible est dramatique et dynamique au plus haut point. L’ontologie statique a été empruntée à la philosophie grecque. L’admission de l’existence de deux natures : divine et humaine, qui peuvent être réunies, mais non fondues, ni identifiées l’une à l’autre, est une vérité incompréhensible pour la raison objectivante, une vérité au delà de la raison, car en soi cette dernière tend au monisme ou au dualisme. Le mystère du christianisme, qui se révèle à travers une rationalisation dans les systèmes théologiques, est lié à ce rapport paradoxal et dramatique entre le divin et l’humain. Le paradoxe est dans le fait que l’humain à son sommet est divin, et en même temps il reste une manifestation de l’homme et de son humanité. Cette apparente contradiction du point de vue de la raison est insurmontable rationnellement. On pourrait dire que Dieu est humain, tandis que l’homme est inhumain. C’est pourquoi, en réalité il n’y a pas d’autre humanité que divino-humaine. Le problème fondamental est celui du Dieu-homme et de la Divino-humanité et non celui de Dieu. L’affirmation de Dieu en dehors de la divino-humanité, c’est-à-dire un monothéisme abstrait, est une forme d’idolâtrie. De là l’énorme importance de l’enseignement portant sur le trinitarisme de la divinité, qu’il faut comprendre avant tout mystiquement, en termes d’expérience spirituelle, et non rationnellement et théologiquement. Les grands mystiques allemands (surtout Eckardt et Angélus Silesius) disaient audacieusement qu’il n’y a pas de Dieu sans l’homme, que Dieu disparaît lorsque disparaît l’homme. Il faut entendre cela spirituellement et non en termes de métaphysique et de théologie naturalistes. Il s’agit d’une expérience d’amour et non d’un concept. L’opposition essentielle pour nous doit être non l’opposition scolastique du naturel et du surnaturel, inconnue aux Pères de l’Eglise grecque, mais du naturel et du spirituel.

Le transcendant peut être conçu de deux manières : soit Dieu comme transcendement de ma finitude, comme un infini mystérieux et actuel, présupposant un élément divin dans l’homme lui-même, soit Dieu comme une réalité ontologique extérieure à l’homme, impliquant l’aliénation de la nature humaine, son extériorité à la divinité. Seule est spirituelle et ne tient pas de l’idolâtrie la première conception. L’idée souvent exprimée, suivant laquelle l’homme n’est rien devant Dieu, est absolument fausse et humiliante. Il faut répéter, au contraire, que devant Dieu, tourné vers Dieu, l’homme s’élève, il est grand, il triomphe du néant.

Les doctrines ontologiques rationnelles qui se rapportent aux rapports entre Dieu et l’homme sont inadmissibles. De telles constructions n’ont qu’un sens pédagogico-social pour la communauté chrétienne. Il faut surtout rejeter la conception que l’on retrouve souvent dans les doctrines théologiques, à savoir : que Dieu est la cause du monde, la cause première. La causalité et les rapports de causalité n’ont absolument rien à voir avec les rapports entre Dieu et le monde, Dieu et l’homme. La causalité est une catégorie applicable uniquement au monde des phénomènes; elle est absolument inapplicable au monde nouménal. Ceci a bien été mis en lumière par Kant, bien que ce dernier se soit montré inconséquent en admettant des rapports de causalité entre la chose en soi et le phénomène.

Dieu n’est pas la cause du monde. On pourrait à la rigueur dire que Dieu est le fondement du monde, le créateur du monde, mais ces termes-là sont, eux aussi, bien imparfaits. Il faut se libérer de tout sociomorphisme et de tout cosmo-morphisme. Dieu n’est pas une force, dans le sens d’une force de la nature, agissant dans l’espace et le temps; il n’est pas le maître, l’administrateur du monde, pas plus qu’il n’est le monde même ou une force répandue dans le monde. Il serait plus exact de dire que Dieu est le Sens et la Vérité du monde, que Dieu est Esprit et Liberté. Si, contrairement au monisme panthéiste, nous disons que Dieu est une personne, il ne faut aucunement entendre ce terme dans le sens limité qu’il possède sur le plan de la nature et de l’homme. Il faut l’entendre dans le sens spirituel d’une figure concrète, avec laquelle nous pouvons communiquer personnellement. La rencontre et la communication avec Dieu sont possibles non pas comme une communication avec l’Absolu, pour lequel il ne peut y avoir un autrui, il ne peut y avoir de communication, non pas comme une communication avec le Dieu de la théologie apophatique, mais comme une communication avec un Dieu concret personnel, qui a des rapports avec autrui.

Un monde sans Dieu impliquerait une contradiction insurmontable entre le fini et l’infini; il serait dénué de sens et représenterait un accident. L’homme ne peut pas se suffire à lui-même, car sinon il n’existerait pas. C’est en cela que réside le mystère de l’existence humaine — car celle-ci démontre l’existence de quelque chose de supérieur à l’homme — et c’est en cela qu’apparaît la dignité de l’homme. L’homme est un être qui surmonte sa finitude, et qui se transcende vers quelque chose de supérieur. S’il n’y a pas de Dieu, en tant que Vérité et Sens, pas d’Idéal suprême, tout devient plat : il n’y a rien, ni personne vers quoi et vers qui l’on pourrait s’élever. Et si c’est l’homme qui est Dieu, alors c’est là ce qu’il y a de plus désespérant, de plus plat et de plus futile. Toute valeur qualitative montre déjà que dans la voie humaine il y a ce qui est supérieur à l’homme. Et ce qui est supérieur à l’homme, c’est-à-dire le divin, n’est pas une force extérieure, se trouvant au-dessus de lui et le dominant, mais bien ce qui, au-dedans de lui-même, le rend pleinement homme, ce qui est sa liberté supérieure. Ici, la distinction elle-même de l’immanent et du transcendant se trouve être terminologi-quement conditionnelle et témoigne d’un état paradoxal insurmontable dans les conditions de notre temps.

Dès l’aube de son existence l’homme présumait l’existence du divin, fût ce sous la forme la plus grossière. S’il n’y a pas de Dieu, s’il n’y a pas de Vérité s’élevant au-dessus du monde, alors l’homme est entièrement soumis à la nécessité ou à la nature, au cosmos ou à la société, à l’Etat. La liberté de l’homme est dans le fait qu’en dehors du royaume de César, existe le royaume de l’Esprit. L’existence de Dieu se manifeste par l’existence de l’esprit dans l’homme. Et Dieu ne ressemble pas à une force de la nature, ni au pouvoir au sein de la société ou de l’Etat. Il n’y a ici aucune analogie : toutes les analogies impliquent un cosmomorphisme et un sociomorphisme ser-viles dans la façon de concevoir Dieu. Dieu est liberté et non pas nécessité, non pas pouvoir dominant le monde, non pas causalité suprême agissant dans le monde. Ce que les théologiens appellent grâce, en l’opposant à la liberté humaine, c’est l’action dans l’homme de la liberté divine. On peut dire que l’existence de Dieu est la charte des libertés de l’homme, est sa justification intérieure dans la lutte contre la nature et la société, pour la liberté. La dignité de l’homme consiste à ne pas se soumettre à ce qui lui est inférieur. Mais pour cela il faut qu’il y ait quelque chose qui lui soit supérieur, sans lui être extérieur ou le dominer.

L’erreur de l’humanisme n’a pas consisté à affirmer la haute valeur de l’homme et sa vocation créatrice, mais à tendre à considérer l’homme comme se suffisant à lui-même. De ce fait, il pensait à l’homme sur un plan trop bas, le considérant comme un être exclusivement naturel et ne voyant pas en lui l’être spirituel. Le Christ partait dans son enseignement de l’homme fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, et par là se trouvait affirmée la dignité de l’homme en tant qu’être spirituel libre; l’homme n’était pas l’esclave de la nécessité naturelle. La liberté n’est possible que si en dehors du royaume de César il existe un royaume de l’Esprit, c’est-à-dire le royaume de Dieu.

Je répète : Dieu n’est pas être objectif, auquel on peut appliquer des concepts rationnels. Dieu est Esprit. Or, l’attribut fondamental de l’Esprit est la liberté. L’Esprit n’est pas la nature. La liberté ne peut pas être enracinée dans la nature; elle est enracinée dans l’Esprit. Le lien de l’homme avec Dieu n’est pas du domaine de la nature et de l’être, mais du domaine de l’esprit et de l’existence; c’est un lien en profondeur.

S’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de mystère. Et s’il n’y a pas de mystère, alors le monde est plat et l’homme, un être à deux dimensions, incapable de s’élever. S’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas non plus dé victoire sur la mort, pas de vie éternelle; alors tout est dénué de sens et absurde. Dieu est la plénitude, à laquelle l’homme ne peut pas ne pas aspirer. L’existence de l’homme ne démontre pas l’existence de Dieu par une dialectique logique sans vie, mais montre cette existence de Dieu, en rend témoignage. L’identification du royaume de l’Esprit avec le royaume de César, sous une forme ou sous une autre, est un faux monisme, engendrant inévitablement l’esclavage. Le dualisme du royaume de l’Esprit et du royaume de César est le fondement absolument indispensable de la liberté de l’homme. Mais ce n’est pas là un dualisme définitif : c’est un dualisme dans la voie spirituelle et religieuse de l’homme. Le monisme final s’affirmera dans le royaume de Dieu; il ne se manifestera qu’eschatologiquement.

Ce n’est pas seulement la conscience la plus subtile et la plus développée, mais aussi la conscience plus élémentaire et peu développée que doit inquiéter la doctrine mystérieuse de la Providence, la conception de Dieu comme Maître et Administrateur de ce monde. Comment peut-on concilier cette conception avec le triomphe dans le monde du mal et de la souffrance ? Je crois que c’est là une des sources principales de l’athéisme. Habituellement, on tourne la difficulté à l’aide de l’enseignement sur le péché originel. Mais cela n’explique, ni ne justifie rien. La puissance du mal reste inexpliquée. Les souffrances des hommes sont absolument hors de proportion avec leur condition de pécheurs. Ce ne sont pas les pires, mais les meilleurs qui souffrent le plus. Restent inexpliquées également les périodes d’abandon de la part de Dieu dans la vie historique et la vie individuelle. L’explication de terribles catastrophes dans la vie des hommes par la colère de Dieu et par l’idée de châtiment est intolérable. Il est extrêmement difficile d’expliquer et de justifier l’omniprésence de Dieu tout-puissant et très bon dans le mal, dans la peste, le choléra, dans les tortures, dans les horreurs des guerres, des révolutions et contre-révolutions. La conception relative à l’action de la Providence divine dans ce monde du mal et des souffrances doit être révisée. L’idée de Kierkegaard est beaucoup plus juste lorsqu’il dit que Dieu demeure incognito dans le monde.

Ce n’est pas Dieu qui gouverne dans ce monde, mais bien le prince de ce monde, et celui-ci applique ses lois, les lois du monde, et non les lois de Dieu. Ce monde est davantage soumis au règne de César qu’au règne de l’Esprit. On ne peut concevoir une réponse de Dieu vivant que sur le plan eschatologique : « Que Ton règne arrive ». Mais ce règne n’est pas encore avenu. Le monde des objets, le monde phénoménal, avec la nécessité qui y règne, n’est qu’une sphère extérieure; mais derrière lui se trouve dissimulée la profondeur de la communion avec Dieu. Il n’est pas possible de penser que Dieu cause quelque chose dans ce monde, à l’instar des forces naturelles, qu’il règne et gouverne comme les rois et les ministres sur le plan des Etats, qu’il détermine la vie du monde et de l’homme. On ne peut pas concevoir une progression vers Dieu dans le cadre du processus historique, de la nécessité historique. Dans l’histoire nous voyons une lutte entre la liberté et la nécessité. Or, Dieu ne peut se trouver que dans la liberté; il n’est pas présent dans la nécessité. Ceci entraîne une modification radicale de la doctrine de la Providence. La grâce n’est pas une force agissant de l’extérieur; la grâce est la manifestation du divin dans l’homme. Il n’y a pas d’opposition entre la liberté et la grâce : la grâce n’est que la liberté illuminée. Ainsi que je l’ai écrit bien des fois, m’y attachant comme à un thème fondamental, on peut opposer à la grâce le mal et l’état de créature, ainsi que la liberté pré-existante, incréée, et par conséquent indéterminée, la liberté irrationnelle. Mais la liberté peut devenir illumination et déification. Ainsi, dans l’histoire du monde peuvent agir des forces irrationnelles, peut agir une liberté ténébreuse, engendrant la nécessité et la violence; mais, la liberté illuminée, la force divine, agit de son côté. C’est pourquoi l’histoire est dramatique au plus haut point; c’est pourquoi nous voyons sans cesse s’y heurter et lutter le royaume de l’Esprit et le royaume de César, qui tend à un pouvoir totalitaire. Il est tout aussi erroné de voir partout dans la vie du monde le triomphe de la force du mal, de la force diabolique, que d’y voir la révélation progressive et le triomphe de la force du bien, de la force divine. L’esprit ne se révèle pas progressivement dans le processus historique. Ce sont des processus visibles et mauvais qui triomphent. Mais il faut voir partout les germes latents et l’infusion de l’Esprit et du royaume spirituel. Les rapports de l’homme avec Dieu impliquent une lutte dramatique entre le royaume de l’Esprit et le royaume de César, le passage par le dualisme, au nom du monisme final, qui ne peut se manifester qu’eschatologiquement. Et ce thème se complique du fait des rapports de l’homme avec le cosmos.