Le mot : « Travaille en toutes choses ! » possède en lui trois sens. Il veut dire : procure ton avantage en toutes choses ! c’est-à-dire : prends Dieu en toutes choses ! car Dieu est en toutes choses. Saint Augustin dit : « Dieu a créé toutes choses non pas qu’il les ait fait advenir et ait poursuivi son chemin, plutôt : il est demeuré en elle. » Les gens s’imaginent qu’ils ont davantage lorsqu’ils ont les choses en même temps que Dieu que s’ils avaient Dieu sans les choses. Mais c’est un tort, car toutes choses avec Dieu ce n’est pas davantage que Dieu seul ; si celui qui avait le Fils et le Père en même temps que lui s’imaginait qu’il a davantage que s’il avait le Fils sans le Père, ce serait un tort. Car le Père en même temps que le Fils n’est pas davantage que le Fils seul, ni le Fils en même temps que le Père n’est davantage que le Père seul. C’est pourquoi prends Dieu ainsi en toutes choses, et c’est là un signe de ce qu’il t’a engendré ( comme ) son Fils unique et non pas moins. Eckhart: Sermon 30
Le second sens est : procure ton avantage en toutes choses ! c’est-à-dire : « Aime Dieu par-dessus toutes choses et ton prochain comme toi-même ! », et c’est là un commandement de Dieu. Mais je dis que ce n’est pas seulement un commandement, plutôt : c’est aussi ce que Dieu a donné et ce que Dieu a promis de donner. Et si tu aimes cent marks davantage en toi qu’en un autre, c’est un tort. Si tu aimes un homme plus que les autres, c’est un tort ; et aimes-tu ton père et ta mère et toi-même plus qu’un autre homme, c’est un tort ; et si tu aimes plus la béatitude en toi qu’en un autre, c’est un tort. « A Dieu ne plaise ! Que dites-vous ? Ne dois-je pas aimer la béatitude en moi plus qu’en un autre ? » Il se trouve bien des gens instruits qui ne comprennent pas cela, et estiment que c’est bien difficile ; mais ce n’est pas difficile, c’est tout à fait facile. Je te montrerai que ce n’est pas difficile. Voyez, la nature poursuit ( deux visées ) dans la mesure où un membre quelconque opère en l’homme. La première visée qu’il ( = le membre ) vise dans ses oeuvres, c’est qu’il serve pleinement le corps et en outre chaque membre de façon particulière comme lui-même et pas moins qu’en lui-même, et qu’il ne se vise pas soi-même davantage dans ses oeuvres qu’un autre membre. Bien plus encore doit-il en être ainsi de la grâce. Dieu doit être une règle et un fondement de ton amour. La visée première de ton amour doit être nûment vers Dieu et en outre vers ton prochain comme toi-même et pas moins que toi-même. Et si tu aimes la béatitude davantage en toi qu’en un autre, alors tu t’aimes toi-même ; là où tu t’aimes, là Dieu n’est pas nûment ton amour et c’est alors un tort. Car si tu aimes la béatitude sans saint Pierre et dans saint Paul autant qu’en toi-même, tu possèdes la même béatitude qu’ils ont eux aussi. Et si tu aimes la béatitude dans les anges autant qu’en toi, et si tu aimes la béatitude en Notre Dame autant qu’en toi, tu jouis proprement de la même béatitude qu’elle-même : elle est tienne aussi proprement qu’à elle. C’est pourquoi l’on dit dans le Livre de la Sagesse : « Il l’a fait égal à ses saints. » Eckhart: Sermon 30
Le troisième sens : procure ton avantage en toutes choses ! c’est-à-dire : aime Dieu également en toutes choses ! c’est-à-dire : aime Dieu aussi volontiers en pauvreté qu’en richesse, et aime-le autant en maladie qu’en santé ; aime-le autant dans la tentation que sans tentation, et aime-le autant dans souffrir que sans souffrir ! Oui, plus grand le souffrir, plus léger le souffrir, comme de deux seaux : plus lourd l’un, plus léger l’autre, et plus l’homme abandonne, plus facile il lui est d’abandonner. Un homme qui aime Dieu, ce lui serait aussi facile de donner tout ce monde qu’un oeuf. Plus il abandonne, plus facile il lui est d’abandonner, comme les Apôtres : plus dures étaient leurs souffrances, plus facilement ils souffraient. Eckhart: Sermon 30
Mais certaines gens veulent voit Dieu de leurs yeux comme ils voient une vache, et veulent aussi aimer Dieu comme ils aiment une vache. Tu l’aimes pour le lait et pour le fromage et pour ton propre avantage. Ainsi font tous les gens qui aiment Dieu pour richesse extérieure et pour consolation intérieure ; et ceux-là n’aiment pas Dieu comme il faut, mais ils aiment leur propre avantage. Oui, je dis pour de vrai : Tout ce que tu te proposes dans ta visée ( et ) qui n’est pas Dieu en lui-même, si bon cela puisse être, c’est pour toi un obstacle à la vérité la plus haute. Eckhart: Sermon 16 b
J’ai dit parfois : Qui cherche Dieu et cherche quelque chose avec Dieu, celui-là ne trouve pas Dieu ; mais qui cherche uniquement Dieu, en vérité, il trouve Dieu, et ne trouve Dieu jamais seulement, car tout ce que Dieu peut offrir, il le trouve avec Dieu. Si tu cherches, et si tu cherches Dieu pour ton propre avantage ou pour ta propre béatitude, en vérité tu ne cherches pas Dieu. C’est pourquoi il dit que les vrais adorateurs adorent le Père, et il le dit à juste titre. Un homme de bien, celui qui lui dirait : « Pourquoi cherches-tu Dieu ? » – « Parce qu’il est Dieu » ; « Pourquoi cherches-tu la vérité ? » – « Parce que c’est la vérité » ; « Pourquoi cherches-tu la justice ? » – « Parce que c’est la justice » : ces gens sont tout à fait comme il faut. Toutes les choses qui sont dans le temps ont un pourquoi. Si tu demandais à un homme : « Pourquoi manges-tu ? » – « Pour avoir de la force » ; « Pourquoi dors-tu ? » – « Pour la même chose » ; et ainsi sont toutes les choses qui sont dans le temps. Mais un homme de bien qui lui demanderait : « Pourquoi aimes-tu Dieu ? » – « Je ne sais pas, pour Dieu » ; « Pourquoi aimes-tu la vérité ? » – « Pour la vérité » ; « Pourquoi aimes-tu la justice ? » – « Pour la justice » ; « Pourquoi aimes-tu la bonté ? » – « Pour la bonté » ; « Pourquoi vis-tu ? » – « Pour de vrai, je ne sais ! J’aime vivre ». Eckhart: Sermon 26