Berdiaeff (1943:C1) – la réalité de l’esprit – esprit et être (I)

Le monde tend à nier la réalité de l’esprit. Il ne doute pas des objets visibles qui forcent son adhésion. Mais l’esprit n’est pas un objet visible; du moins pas un objet parmi d’autres objets. Il n’est personne, il est vrai; s’agît-il du matérialiste le plus endurci, qui ne reconnaisse à l’esprit une certaine réalité, de nature moins consistante. Il ne saurait en être autrement, car l’esprit est présent en chacun de nous, même chez celui qui en nie l’existence. Dans ce cas, pourtant, l’esprit n’est reconnu qu’en tant qu’épiphénomène de la matière, comme produit d’une série de processus matériels. Mais une telle formule est toujours restée parfaitement inintelligible. La négation matérialiste de l’esprit n’est à vrai dire qu’une description erronée des données de l’expérience, aussi fausse que celle d’un daltonien décrivant des couleurs. Le matérialiste se tire d’embarras en attribuant à la matière toutes les facultés de l’esprit : raison, liberté, activité. D’autres écoles philosophiques, plus raffinées, considèrent l’esprit non comme l’épiphénomène de la matière, mais comme l’épiphénomène de la vie en attribuant à celle-ci des forces créatrices inépuisables. C’est la conception vitaliste de l’esprit. Les écoles spiritualistes se sont fait une spécialité de défendre la réalité de l’esprit. Le spiritualisme conçoit généralement l’esprit comme une substance, comme une réalité qualitativement distincte des autres objets du monde naturel, mais du même type qu’eux. La pensée philosophique a souvent naturalisé l’esprit en le situant tout en haut dans la hiérarchie homogène des objets du monde objectif. Tout en lui attribuant une plus haute dignité, c’est encore comme un objet qu’on a conçu l’esprit et la réalité qu’on lui attribue ainsi est homogène à celle des objets du monde objectif. Mais est-il possible de saisir et de démontrer la réalité de l’esprit, tout en y voyant une réalité cosmique du même type que les autres? C’est là toute la difficulté de notre problème. Toute philosophie qui tend à objectiver et à hypostasier la pensée identifie par là même réalité et objectivité. Au contraire, ceux qui nient la substantialité de l’esprit le réduisent à un état subjectif de l’âme humaine. Les phénomènes spirituels se trouvent identifiés ainsi avec les phénomènes psychiques qu’on qualifie généralement de subjectifs. Aussi bien les défenseurs de l’esprit tiennent-ils à démontrer l’objectivité des phénomènes spirituels. L’ontologie spiritualiste affirme que l’esprit est l’être authentique, la substance de l’être, que l’esprit par conséquent est être, être objectif.

Mais qu’est-ce que l’être ? C’est là le problème fondamental de la philosophie. Généralement, nous usons du concept d’ « être » comme s’il était d’une évidente clarté et ne posait aucune question. Mais la critique de la connaissance se demande dans quelle mesure les produits de notre pensée viennent s’ajouter à ce que nous appelons l’être, jusqu’à quel point l’activité du sujet construit cet « être » que nous considérons ensuite comme originel. Ce fut là le travail essentiel de Kant qui doit être réhabilité d’une façon toute nouvelle. Les néo-kantiens nous ont voilé les mérites éternels de leur maître en déformant ses doctrines. Kant n’était nullement un idéaliste au sens péjoratif du terme : il tendait précisément au réalisme. Nous trouvons chez Kant les bases de la seule vraie métaphysique — le dualisme de l’ordre de la liberté et de l’ordre de la nature, le volontarisme, l’indéterminisme (le caractère intelligible), le personnalisme, la doctrine des antinomies, la reconnaissance d’une autre réalité plus authentique dissimulée par le monde des phénomènes visibles. Les métaphysiciens allemands du début du XIX0 siècle, Fichte, Schelling et Hegel, se sont par trop empressés à prétendre surmonter le dualisme de Kant par des systèmes monistes. Le dualisme de Kant garde une vérité plus durable que le monisme, né sans doute des efforts d’une pensée géniale, mais d’une pensée qui s’objective et s’hypostasie. La métaphysique se laisse entraîner trop aisément à hypostasier des concepts; elle prend le concept, pour l’être et elle crée un concept de l’être qui réponde à sa pensée. L’ontologie cherche un être qui soit objectif, et l’être qu’elle découvre n’est que l’objectivation de ses concepts : l’être objectif qui s’offre à elle résulte lui-même d’une élaboration de ses propres concepts. Ainsi l’ontologie n’accède qu’à un être qui est un produit de la pensée et le fruit d’un labeur rationnel. Toute métaphysique qui use de la catégorie ontologique apparaît donc comme entachée de naturalisme. J’appelle naturaliste toute métaphysique qui considère l’être comme objet, comme « nature », s’agît-il d’une nature spirituelle. Bien qu’il ait reculé lui-même devant cette voie, c’est Kant qui a rendu possible une considération existentielle de la philosophie qui surmonte le naturalisme.

L’idéalisme allemand du début du XIXe siècle est profondément imprégné de la critique kantienne et ne peut revenir à une métaphysique dogmatique, naturaliste, pré-kantienne; il part du sujet et prétend découvrir à travers le sujet le mystère de l’être. Mais, dévoyée par ses tendances monistes et évolutionnistes, la métaphysique allemande identifie esprit et nature et admet l’existence d’un esprit objectif. On trouve chez Hegel une remarquable dialectique de l’être qu’il considère comme un des concepts les plus abstraits, les plus vides de sens et qu’il identifie au non-être. Cette dialectique, qui le mit sur la voie du devenir, du développement de l’esprit universel, aurait pu le conduire à des conclusions toutes différentes. L’idéalisme allemand ne pose pas les problèmes de l’homme et de la personnalité, qui sont sacrifiés à l’esprit universel, impersonnel. Comme dans la philosophie grecque, mais d’une autre manière, l’universel, le général l’ont emporté de nouveau sur l’individuel, sur le singulier, sur l’authentique existentiel. La philosophie de l’esprit est devenue philosophie de l’être objectif. Le concept rationnel de l’être continue à régner. Dans un certain sens et malgré les extrêmes contractions de sa philosophie on peut dire que Schopenhauer s’est engagé dans une voie plus juste. On reconnaît en principe la conception existentielle de l’être à son opposition aux conceptions objectivistes et naturalistes. Fichte s’est approché de l’existentialisme dans sa doctrine sur l’acte primordial du Je, mais, dans un autre sens, il est resté universaliste et antipersonnaliste. En fait, le mystère de la réalité ne se révèle par aucune concentration du regard sur l’objet, sur la chose, mais par la réflexion du sujet sur son acte propre.

Nous aboutissons ainsi au problème suivant : peut-on appliquer à l’esprit, peut-on appliquer à Dieu la catégorie de l’être élaborée par la pensée rationaliste? La théologie mystique apophatique n’admet pas qu’on puisse appliquer à Dieu la catégorie de l’être, elle considère Dieu comme sur-être et même non-être. Il faut procéder de même, mais sous une forme différente, pour concevoir philosophiquement le spirituel. Non seulement l’esprit n’est pas une réalité objective, mais il n’appartient même pas à l’être, en tant que catégorie rationnelle. L’esprit n’est nulle part ni jamais un objet réel. La philosophie de l’esprit n’est pas une philosophie de l’être — une ontologie —, mais bien une philosophie de l’existence. L’esprit est une réalité, mais une autre réalité que celle du monde naturel, que celle des objets; le mot réalité prend ici un sens tout différent. En appliquant la terminologie de Kant, bien que le mot esprit lui soit étranger, on pourrait dire que la réalité de l’esprit est réalité de liberté, mais non réalité de nature. L’esprit n’est jamais objet, et la réalité de l’esprit n’est pas celle de l’objet. Il n’existe aucun objet, aucune réalité objective dans ce monde que nous appelons objectif, qu’on ait le droit d’appeler esprit. Voilà pourquoi il est si facile de nier la réalité de l’esprit. Dieu est esprit; il n’est donc pas objet. Dieu est sujet. Peu de lecteurs en disconviendront. Il en est de même pour l’esprit. L’esprit se découvre dans le sujet, non dans l’objet. Dans l’objet, on ne peut trouver que l’objectivation de l’esprit. Il en sera question dans un autre chapitre. Mais l’esprit n’existe pas dans l’objet, il n’existe que dans le sujet. Seul le sujet est existentiel; il a seul une existence propre. L’objet est un produit du sujet. Le sujet, par contre, est une créature de Dieu et c’est pourquoi il lui a été donné une existence originelle. Le sujet n’est produit de pensée qu’en tant qu’il s’oppose à l’objet, lequel ne saurait être pensé que dans une relation et non jamais dans son essence même. Mais la pure spiritualité échappe à l’opposition rationnelle du sujet et de l’objet. Aussi l’esprit n’est pas proprement subjectif, bien qu’il n’existe que dans le sujet et non dans l’objet. Il n’est nullement subjectif au sens psychologique du terme qui suppose l’existence corrélative d’une objectivité. La réalité de l’esprit n’est pas celle des objets, des choses, elle est d’une qualité toute différente, c’est une réalité infiniment supérieure, plus primitive.

Ne croyons pas pour autant qu’on veuille défendre ici un spiritualisme abstrait qui opposerait l’esprit aux réalités de l’âme et du corps, et qui par là même qu’il soumettrait les réalités psychiques et corporelles à la puissance dominatrice ou négatrice de l’esprit le situerait ainsi sur le même plan de réalité. En vérité, l’esprit appartient à une qualité d’existence différente, supérieure à celle de l’âme et du corps. La conception tripartite de l’homme comme être tout ensemble spirituel, psychique et corporel, a un sens éternel et doit être retenue. Cela ne signifie pas qu’il existe, pour ainsi dire, dans l’homme, à côté de sa nature psychique et corporelle, une nature spirituelle. Gela signifie que l’âme et le corps de l’homme peuvent accéder à un autre plan, à un plan supérieur, celui de l’existence spirituelle, que l’homme peut passer du plan de la nature à celui de la liberté, dans le royaume du sens; du plan de la discorde et de l’animosité à celui de l’amour et de l’union. L’homme est un être spirituel, il possède une énergie spirituelle, mais il n’a pas une nature spirituelle objective s’opposant à ses natures psychique et corporelle. Le corps de l’homme peut également participer à l’esprit, peut être lui aussi spiritualisé. Le principe spirituel n’est pas un principe objectif. Être objet signifie exister pour le sujet, car l’objectif ne peut apparaître tel qu’à un sujet. La réalité de l’esprit naît d’une tout, autre façon : elle ne procède pas de l’objet, mais de Dieu, qui Lui est sujet. Mon expérience spirituelle intérieure n’est pas un objet. Je ne puis être objet pour moi-même. Le sujet, n’est pas substance (la substantialité est une catégorie naturaliste), le sujet est acte. L’esprit est une sphère transcendante à la distinction et à l’opposition « pensée-être »; en lui la pensée n’est ni objectivée ni hypostasiée. L’esprit est la vérité de l’âme, sa valeur éternelle. Relié ainsi au sens de la valeur, l’esprit prend un caractère axiologique. Le spirituel est la qualité suprême, une valeur, le but le plus élevé que l’homme puisse atteindre. L’esprit donne un sens à la réalité, il n’est, pas une réalité différente. L’esprit est comme le souffle de Dieu pénétrant dans l’homme et conférant à celui-ci la suprême dignité, la qualité suprême de son existence : l’indépendance et l’unité intérieure. La conception objective de la réalité spirituelle conduit à se demander si nos états d’esprit correspondent à une réalité authentique ou s’ils ne sont qu’un état du sujet. Mais cette façon de poser le problème est foncièrement erronée et dépend d’une fausse conception du rapport « sujet-objet », selon laquelle le sujet devrait nécessairement refléter je ne sais quels objets. En vérité, les états spirituels ne correspondent à rien, ils existent. Ils sont la réalité primordiale, ils ont plus d’existence que tout reflet du monde objectif.

Pour définir la réalité de l’esprit et la réalité en général, il faut tout d’abord résoudre le problème des rapports entre la pensée et l’être. Deux conceptions sont classiques : le réalisme et l’idéalisme. La forme classique du réalisme est celle de la scolastique, du thomisme. Le réalisme des XIXe et XXe siècles est déjà un réalisme erroné, diminué. Le réalisme thomiste s’affirme consciemment comme réalisme naïf, il rejette toute critique de la connaissance. La critique de la connaissance révèle au contraire l’activité du sujet dans sa façon de concevoir et de connaître le monde, elle prétend définir l’apport de la pensée subjective dans la conception de l’objet. Elle nous montre comme le sujet attribué à l’objet une réalité qu’il a lui-même construite, c’est-à-dire l’objectivation des produits de la pensée. À l’inverse, un réalisme logique, conscient et critique, doit admettre une passivité totale du sujet. La connaissance pour lui est entièrement définie par l’objet, la pensée ne peut que refléter l’objet. Il reste cependant, incompréhensible que l’objet puisse se transformer en sujet, puisse devenir fait intellectuel et cognitif. Il est du reste faux de n’admettre que deux tendances dans la théorie de la connaissance — le réalisme, pour lequel perception et connaissance seraient entièrement définies par l’objet en tant que réalité authentique, et l’idéalisme qui réduit le monde à une création du sujet. Nous ne sommes pas réduits à l’alternative d’un réalisme et d’un idéalisme tels qu’on vient de les définir, il existe un troisième point de vue qui nous paraît être le seul véritable. Les réalistes qui critiquent l’idéalisme et défendent la philosophie de l’objet, oublient que l’activité du sujet ne s’identifie pas à la pensée, que le sujet participe lui-même à l’être, c’est dire qu’il est existentiel, ce qui permet d’atteindre authentiquement au réel à travers l’existentialité même du sujet. On échappe ainsi à la double nécessité soit de reconnaître comme réalité authentique l’objet qui pénétrerait du dehors dans le sujet de la connaissance, soit de nier complètement la réalité en la décomposant en sensations et en concepts créés par le sujet. Le sujet lui-même est être, si l’on tient absolument à se servir de ce mot, et le seul être authentique est celui du sujet.

Le sujet n’est pas seulement pensée, il est aussi volonté et existence. La volonté joue un grand rôle dans la connaissance. Il est faux que le monde soit créé par le sujet. Le monde est créé par Dieu, et Dieu ne crée pas des objets, des choses, mais des sujets vivants et créateurs. Le sujet ne crée pas le monde, mais il est appelé à créer dans le monde. La réalité prise dans son sens authentique, existentiel, n’est pas créée par la connaissance, mais la connaissance est un acte créateur. La réalité objective dépend ainsi de la connaissance subjective, et cette connaissance dépend de la réalité même du sujet, du caractère existentiel de celui-ci. Le contenu de la connaissance dépend de la qualité d’existence de l’homme qui connaît et des relations qui lient les hommes entre eux, ce qui revient à attribuer à la connaissance un caractère social. Mais il s’agit de définir ce que le sujet créateur ajoute a la connaissance. L’idéalisme subjectif et l’idéalisme absolu nient, à vrai dire, le rôle créateur de l’homme dans la connaissance. Le sujet pour eux crée bien le monde, mais ce sujet n’est pas l’homme, c’est une conscience transcendentale, une conscience en général, un sujet suprapersonnel, un esprit absolu. Dans ce monde créé par le sujet il n’y a plus place pour la création de l’homme. Il est faux de vouloir réduire à tout prix le réalisme à l’objet, à ce qui procède de l’objet. Il existe un réalisme du sujet, lié à l’existentialité du sujet. La connaissance n’est pas une relation entre la pensée et l’être, car en ce cas elle se situerait en face de l’être sans être elle-même un être. La connaissance est plutôt un événement contenu dans l’être et c’est en elle que se découvre le mystère de l’être. Mais c’est un être qui n’a pas subi l’épreuve de l’objectivation, qui n’est pas extériorisé. L’esprit est une réalité qui se découvre dans et par le sujet existentiel, une réalité qui procède de l’intérieur et non de l’extérieur, non du monde objectivé. C’est le sujet qui crée l’objet en objectivant les produits de l’esprit, en hypostasiant les concepts; mais c’est là un signe de sa déchéance, de son isolement par rapport aux autres sujets, de sa discorde avec eux et le monde divin — le cosmos. L’activité du sujet prend donc ici un tout autre sens que dans les perspectives idéalistes. Le réalisme scolastique et rationaliste est une théorie optimiste de la connaissance qui ne tient pas un compte suffisant de la déchéance de l’homme, de sa discorde avec le monde. Or c’est précisément l’esprit qui surmonte cette déchéance et cette discorde. On retrouve ainsi sous un jour nouveau, différent de celui des Platoniciens et des Scolastiques médiévaux, un vieux problème réaliste : celui de la réalité des universaux. Les deux problèmes sont liés, car le réalisme des concepts néglige lui aussi l’apport actif de la pensée, du sujet, c’est-à-dire l’objectivation. Mais nous verrons que si réalisme et idéalisme nous offrent une fausse alternative, l’alternative du réalisme et du nominalisme n’est pas moins fausse.

Le réalisme des objets est bien plus proche du réalisme des concepts que ne l’admettent en général les historiens de la philosophie. Le réalisme de l’esprit n’est pas le réalisme de l’objet. Mais le réalisme de l’esprit est-il davantage celui des universaux, le réalisme du général? Dans l’histoire du concept « esprit », la spiritualité a joué un rôle important en tant que principe universel et général de la vie humaine, s’opposant ainsi au particulier et à l’individuel. Le monde repose sur des bases idéales qui ont un caractère universel, c’est là la base spirituelle du monde (cette opinion est représentée par exemple par l’idéal-réalisme de N. Lossky et de S. Frank ainsi que par la sophiologie). Cette doctrine remonte à Platon. En suivant cette voie, on aboutit facilement à hypostasier des concepts abstraits, à objectiver des produits de pensée. La base idéale, spirituelle du monde est avant tout l’ « objectivité » qui se distingue de la « subjectivité » de tout ce qui est particulier, individuel. On aboutit ainsi à une conception de l’esprit qui s’oppose à la conception existentielle. C’est l’esprit objectif, universel, fondement unique de la valeur de tous les universaux. En réalité, il serait juste de définir l’esprit comme l’opposé du général, de l’objectif et de l’impersonnel. La réalité des universaux signifie la réalité du général, de l’abstrait, la présence dans les objets de ce qui est affirmé dans des concepts de portée universelle. La réalité des universaux est le produit de l’objectivation; on ne saurait donc y voir une réalité primitive. Toute réalité primitive est existentielle; or les universaux n’existent pas. Mais il est faux d’identifier le général avec l’universel. Le général est abstrait, il est le produit de la pensée abstraite. L’universel, au vrai sens du mot, est concret; il signifie la plénitude, la richesse, et non la pauvreté de l’abstraction. C’est ce qu’on n’a pas assez vu au cours des discussions qui ont opposé réalistes et nominalistes. Réalisme et nominalisme ne sont pas des doctrines véritablement opposées car l’une et l’autre représentent les deux pôles de l’abstraction. En fait, le nominalisme ne peut pas saisir la réalité de l’individuel, du personnel, du concret; il est obligé de poursuivre la subdivision jusqu’à l’infini et est incapable de s’arrêter au réel, à l’indivis. Le réalisme et le nominalisme sont aussi abstraits l’un que l’autre et ne perçoivent aucune réalité concrète ni dans l’universel, ni dans l’individuel. Le réalisme des universaux est contraint de reconnaître que le particulier, l’individuel n’existent que dans les espèces, s’enracinent dans l’être générique. Le particulier, l’individuel ne sont donc que secondaires, dérivés et sans existence indépendante. Le platonisme est une philosophie de l’être générique qui est incapable de poser la question de l’individualité. Le nominalisme n’est pas moins impuissant à reconnaître l’indépendance, l’unité, l’originalité de l’être individuel; il échoue lotit aussi bien devant le problème de la personnalité, car il se perd dans l’infini par le processus de la subdivision analytique.

On défend généralement l’universalisme logique pour sauvegarder la possibilité du savoir que sapent les excès du nominalisme ou de l’empirisme. Mais c’est là une illusion. La réalité, disons précisément la réalité originelle et indivise, celle qui existe véritablement, est individuelle et irrationnelle. L’universalisme logique, n’ayant affaire qu’au général, est incapable de pénétrer cette réalité. Le concept est une généralité, une abstraction. L’objectivation dans la connaissance crée le concept du général et de l’abstrait. Mais ce que l’homme veut connaître, c’est l’individuel concret et l’universel concret, non l’universel abstrait. Or il n’y réussit aucunement par la voie de l’universalisme logique, .de la connaissance abstraite et conceptuelle des objets. C’est bien cette tragédie de la connaissance que Kant a su nous montrer mieux que tout autre. La philosophie allemande a beaucoup fait pour poser le problème de l’irrationnel dans la connaissance. La connaissance rationnelle de l’irrationnel est-elle possible? Il existe une connaissance qui ne saisit pas les objets par des concepts fondés sur des principes universels, mais qui pénètre dans l’existence, dans la réalité concrète, qui participe à l’être, qui illumine la vie. C’est à ce prix seul que devient possible une connaissance de l’esprit qui est toujours concret. L’esprit transcende l’opposition entre le général et le générique d’une part, le particulier et l’individuel d’autre part, qui alimentait la polémique entre Nominalistes et Réalistes.

La connaissance qu’on peut obtenir de l’esprit se distingue qualitativement de celle qui s’applique au monde objectif. L’esprit et la spiritualité restent étrangers au différend qui oppose subjectif et objectif, général et particulier, générique et individuel; car ces oppositions sont déjà les produits de l’objectivation. On ne peut attribuer à l’esprit des caractères empruntés à la connaissance du monde objectif. Ce serait naturaliser l’esprit. L’esprit n’est nullement la base idéale et universelle du monde. L’esprit est concret, individuel, « subjectif », il se révèle dans l’existence individuelle, tout aussi bien sous son aspect concret que sous son aspect universel. L’universel concret n’existe pas dans une sphère idéale et abstraite, non pas dans l’être générique des idées, mais dans l’existence individuelle considérée dans toute sa plénitude, dans sa qualité suprême. Pour comprendre l’esprit, il faut se placer au point de vue personnaliste. Or la personnalité, considérée d’un point de vue existentiel, appartient à une toute autre sphère que celle où le général s’oppose au particulier, l’universel à l’individuel. La personne est unique, elle est individuelle, singulière, différente du reste du monde; mais elle est également universelle de par son contenu, capable d’embrasser le monde entier par l’amour et la connaissance. C’est là seulement que peut éclore la vie de l’esprit; elle ne peut exister dans aucun autre principe idéal, universel. L’esprit individuel ne procède ni des universaux, ni du monde idéal, il est l’image de Dieu, c’est-à-dire d’un esprit individuel.

Si l’esprit et la spiritualité existent hors de l’être générique, il n’en reste pas moins qu’ils peuvent influer sur ce dernier. Fonder l’esprit sur les universaux, ce serait nier la liberté, au profit d’un déterminisme, fût-il raffiné. Mais l’esprit est liberté. L’esprit ne peut être déterminé, fût-ce par un monde d’idées au sens platonicien. Une des façons dont l’homme peut concevoir l’esprit, c’est de se le représenter comme une aspiration, comme une inspiration divine, ce qui n’a rien de commun avec la détermination propre à l’universalisme logique. C’est précisément dans cette activité spirituelle que l’homme est libre, car il n’est contraint ni par la détermination naturelle et sociale, ni môme par la détermination de l’universalisme logique : il échappe, en effet, à la détermination naturelle, sociale et logique de l’être générique. Pour Hegel, liberté signifie « être chez soi ». Or l’esprit est un éternel retour vers soi-même. En tous cas, cette conception de l’esprit n’implique aucun monisme, bien que cette confusion ait été faite plus d’une fois au cours de l’histoire de la pensée et qu’on trouve cette assimilation jusque chez Hegel. Nous pouvons dire au contraire que l’existence de l’esprit présuppose le dualisme. Mais il ne; s’agit pas du dualisme entre Dieu et l’homme, entre Créateur et créature, il s’agit du dualisme entre le subjectif et l’objectif, entre la liberté et la détermination, entre l’esprit et la nature, entre l’individuel et le général.

L’esprit ne peut être défini par les universaux qui sont un résultat de l’objectivation. Esprit signifie pour l’homme évasion de l’isolement vers l’universel concret. L’esprit est personnel et se manifeste dans la personne, mais il emplit celle-ci d’un contenu supra-personnel. L’esprit est subjectif et se manifeste dans le sujet, mais il préserve de la mauvaise « subjectivité », de l’incapacité de distinguer les réalités, bien plus, il s’unit aux réalités. La réalité de l’esprit consiste également à se tourner vers les réalités. L’esprit est voyant, il voit les réalités. Il perçoit les réalités du monde spirituel et celles du monde objectivé, naturel, psychique, historique et social. Mais le caractère principal du monde spirituel est qu’il n’y a pas place en lui pour le générique, pour le collectif, pour les masses, mais qu’en lui l’individuel et le personnel coexistent avec le concret et l’universel. Cela signifie que le règne de l’esprit est le règne de la liberté et de l’amour. L’esprit est la plus authentique des réalités parce que l’individuel et le subjectif sont plus réels que l’objectif. Lorsqu’on n’admet comme existant que ce qui correspond aux lois universelles de l’intelligence, on saisit non pas l’existant, mais seulement l’intelligible. On ne saurait percevoir ainsi la réalité de l’esprit. L’esprit, la réalité spirituelle, n’est pas conforme aux lois universelles de la raison, il ne correspond ni au monde universel ni au monde objectif. Le monde de l’esprit est conforme à la vie intérieure, concrète de l’homme, il participe aux destinées vécues de celui-ci : à l’amour, à la mort, à toute la tragédie humaine. Si on spiritualise l’esprit il faut admettre que la réalité de l’esprit est, autre que tout ce qui a été objectivé dans le monde de la pensée et de la nature. Le spiritualisme et l’idéalisme abstraits ignorent l’esprit actif et concret, car ils séparent l’esprit de la plénitude de la vie, le transposent dans une sphère « idéale ».

Il est également impossible de concevoir l’esprit d’une manière vitaliste. On peut dire que l’esprit est la vie, mais à condition de ne pas concevoir la vie de façon biologique. L’esprit se rapporte à l’ordre de l’existence. Il existe des réalités d’ordres différents : celle du monde physique, organique, psychique et social, mais aussi celle de la vérité, du bien, de la beauté, de la valeur et de l’imagination créatrice. Ce deuxième genre de réalité se rapporte à l’esprit, à la réalité spirituelle. La vérité n’est pas réelle à la façon de la nature d’une chose objective, elle est réelle à la façon de l’esprit, comme l’est le spirituel dans l’existence humaine. L’intelligence intégrale de l’homme est l’esprit et non la raison raisonnante, la pensée abstraite; elle est spirituelle et pénètre l’existence même. Le principe spirituel tel qu’il existe chez l’homme transcende et dépasse le monde. L’esprit est sujet dans la mesure où sujet s’oppose à la chose. C’est ce que Fichte a bien compris. L’esprit affirme sa réalité à travers l’homme. L’homme est une manifestation de l’esprit. La conscience et la conscience de soi sont des manifestations de l’esprit. La conscience n’est pas seulement un concept psychologique, elle contient aussi un élément constructif de nature spirituelle. Ainsi devient possible le passage du conscient au supraconscient. L’esprit est l’action du supraconscient dans le conscient. L’esprit a la primauté sur l’être.