Le second sens est : procure ton avantage en toutes choses ! c’est-à-dire : « Aime Dieu par-dessus toutes choses et ton prochain comme toi-même ! », et c’est là un commandement de Dieu. Mais je dis que ce n’est pas seulement un commandement, plutôt : c’est aussi ce que Dieu a donné et ce que Dieu a promis de donner. Et si tu aimes cent marks davantage en toi qu’en un autre, c’est un tort. Si tu aimes un homme plus que les autres, c’est un tort ; et aimes-tu ton père et ta mère et toi-même plus qu’un autre homme, c’est un tort ; et si tu aimes plus la béatitude en toi qu’en un autre, c’est un tort. « A Dieu ne plaise ! Que dites-vous ? Ne dois-je pas aimer la béatitude en moi plus qu’en un autre ? » Il se trouve bien des gens instruits qui ne comprennent pas cela, et estiment que c’est bien difficile ; mais ce n’est pas difficile, c’est tout à fait facile. Je te montrerai que ce n’est pas difficile. Voyez, la nature poursuit ( deux visées ) dans la mesure où un membre quelconque opère en l’homme. La première visée qu’il ( = le membre ) vise dans ses oeuvres, c’est qu’il serve pleinement le corps et en outre chaque membre de façon particulière comme lui-même et pas moins qu’en lui-même, et qu’il ne se vise pas soi-même davantage dans ses oeuvres qu’un autre membre. Bien plus encore doit-il en être ainsi de la grâce. Dieu doit être une règle et un fondement de ton amour. La visée première de ton amour doit être nûment vers Dieu et en outre vers ton prochain comme toi-même et pas moins que toi-même. Et si tu aimes la béatitude davantage en toi qu’en un autre, alors tu t’aimes toi-même ; là où tu t’aimes, là Dieu n’est pas nûment ton amour et c’est alors un tort. Car si tu aimes la béatitude sans saint Pierre et dans saint Paul autant qu’en toi-même, tu possèdes la même béatitude qu’ils ont eux aussi. Et si tu aimes la béatitude dans les anges autant qu’en toi, et si tu aimes la béatitude en Notre Dame autant qu’en toi, tu jouis proprement de la même béatitude qu’elle-même : elle est tienne aussi proprement qu’à elle. C’est pourquoi l’on dit dans le Livre de la Sagesse : « Il l’a fait égal à ses saints. » Eckhart: Sermon 30
Les maîtres disent communément que tous les hommes sont également nobles dans leur nature. Mais je dis au vrai : Tout le bien que tous les saints ont possédé, et Marie Mère de Dieu, et Christ selon son humanité, cela est mon propre dans cette nature. Or vous pourriez me demander : puisque j’ai dans cette nature tout ce que Christ peut offrir selon son humanité, d’où vient donc que nous élevons et honorons le Christ comme Notre Seigneur et notre Dieu ? C’est parce qu’il a été un messager pour nous de par Dieu et nous a apporté notre béatitude. La béatitude qu’il nous a apportée, elle était nôtre. Là où le Père engendre son Fils dans le fond le plus intérieur, là cette nature est comprise. Cette nature est une et simple. Ici quelque chose peut bien procéder et une chose s’adjoindre, ce n’est pas cet Un. Eckhart: Sermon 5 b
Par ailleurs, tu dois être pur de coeur, car seul est pur le coeur qui a anéanti tout ce qui est créé. En troisième lieu, tu dois être nu de néant. Il est une question, qu’est-ce qui brûle en enfer ? Les maîtres disent communément : C’est la volonté propre qui le fait. Mais je dis pour de vrai que c’est le néant qui brûle en enfer. Prend maintenant une comparaison ! Que l’on prenne un charbon ardent et qu’on le pose sur ma main. Si je disais que c’est le charbon qui brûle ma main, je lui ferais grand tort. Mais dois-je dire à proprement parler ce qui me brûle : c’est le néant qui le fait, car le charbon a en lui quelque chose que ma main n’a pas. Voyez, c’est ce néant même qui me brûle. Mais ma main aurait-elle en elle tout ce que le charbon est et peut faire, elle aurait la nature du feu entièrement. Qui prendrait alors tout le feu qui jamais ait brûlé et le secouerait sur ma main, cela ne pourrait me faire souffrir. De la même manière je dis donc : Lorsque Dieu et tous ceux qui se tiennent devant sa face ont intérieurement quelque chose selon la juste béatitude que n’ont pas ceux qui sont séparés de Dieu, ce néant à lui seul fait plus souffrir les âmes qui sont en enfer que volonté propre ou quelque feu. Je dis pour de vrai : Autant le néant t’affecte, autant es-tu imparfait. C’est pourquoi si vous voulez être parfaits, vous devez être nus de néant. Eckhart: Sermon 5 b
C’est pourquoi le petit mot que je vous ai proposé dit : « Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde » ; cela, vous ne devez pas l’entendre comme le monde extérieur, lorsqu’il mangeait et buvait avec nous : vous devez l’entendre comme le monde intérieur. Aussi vrai que le Père, dans sa nature simple, engendre son Fils naturellement, aussi vraiment il l’engendre au plus intime de l’esprit, et c’est là le monde intérieur. Ici le fond de Dieu est mon fond, et mon fond, fond de Dieu. Ici je vit à partir de ce qui m’est propre, comme Dieu vit à partir de ce qui lui est propre. Qui a jamais un instant porté le regard dans ce fond, pour cet homme mille marks d’or rouge frappé sont comme un faux heller. C’est à partir de ce fond le plus intérieur que tu dois opérer toute ton oeuvre, sans pourquoi. Je dis pour de vrai : Tout le temps que tu opères ton oeuvre pour le royaume des cieux ou pour Dieu ou pour ta béatitude éternelle, ( et donc ) de l’extérieur, tu n’es pas vraiment comme il faut. On peut bien te souffrir ainsi, pourtant ce n’est pas le mieux. Car pour de vrai, celui qui s’imagine obtenir davantage de Dieu dans l’intériorité, dans la ferveur, dans la douceur et dans une grâce particulière que près du feu ou dans l’étable, tu ne fais alors rien d’autre que si tu prenais Dieu et lui enroulais un manteau autour de la tête et le poussais sous un banc. Car qui cherche Dieu selon un mode, il se saisit du mode et laisse Dieu qui est caché dans le mode. Mais qui cherche Dieu sans mode, il le prend tel qu’il est en lui-même ; et cet homme vit avec le Fils, et il est la vie même. Qui interrogerait la vie pendant mille ans : Pourquoi vis-tu ?, devrait-elle répondre elle ne dirait rien d’autre que : Je vis parce que je vis. Cela provient de ce que vie vit à partir de son fond propre et sourd de son fond propre ; la raison pourquoi elle vit sans pourquoi, c’est qu’elle vit pour elle-même. Qui maintenant interrogerait un homme véritable qui là opère à partir de son propre fond : Pourquoi opères-tu ton oeuvre ?, devrait-il répondre de façon juste il ne dirait rien d’autre que : J’opère pour la raison que j’opère. Eckhart: Sermon 5 b
Là où finit la créature, là Dieu commence à être. Or Dieu ne désire rien de plus de toi que le fait que tu sortes de toi-même selon ton mode de créature, et que tu laisses Dieu être Dieu en toi. La plus minime image de créature qui jamais se forme en toi est aussi grande que Dieu est grand. Pourquoi ? Parce qu’elle entrave en toi le tout de Dieu. C’est justement là où pénètre l’image qu’il faut que Dieu recule et toute sa déité. Mais là où l’image sort, là Dieu entre. Dieu désire tellement que tu sortes de toi-même dans ton mode de créature, comme si toute sa béatitude tenait à cela. Ah, mon cher, en quoi te porte tort que tu permettes à Dieu que Dieu soit Dieu en toi ? Si tu sors pleinement de toi-même pour Dieu, alors Dieu sort pleinement de soi-même pour toi. Lorsque sortent ces deux, ce qui demeure est un Un simple. C’est dans cet Un que le Père engendre son Fils dans la source la plus intérieure. Là fleurit l’Esprit Saint, et là bondit en Dieu une volonté qui appartient à l’âme. Tout le temps que la volonté se tient intacte de toutes créatures et de tout le créé, cette volonté est libre. Christ dit : « Personne ne vient au ciel que celui qui du ciel est venu ». Toutes choses sont créées de néant ; c’est pourquoi leur juste origine est le néant, et pour autant que cette noble volonté s’incline vers les créatures, elle s’écoule avec les créatures vers leur néant. Eckhart: Sermon 5 b
Pour que donc nous puissions demeurer pour de vrai à l’intérieur, pour que nous puissions posséder toute vérité sans intermédiaire et sans différence en véritable béatitude, qu’à cela Dieu nous aide. Amen. Eckhart: Sermon 5 b
On doit donner joie aux anges et aux saints. Ah, merveille au-delà de toute merveille ! Un homme dans cette vie, peut-il donner joie à ceux qui sont la vie éternelle ? Oui, pour de vrai ! Chaque saint a si grand plaisir et joie si inexprimable de chaque oeuvre bonne, d’une volonté bonne ou d’un désir ils ont si grande joie qu’aucune bouche ne peut l’exprimer, et qu’aucun coeur ne peut imaginer quelle grande joie ils ont de là ! Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu’ils aiment Dieu de façon tellement démesurée et l’aiment d’un amour si vrai que son honneur leur est plus cher que leur béatitude. Pas seulement les saints ni les anges, plus : Dieu lui-même a si grand plaisir de là, exactement comme si c’était sa béatitude, et son être tient à cela et sa satisfaction et son plaisir. Ah, notez-le maintenant ! Si nous ne voulons servir Dieu pour aucune autre raison que la grande joie qu’ont en cela ceux qui sont dans la vie éternelle, et Dieu lui-même, nous devrions le faire volontiers et avec tout ( notre ) zèle. Eckhart: Sermon 6
J’ai dit un jour ici même, et c’est vrai aussi : Ce que l’homme tire ou prend du dehors de lui( -même ), ce n’est pas comme il faut. On ne doit pas prendre ni considérer Dieu ( comme ) en dehors de soi, mais comme mon propre et ( le considérer comme ) ce qui est en soi ; on ne doit pas non plus servir ni opérer pour aucun pourquoi, ni pour Dieu ni pour son honneur ( propre ) ni pour rien de rien de ce qui est en dehors de soi, mais seulement pour ce qui est son être propre et sa vie propre dans soi. Bien des gens simples s’imaginent qu’il doivent voir Dieu comme s’il se tenait là-bas et eux ici. Il n’en est pas ainsi. Dieu et moi nous sommes un. Par le connaître je prend Dieu en moi, par l’aimer j’entre en Dieu. Certains disent que la béatitude ne réside pas dans la connaissance, mais seulement dans la volonté. Ils ont tort ; car si cela résidait seulement dans la volonté, ce ne serait pas ( un ) un. L’opérer et le devenir sont un. Lorsque le charpentier n’opère pas, la maison ne se fait pas non plus. Là où se trouve la hache, là se trouve aussi le devenir. Dieu et moi nous sommes un dans cette opération ; il opère et je deviens. Le feu transforme en soi ce qu’on lui apporte, et cela devient sa nature. Ce n’est pas le bois qui change le feu dans soi, plutôt : c’est le feu qui change le bois dans soi. C’est ainsi que nous serons changé en Dieu, de sorte que nous le connaîtrons tel qu’il est. Saint Paul dit : C’est ainsi que nous devons connaître, moi lui exactement comme lui moi, ni moins ni plus, de façon nûment égale. « Les justes vivront éternellement, et leur récompense est près de Dieu », donc égale. Eckhart: Sermon 6
Il est une parole qui fut produite, c’est l’ange et l’homme et toutes créatures. Il est une autre parole, pensée et produite, grâce à quoi peut advenir que je forme en moi des images. Il est encore une autre parole, qui là est non produite et non pensée, qui jamais ne vient au-dehors, plutôt elle est éternellement en celui qui la dit ; elle est toujours dans un acte de recevoir, dans le Père qui la dit, et demeurant à l’intérieur. Intellect, sans cesse, opère vers l’intérieur. Plus subtile et plus spirituelle est la chose, plus puissamment elle opère vers l’intérieur, et plus l’intellect est puissant et subtil, plus ce qu’il connaît se trouve davantage uni à lui et se trouve davantage un avec lui. Il n’en est pas ainsi des choses corporelles ; plus elles sont puissantes, plus elles opèrent vers l’extérieur. Béatitude de Dieu tient à l’opération de l’intellect vers l’intérieur, là où le Verbe demeure à l’intérieur. Là l’âme doit être un adverbe, et avec Dieu opérer une ( seule ) oeuvre, afin de prendre sa béatitude dans la connaissance qui se déploie à l’intérieur, là même où Dieu est bienheureux. Eckhart: Sermon 9
J’ai parlé d’une puissance dans l’âme ; en son premier jaillissement, elle ne prend pas Dieu en tant qu’il est bon, elle ne prend pas Dieu en tant qu’il est la vérité : elle fore et cherche Dieu plus avant et le prend dans son unité et dans sa solitude ; elle prend Dieu dans son désert et dans son fond propre. C’est pourquoi elle ne laisse rien lui suffire, elle cherche plus avant ce que c’est que Dieu soit dans sa déité et dans la propriété de sa nature propre. Or on dit qu’il n’est pas union plus grande que le fait que les trois Personnes soient un ( seul ) Dieu. Après quoi l’on dit qu’aucune union n’est plus grande que ( celle ) de Dieu et de l’âme. Lorsqu’à l’âme un baiser est donné par la déité, alors elle se tient en totale perfection et dans la béatitude ; alors elle se trouve entourée par l’unité. Dans le premier attouchement, quand Dieu a touché l’âme et ( la ) touche ( en tant qu’ ) incréée et incréable, là l’âme est aussi noble, après l’attouchement de Dieu, que l’est Dieu même. Dieu la touche selon lui-même. J’ai prêché une fois en latin, et c’était au jour de la Trinité, je dis alors : La différence provient de l’unité, la différence dans la Trinité. L’unité est la différence, et la différence est l’unité. Plus la différence est grande, plus grande est l’unité, car c’est différence sans différence. Y aurait-il là mille personnes, il n’y aurait pourtant rien d’autre qu’unité. Quand Dieu regarde la créature, il lui donne son être ; quand la créature regarde Dieu, elle prend là son être. L’âme a un être intellectuellement capable de connaissance ; il s’ensuit que là où est Dieu, là est l’âme, et là où l’âme est, là Dieu est. Eckhart: Sermon 10
Pour que nous nous trouvions intérieurement dans le jour et dans le temps de l’intellect et dans le jour de la sagesse et dans le jour de la justice et dans le jour de la béatitude, qu’à cela nous aident le Père et le Fils et le Saint Esprit. Amen. Eckhart: Sermon 10
Il est maintenant une question à propos des anges, à savoir si les anges qui habitent ici-bas avec nous et nous servent et nous protègent, s’ils ont en quelque façon une égalité moindre dans leur joie que ceux qui sont dans l’éternité, où s’ils se trouvent en quelque façon entravés par les oeuvres, du fait qu’ils nous protègent et nous servent. Je dis : Pas du tout. Leur joie n’est pas pour autant moindre ni leur égalité : car l’oeuvre de l’ange est la volonté de Dieu, et la volonté de Dieu est l’oeuvre de l’ange ; c’est pourquoi il n’est pas entravé en sa joie ni en son égalité ni en ses oeuvres. Dieu commanderait-il à l’ange de monter sur un arbre et lui commanderait-il d’ôter les chenilles, et se serait sa béatitude et serait la volonté de Dieu. Eckhart: Sermon 12
L’homme qui maintenant se tient ainsi dans la volonté de Dieu, celui-là ne veut rien d’autre que ce que Dieu est et ce qu’est la volonté de Dieu. Serait-il malade, il ne voudrait pas être en bonne santé. Toute peine lui est une joie, toute multiplicité lui est une nudité et une unité, s’il se tient droitement dans la volonté de Dieu. Si même la peine infernale en dépendait, ce lui serait une joie et une béatitude. Il est dépris et sorti de soi-même, et tout ce qu’il doit recevoir, il lui faut en être dépris. Mon oeil doit-il voir la couleur, il lui faut être dépris de toute couleur. Si je vois couleur bleue ou blanche, l’acte de voir de mon oeil, ce qui voit la couleur, cela même qui voit, cela est la même chose que ce qui se trouve vu avec l’oeil. L’oeil qui intérieurement voit Dieu est le même oeil avec lequel Dieu me voit intérieurement mon oeil et l’oeil de Dieu est un ( seul ) oeil et une vision et un connaître et un aimer. Eckhart: Sermon 12
Volonté veut béatitude. On m’a demandé quelle sorte de différence il y avait entre grâce et béatitude. Grâce, tandis que nous sommes maintenant dans ce corps, et béatitude, que nous aurons par après dans la vie éternelle, se tiennent ensemble comme la fleur et le fruit. Lorsque l’âme est toute pleine de grâce et qu’il ne lui reste rien que la grâce n’opère et n’accomplisse, tout ce qui est dans l’âme n’en vient pourtant pas aux oeuvres tel qu’il ( = ce tout ) est dans l’âme, de telle manière que la grâce accomplisse ce que l’âme doit opérer. Je l’ai dit souvent aussi : Grâce n’opère aucune oeuvre, car toute parure elle la verse pleinement dans l’âme ; c’est une plénitude dans le royaume de l’âme. Je dis : La grâce n’unit pas l’âme avec Dieu, elle est un accomplir ; c’est là son oeuvre que de ramener l’âme à Dieu. Là advient pour elle le fruit à partir de la fleur. Volonté, en tant qu’elle veut béatitude, et en tant qu’elle veut être avec Dieu, et lorsqu’elle est ainsi emportée vers le haut, dans cette limpidité Dieu se glisse là dans la volonté, et pour autant que l’intellect prend Dieu limpidement tel qu’il est en vérité, dans cette mesure Dieu se glisse certes dans l’intellect. Mais lorsqu’il tombe dans la volonté, il faut que celle-ci monte plus haut. C’est pourquoi il dit : « Un Dieu », « ami, monte plus haut ». Eckhart: Sermon 21
« Un Dieu » : en tant que Dieu est Un, alors est accomplie la déité de Dieu. Je dis : Dieu ne pourrait jamais engendrer son Fils unique s’il n’était Un. En tant que Dieu est Un, il prend là tout ce qu’il opère en les créatures et en la déité. Je dis plus ; L’unité, Dieu seul l’a. Propriété de Dieu est l’unité ; c’est là que Dieu prend le fait qu’il est Dieu, autrement il ne serait pas Dieu. Tout ce qui est nombre, cela dépend du Un, et le Un ne dépend de rien. Richesse de Dieu et sagesse et vérité sont pleinement Un en Dieu ; ce n’est pas Un, c’est Unité. Tout ce que Dieu a, il l’a dans le Un ; c’est Un en lui. Les maîtres disent que le ciel opère sa révolution de telle sorte qu’il amène toutes choses en Un ; c’est pourquoi il évolue si vite. Dieu a toute plénitude comme Un, et la nature de Dieu en dépend, c’est là la béatitude de l’âme que Dieu soit Un ; c’est sa parure et son honneur. Il dit : « Ami, monte plus haut, ainsi t’adviendra-t-il honneur. » C’est honneur et parure de l’âme que Dieu soit Un. Dieu fait comme s’il n’était Un que pour plaire à l’âme, et comme s’il se parait pour que l’âme s’éprenne uniquement de lui. C’est pourquoi l’homme veut tantôt une chose, tantôt une autre ; tantôt il s’exerce en sagesse, et tantôt en art. Parce qu’elle n’a pas le Un, l’âme ne trouve jamais le repos que tout ne devienne Un en Dieu. Dieu est Un ; c’est là béatitude de l’âme et sa parure et son repos. Un maître dit : Dieu, dans toutes ses oeuvres, vise toutes choses. L’âme est toutes choses. Ce qui en toutes choses au-dessous de l’âme est le plus noble, le plus limpide, le plus élevé, cela Dieu le verse pleinement en elle. Dieu est tout et est Un. Eckhart: Sermon 21
En tant que l’homme se déprend, alors il prend ( en lui ) Christ, Dieu, béatitude et sainteté. Et si un jeune garçon disait des choses étranges, on le croirait, et Paul promet de grandes choses, et vous le croyez à peine. Il te promet, si tu te déprends de toi, Dieu et béatitude et sainteté. C’est étonnant : et s’il se trouve que l’homme doive se déprendre de soi, en tant qu’il se déprend de soi il prend ( en lui ) Christ et sainteté et béatitude et est très grand. Le prophète s’étonne de deux choses. La première : ce que Dieu fait avec les étoiles, avec la lune et avec le soleil. Le second étonnement est à propos de l’âme, que Dieu ait fait et fasse de si grandes choses avec elle et pour elle, car il fait pour elle tout ce qui lui est possible ; il fait nombreuses et grandes choses pour elle et est pleinement pris par elle, et cela à cause de la grandeur dans laquelle elle est faite. A quel point elle est faite grande, notez-le ! Je trace une lettre selon le modèle que la lettre a en moi, dans mon âme, et non pas selon mon âme. Il en est ainsi de Dieu. Dieu a fait toutes choses communément selon l’image qu’il a de toutes choses en lui, et non pas selon lui. Certaines, il les a faites particulièrement selon quelque chose qui se tient en dehors de lui, comme bonté, sagesse et ce que l’on dit de Dieu. Mais l’âme, il ne l’a pas faite uniquement selon l’image qui est en lui, ni selon ce qui se tient en dehors de lui, ainsi que l’on parle à son propos ; plutôt : il l’a faite selon lui-même, oui, selon tout ce qu’il est, selon ( sa ) nature, selon ( son ) être et selon son oeuvre fluant à l’extérieur demeurant intérieurement, et selon le fond où il demeure en lui-même, où il engendre son Fils unique, d’où s’épanouit le Saint Esprit : selon cette oeuvre fluant à l’extérieur demeurant intérieurement, Dieu a créé l’âme. Eckhart: Sermon 24
Une chose est dans l’âme où Dieu est nu, et les maîtres disent que cela est sans nom, et que cela n’a pas de nom propre. C’est et cela n’a pourtant pas d’être propre, car ce n’est ni ceci ni cela, ni ici ni là ; car c’est ce que c’est, en un autre et cela en ceci ; car ce que c’est, ce l’est en cela, et cela en ceci ; car cela flue en ceci et ceci en cela, et là, estime-t-il, conformez-vous à Dieu, en béatitude ! car c’est en cela que l’âme prend toute sa vie et ( tout son ) être, et de là qu’elle aspire sa vie et ( son ) être ; car ceci est pleinement en Dieu, et ce qui est autre ( est ) à l’extérieur, et c’est pourquoi l’âme est en tout temps en Dieu selon ceci, à moins qu’elle ne porte ceci à l’extérieur ou s’éteigne en elle( -même ). Eckhart: Sermon 24
Que veut-il dire lorsqu’il dit : « Moïse pria Dieu, son Seigneur » ? En vérité, Dieu doit-il être ton seigneur, il te faut être son serviteur ; et opères-tu ensuite ton oeuvre pour ton propre profit ou pour ton plaisir ou pour ta propre béatitude, en vérité tu n’es pas son serviteur ; car tu ne recherches pas uniquement l’honneur de Dieu, tu recherches ton profit propre. Pourquoi dit-il : « Dieu, son Seigneur » ? Dieu veut-il que tu sois malade, et voudrais-tu être en bonne santé – Dieu veut-il que ton ami meure, et voudrais-tu qu’il vive contre la volonté de Dieu : en vérité, Dieu ainsi ne serait pas ton Dieu. Aimes-tu Dieu ( et ) es-tu ensuite malade – en nom Dieu ! Ton ami meurt-il – en nom Dieu ! Perds-tu un oeil – en nom Dieu ! Et cet homme serait comme il faut. Mais es-tu malade et pries-tu Dieu pour la santé, la santé t’est alors plus chère que Dieu, alors il n’est pas ton Dieu : il est Dieu du royaume céleste et du royaume terrestre, mais il n’est pas ton Dieu. Eckhart: Sermon 25
Or prêtez attention à ce que Dieu dit : « Moïse, laisse-moi me courroucer ! » Or vous pourriez dire : Pourquoi Dieu se courrouce-t-il ? – Pour rien d’autre qu’en raison de la perte de notre propre béatitude, et il ne recherche pas ce qui est sien ; ainsi Dieu souffre-t-il de ce que nous agissons contre notre béatitude. A Dieu rien ne pouvait advenir de plus douloureux que le martyr et la mort de Notre Seigneur Jésus Christ, son Fils unique, qu’il souffrit pour notre béatitude. Or prêtez attention à ce que Dieu dit : « Moïse, laisse-moi me courroucer ! » Or voyez ce que peut un homme bon auprès de Dieu. C’est une vérité certaine et une vérité nécessaire : qui donne sa volonté totalement à Dieu, celui-là capte Dieu et lie Dieu, de sorte que Dieu ne peut rien que ce que l’homme veut. Celui qui donne totalement sa volonté à Dieu, il s’empare de Dieu et attache Dieu, en sorte que Dieu ne peut que ce que l’homme veut. Celui qui à Dieu donne totalement sa volonté, à celui-là Dieu donne sa volonté en retour de façon si totale et si propre que la volonté de Dieu devient le propre de l’homme, et ( Dieu ) a juré sur lui-même qu’il ne peut rien que ce que l’homme veut ; car Dieu ne devient le propre de personne qui ne soit d’abord devenu le propre de Dieu. Saint Augustin dit : « Seigneur, tu ne deviens le propre de personne qui ne soit devenu auparavant ton propre. » Nous assourdissons Dieu nuit et jour et disons : « Seigneur, que ta volonté advienne ! » Et lorsque advient la volonté de Dieu, nous sommes courroucés, et cela n’est pas comme il faut. Lorsque notre volonté devient volonté de Dieu, c’est bien ; mais lorsque la volonté de Dieu devient notre volonté, cela est de loin meilleur. Lorsque ta volonté devient volonté de Dieu, si alors tu es malade, tu ne voudrais pas être en bonne santé contre la volonté de Dieu, mais tu voudrais que volonté de Dieu soit que tu sois en bonne santé. Et lorsque cela va mal pour toi, tu voudrais que ce soit volonté de Dieu que cela aille bien pour toi. Mais lorsque la volonté de Dieu devient ta volonté, si tu es malade – en nom Dieu ! Ton ami meurt-il – en nom Dieu ! C’est une vérité certaine et une vérité nécessaire : et s’il se trouvait que toute peine de l’enfer et toute peine du purgatoire et toute peine du monde y était suspendue, il voudrait le souffrir éternellement dans la peine de l’enfer avec la volonté de Dieu, et voudrait dans la volonté de Dieu laisser( -là ) la béatitude de Notre Dame et toute sa perfection et ( celle ) de tous les saints, et voudrait être toujours en peine éternelle et amertume, et ne voudrait pas s’en détourner un seul instant ; oui, il ne voudrait pas nourrir une seule pensée qu’il en soit autrement. Lorsque la volonté se trouve unie de telle sorte que cela devient un unique Un, alors le Père des cieux engendre son Fils unique dans soi dans moi. Pourquoi dans soi dans moi ? Parce que je suis un avec lui, il ne peut pas m’exclure, et dans cette oeuvre le Saint Esprit reçoit son être et son opérer de moi comme de Dieu. Pourquoi ? Parce que je suis en Dieu. Ne le reçoit-il pas de moi, il ne le reçoit pas non plus de Dieu ; il ne peut m’exclure, d’aucune manière il ne le peut. SI totalement la volonté de Moïse était devenue la volonté de Dieu, que l’honneur de Dieu dans le peuple lui était plus cher que sa propre béatitude. Eckhart: Sermon 25
« Dieu fit une promesse à Moïse », et celui-ci n’y prêta pas attention ; oui, et lui aurait-il promit toute sa déité, celui-ci ne lui aurait pas permis ( de se courroucer ). « Et Moïse pria Dieu et dit : Seigneur, efface-moi du livre de vie ! » Les maîtres interrogent : Moïse aimerait-il le peuple plus que soi-même, et ( ils ) disent : Non ! car, dans le fait que Moïse recherchait l’honneur de Dieu dans le peuple, il savait bien qu’il était plus proche de Dieu que s’il avait délaissé l’honneur de Dieu dans le peuple et avait recherché sa propre béatitude. Ainsi faut-il que soit un homme bon qu’en toutes ses oeuvres il ne recherche pas ce qui est sien, seulement l’honneur de Dieu. Tout le temps qu’en tes oeuvres tu es tourné de quelque façon plus vers toi-même ou plus vers un homme que vers un autre, alors la volonté de Dieu n’est pas encore devenue vraiment ta volonté. Eckhart: Sermon 25
Notre Seigneur dit dans l’évangile : « Ma doctrine n’est pas ma doctrine, mais plutôt de celui qui m’a envoyé. » C’est ainsi qu’un homme bon doit se tenir : « Mon oeuvre n’est pas mon oeuvre, ma vie n’est pas ma vie. » Et est-ce ( le cas ) que je me tienne ainsi : toute la perfection et toute la béatitude que possède saint Pierre, et le fait que saint Paul tendit sa tête, et toute la béatitude que là ils possédèrent, je la goûte aussi bien qu’eux, et je veux en jouir éternellement comme si j’avais moi-même opéré cela. Plus : toutes les oeuvres que tous les saints et tous les anges ont jamais opérées, et même ( celles que ) Marie, la Mère de Dieu, opéra jamais, je veux en recevoir un bonheur éternel comme si j’avais opéré cela moi-même. Eckhart: Sermon 25
J’ai dit parfois : Qui cherche Dieu et cherche quelque chose avec Dieu, celui-là ne trouve pas Dieu ; mais qui cherche uniquement Dieu, en vérité, il trouve Dieu, et ne trouve Dieu jamais seulement, car tout ce que Dieu peut offrir, il le trouve avec Dieu. Si tu cherches, et si tu cherches Dieu pour ton propre avantage ou pour ta propre béatitude, en vérité tu ne cherches pas Dieu. C’est pourquoi il dit que les vrais adorateurs adorent le Père, et il le dit à juste titre. Un homme de bien, celui qui lui dirait : « Pourquoi cherches-tu Dieu ? » – « Parce qu’il est Dieu » ; « Pourquoi cherches-tu la vérité ? » – « Parce que c’est la vérité » ; « Pourquoi cherches-tu la justice ? » – « Parce que c’est la justice » : ces gens sont tout à fait comme il faut. Toutes les choses qui sont dans le temps ont un pourquoi. Si tu demandais à un homme : « Pourquoi manges-tu ? » – « Pour avoir de la force » ; « Pourquoi dors-tu ? » – « Pour la même chose » ; et ainsi sont toutes les choses qui sont dans le temps. Mais un homme de bien qui lui demanderait : « Pourquoi aimes-tu Dieu ? » – « Je ne sais pas, pour Dieu » ; « Pourquoi aimes-tu la vérité ? » – « Pour la vérité » ; « Pourquoi aimes-tu la justice ? » – « Pour la justice » ; « Pourquoi aimes-tu la bonté ? » – « Pour la bonté » ; « Pourquoi vis-tu ? » – « Pour de vrai, je ne sais ! J’aime vivre ». Eckhart: Sermon 26
Or il dit : « C’est là mon commandement. » Qui me commande ce qui m’est doux, ce qui m’est utile et ce en quoi est ma béatitude, cela m’est très doux. Lorsque j’ai soif, alors la boisson me commande ; lorsque j’ai faim, alors la nourriture me commande. Et c’est ainsi que fait Dieu : oui, de façon si douce que tout ce monde ne peut rien offrir d’égal. Et qui a goûté une fois à la douceur, pour vrai, aussi peu Dieu peut-il se détourner de sa déité, aussi peu l’homme peut-il, avec son amour, se détourner de bonté et de Dieu ; oui, et il lui est plus facile de renoncer à soi-même et à toute sa béatitude et de demeurer avec son amour auprès de bonté et auprès de Dieu. Eckhart: Sermon 27
Or notez le second petit mot qu’il dit : « Je vous ai appelés mes amis, car je vous ai révélé tout ce que j’ai entendu de mon Père. » Or notez qu’il dit : « Je vous ai appelés mes amis. » Dans la même origine où le Fils trouve origine, là le Père prononce sa Parole éternelle, et du même coeur là aussi le Saint Esprit trouve origine et flue. Et le Saint Esprit n’aurait-il pas flué du Fils, on n’aurait pas connu de différence entre le Fils et le Saint Esprit. Lorsque j’ai prêché récemment en la fête de la Trinité, j’ai dit un petit mot, en latin, que le Père donne à son Fils unique tout ce qu’il peut offrir, toute sa déité, toute sa béatitude, et ne retient rien pour lui-même. Alors il y eut une question : lui donna-t-il aussi sa nature propre ? Et je dis : Oui ! car la nature propre du Père selon laquelle il engendre n’est rien d’autre que Dieu ; car j’ai dit qu’il n’a rien retenu pour lui-même. Oui, je dis : La racine de la déité, il la dit pleinement dans son Fils. C’est pourquoi saint Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit. » Un arbre qui porte du fruit présente son fruit. Qui me donne ce fruit ne me donne pas l’arbre. Mais qui me donne l’arbre et la racine et le fruit, celui-là m’a donné davantage. Or il dit : « Je vous ai appelé mes amis. » Oui, dans cette même naissance où le Père engendre son Fils unique et lui donne sa racine et toutes sa déité et toute sa béatitude et ne retient rien pour lui-même, dans cette même naissance il nous appelle ses amis. Si néanmoins tu n’entends ni ne comprends rien à ce dire, il est pourtant une puissance dans l’âme – dont j’ai parlé alors que je prêchais récemment ici – elle est si détachée et si limpide en elle-même et est apparentée à la nature divine, et dans cette puissance l’on comprend, c’est pourquoi il dit aussi de façon fort bien : « De là je vous ai révélé tout ce que j’ai entendu de mon Père. » Eckhart: Sermon 27
Or il dit : « Ce que j’ai entendu ». Le parler du Père est son engendrer, l’acte d’entendre du Fils est son se trouver engendré. Or il dit : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père ». Oui, tout ce qu’il a éternellement entendu de son Père, cela il nous l’a révélé et ne nous a rien dissimulé de ce qui est sien. Je dis : Et s’il avait entendu des milliers de fois davantage, il nous l’aurait révélé et ne nous aurait rien dissimulé de ce qui est sien. Ainsi ne devons-nous rien dissimuler à Dieu ; nous devons lui révéler tout ce que nous pouvons offrir. Car si tu gardais quelque chose pour toi-même, dans cette mesure tu perdrais ta béatitude éternelle, car Dieu ne nous a rien dissimulé de ce qui est sien. Cela semble à de certaines gens un discours difficile. A cause de cela personne ne doit désespérer. Plus tu te donnes à Dieu, plus Dieu se donne en retour à toi ; plus tu renonces à toi-même, plus grande est ta béatitude éternelle. Je pensais récemment, tandis que je priais le « Notre Père », que Dieu nous enseigna lui-même : lorsque nous disons : « Que nous vienne ton règne, que ta volonté soit faite ! », là nous prions Dieu toujours qu’il nous enlève à nous-mêmes. Eckhart: Sermon 27
Tous les commandements de Dieu viennent d’amour et de la bonté de sa nature ; car s’ils ne venaient pas d’amour, ils ne pourraient être alors commandements de Dieu ; car le commandement de Dieu est la bonté de sa nature, et sa nature est sa bonté dans son commandement. Qui maintenant habite dans la bonté de sa nature, celui-là habite dans l’amour de Dieu, et l’amour n’a pas de pourquoi. Aurais-je un ami et l’aimerais-je pour la raison que me viendrait de lui du bien et toute ma volonté, je n’aimerais pas mon ami, mais moi-même. Je dois aimer mon ami pour sa bonté propre et pour sa vertu propre et pour tout ce qu’il est en lui-même : c’est alors que j’aime mon ami comme il faut, lorsque je l’aime ainsi qu’il est dit ci-dessus. Ainsi en est-il de l’homme qui se tient dans l’amour de Dieu, qui ne cherche pas ce qui est sien en Dieu ni en lui-même ni en aucune chose, et qui aime Dieu seulement pour sa bonté propre et pour la bonté de sa nature et pour tout ce qu’il est en lui-même, et c’est là amour juste. Amour de la vertu est une fleur et un ornement et une mère de toute vertu et de toute perfection et de toute béatitude, car il est Dieu, car Dieu est fruit de la vertu, Dieu féconde toutes les vertus et est un fruit de la vertu, et le fruit demeure à l’homme. L’homme qui opérerait en vue d’un fruit et que ce fruit lui demeure, ce lui serait fort agréable ; et s’il y avait un homme qui possédât une vigne ou un champ et les confiât à son serviteur pour qu’il les travaille et pour que le fruit lui demeure, et s’il lui donnait aussi tout ce qui est requis pour cela, ce lui serait fort agréable que le fruit lui demeure sans dépense de sa part. Ainsi est-il fort agréable à l’homme qui habite dans le fruit de la vertu, car celui-là n’a aucune contrariété ni aucun trouble, car il a laissé soi-même et toutes choses. Eckhart: Sermon 28
Or Notre Seigneur dit : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés amis, car le serviteur ne sait pas ce que son maître veut. » Mon ami lui aussi pourrait savoir quelque chose que je ne saurais pas, s’il ne voulait pas me le révéler. Mais Notre Seigneur dit : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Je m’étonne maintenant de certains clercs, qui sont certes instruits et veulent être de grands clercs, de ce qu’ils se laissent si vite satisfaire et se laissent tromper, et interprètent la parole que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » – de ce qu’ils veulent entendre ainsi et disent donc qu’il nous a révélé sur le chemin autant qu’il nous était nécessaire pour notre béatitude éternelle. Je ne tiens pas que cela soit à comprendre ainsi, car cela n’est d’aucune vérité. Pourquoi Dieu était-il devenu homme ? Pour la raison que je me trouve engendré comme ce même Dieu. La raison pour laquelle Dieu est mort, c’est que je meurs au monde entier et à toutes choses créées. On doit donc comprendre le mot que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Qu’est-ce que le Fils entend de son Père ? Le Père ne peut rien qu’engendrer, le Fils ne peut rien que se trouver engendré. Tout ce que le Père a et ce qu’il est, l’abyssalité de l’être divin et de la nature divine, cela il l’engendre pleinement dans son Fils unique. C’est cela que le Fils entend de son Père, cela qu’il nous a révélé, que nous sommes le même Fils. Tout ce qu’a le Fils, il l’a de son Père, être et nature, afin que nous soyions le même Fils unique. Personne n’a le Saint Esprit qu’il ne soit le Fils unique. Le Père et le Fils spirent le Saint Esprit, là où le Saint Esprit se trouve spiré, car cela est essentiel et spirituel. Tu peux certes recevoir le don du Saint Esprit ou la ressemblance du Saint Esprit, mais cela ne demeure pas pour toi, c’est instable. De la même manière qu’un homme devient rouge de honte et ( à nouveau ) blême, c’est là pour lui un hasard et cela lui passe. Mais l’homme qui par nature est rouge et beau le demeure toujours. Ainsi en est-il de l’homme qui est le Fils unique : pour lui le Saint Esprit demeure de façon essentielle. C’est pourquoi il est écrit dans le Livre de la Sagesse : « Je t’ai engendré aujourd’hui » dans le reflet de ma lumière éternelle, dans la plénitude et « dans la clarté de tous les saints ». Il engendre dans le maintenant et l’aujourd’hui. Là est le berceau dans la déité, là ils se trouvent « baptisés dans le Saint Esprit » – c’est là « la promesse que le Père leur a faite » – « après ces jours qui sont peu nombreux ou ( plutôt ) rares » – c’est-à-dire « plénitude de la déité », là où il n’est ni jour ni nuit ; là m’est aussi proche ce qui est au-delà de mille lieux que l’endroit où je me tiens maintenant ; là est plénitude et abondance de toute déité, là est une unité. Aussi longtemps que l’âme perçoit une différence quelconque, elle n’est pas comme il faut ; aussi longtemps que quelque chose sort ou pénètre, il n’y a pas là une unité. Marie-Madeleine cherchait Notre Seigneur dans le tombeau et cherchait un mort et trouva deux anges vivants ; elle n’en fut pas consolée. Alors les anges dirent : « Qu’est-ce qui te trouble ? Que cherches-tu ? Un mort, et tu trouves deux vivants. » Alors elle dit : « C’est bien là ma désolation que d’en trouver deux, alors que je n’en cherche qu’un. » Eckhart: Sermon 29