artisan (Orígenes)

Cette matière donc est si considérable et de telle nature qu’elle peut suffire à tous les corps du monde, à qui Dieu a voulu donner l’existence, et le créateur s’en sert pour fabriquer toutes les formes et espèces qu’il veut, lorsqu’elle reçoit les qualités qu’il a voulu lui imposer; je ne sais comment tant de grands hommes ont pensé qu’elle était incréée, c’est-à-dire qu’elle n’a pas été faite par le Dieu créateur de l’univers, et comment ils ont estimé que sa nature et son action étaient le produit du hasard. Je m’étonne que ces gens-là blâment ceux qui nient que Dieu soit le créateur et la providence de cet univers, qu’ils les accusent de pensées impies, parce qu’ils tiennent que le grand ouvrage du monde dure sans artisan et sans personne qui y pourvoie, alors qu’ils encourent eux-mêmes une accusation semblable d’impiété quand ils disent que la matière est incréée et coéternelle au Dieu incréé. Si nous suivons leur raisonnement et supposons par exemple que la matière n’a pas existé – comme ils l’affirment en disant que Dieu ne pouvait rien faire si rien n’était -, sans aucun doute Dieu aurait été oisif, n’ayant pas de matière pour pouvoir travailler, une matière qu’ils ne pensent pas être l’effet de sa providence, mais le produit du hasard ; et ils croient que ce qui se serait produit par hasard pourrait suffire à l’importance d’un si grand ouvrage et à la force de sa puissance, et que par l’art de sa sagesse cette matière pourrait être différenciée et ordonnée pour former un monde. Cela me semble tout à fait absurde et le propre d’hommes qui ignorent tout de la puissance et de l’intelligence de la nature incréée. Mais pour pouvoir considérer avec plus de soin ce qu’il en est, qu’on nous accorde provisoirement que la matière n’existait pas et que Dieu, alors que rien n’existait, a donné l’existence à ce qu’il a voulu. Que faut-il penser ? Que cette matière que devait faire Dieu, qu’il amenait à l’existence par sa puissance et sa sagesse, afin que soit ce qui avant n’était pas, ait été meilleure, supérieure, d’un autre genre, que celle que ces gens-là appellent incréée, ou au contraire inférieure et plus mauvaise, ou bien semblable et identique ? Et je pense que n’importe qui comprendra que ni une matière meilleure ni une matière pire n’aurait pu recevoir les formes et les espèces de ce monde, si elle n’avait pas été pareille à celle qui les a reçues. Ne paraîtra-t-il pas impie de dire incréé ce qui, si on le croit créé par Dieu, sera trouvé sans aucun doute pareil à ce qui est dit incréé ? Pour appuyer notre foi sur ce point sur l’autorité des Écritures, voici comment dans les Livres des Macchabées, quand la mère des sept martyrs exhorte un de ses fils à supporter les supplices, cette doctrine est confirmée : Je te prie, mon fils, regarde vers le ciel, la terre et tout ce qu’ils contiennent, et à cette vue sache que Dieu a fait tout cela alors que cela n’existait pas. Et dans le Livre du Pasteur, au premier précepte, il est dit : Crois d’abord qu’il y a un seul Dieu qui a tout créé et disposé: à partir du néant il a donné l’existence à l’univers. Cela n’est pas sans rapport avec ce qui est dit dans les Psaumes : Il dit et tout fut fait; il commanda et tout fut créé. Ces paroles : Il dit et tout fut fait, paraissent s’appliquer à la substance de ce qui est; le reste : Il commanda et tout fut créé, aux qualités qui ont donné sa forme à la substance. Livre II: Troisième traité (II, 1-3): « Le monde et les créatures qui s’y trouvent »

Après les exposés que nous avons faits au début du livre sur le Père, le Fils et le Saint Esprit, selon que le demandait le sujet, il nous a paru bon de revenir sur ces points et de montrer que le même Dieu est le créateur et artisan du monde et le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, c’est-à-dire que le Dieu de la loi et des prophètes et celui des l’Évangiles sont un seul et même Dieu ; ensuite il a fallu indiquer au sujet du Christ que celui qui avait été désigné plus haut comme la Parole et la Sagesse de Dieu a été fait dans la suite comme un homme ; il nous reste à revenir, le plus brièvement possible, sur le Saint Esprit. Livre II: Troisième traité (II, 7): Section unique

Mais si ces promesses ne paraissent guère aptes à susciter dans les intelligences de ceux qui espèrent en elles un désir adéquat, demandons-nous, en nous répétant un peu, dans quelle mesure est naturel et inséré dans l’âme le désir de la réalité elle-même, pour décrire enfin en quelque sorte, par la voie de l’interprétation spirituelle, la forme de ce pain de vie, la qualité de ce vin et la caractéristique des Principautés. De même que dans les métiers manuels la pensée donne l’idée de l’oeuvre, indiquant ce qui est à faire, comment le faire et pour quels usages le faire, puis l’exécution a lieu par le moyen des mains, de même, en ce qui concerne les oeuvres de Dieu, qui ont été faites par lui, il faut penser que l’idée et la compréhension de ce qu’il a fait et que nous voyons restent cachées. Quand nous contemplons de nos yeux des objets fabriqués par un artisan, si l’un d’eux nous paraît particulièrement bien fait, aussitôt nous désirons ardemment apprendre de quelle façon, comment et pour quels usages il a été fait : bien plus et sans comparaison possible nous brûlons du désir ineffable de connaître la raison des oeuvres de Dieu que nous voyons. Ce désir, cet amour, nous croyons que sans aucun doute ils ont été mis en nous par Dieu. Comme l’oeil recherche par nature la lumière et la vision, comme notre corps désire par nature nourriture et boisson, de même notre intelligence porte en elle un désir qui lui est propre et naturel de connaître la vérité divine et les causes des choses. Ce désir nous ne l’avons pas reçu de Dieu pour qu’il ne doive ni ne puisse jamais recevoir de satisfaction : autrement c’est en vain que l’amour de la vérité semblerait avoir été mis dans notre intelligence par le Dieu créateur, s’il ne pouvait jamais obtenir ce qu’il désire. C’est pourquoi ceux qui, même en cette vie, se sont mis à étudier, au prix d’un grand labeur, la piété et la religion, ne comprennent, certes, que peu de choses des trésors nombreux et immenses de la connaissance divine, mais cependant, par le fait même d’occuper à cela leur entendement et leur intelligence et de progresser dans ce désir, ils en reçoivent beaucoup d’utilité, parce qu’ils se sont tournés vers le goût et l’amour de la recherche de la vérité et qu’ils se sont rendus plus disposés à recevoir l’instruction future. Ainsi, lorsqu’on veut peindre une image, avant de tracer les lignes de la forme à venir, on en dessine l’esquisse d’un trait léger et on prépare les indications aptes à recevoir les visages qui seront peints par-dessus : il est clair que la figure ébauchée par l’esquisse sera davantage susceptible de recevoir les vraies couleurs. Cela vaut aussi pour la connaissance de la vérité, si dans ce cas l’esquisse et l’ébauche elles-mêmes sont dessinées sur les tablettes de notre coeur par le stylet de notre Seigneur Jésus-Christ. Pour cela il est dit peut-être : A celui qui a on donnera et on ajoutera ?. Il est donc clair qu’à ceux qui ont déjà en cette vie une certaine ébauche de la vérité et de la connaissance, sera ajoutée dans le futur la beauté de l’image parfaite. Livre II: Cinquième traité (II, 10-11): Troisième section

Je pense qu’il ne faut certes pas passer sous silence comme inutile le fait que l’Écriture sainte ait appelé la création du monde d’un nom nouveau et précis parlant de katabolè du monde. Ce mot a été traduit assez improprement en latin par constitution du monde : mais katabolè en grec signifie plutôt l’action de jeter bas, c’est-à-dire de jeter vers le bas : on l’a traduit en latin improprement, comme nous l’avons dit, par constitution du monde. C’est ainsi que, dans l’Évangile selon Jean, le Sauveur dit : Il y aura ces jours-là une tribulation telle qu’il n’y en a pas eu de semblable depuis la constitution du monde: ici constitution représente katabolè qu’il faut entendre comme nous l’avons exposé plus haut. L’Apôtre dans son Épître aux Ephésiens a utilisé la même parole : Celui qui nous a choisis avant la constitution du monde; ici aussi constitution du monde traduit katabolè, à comprendre dans le même sens que nous avons exposé plus haut. Il vaut la peine, semble-t-il, de chercher ce qui est signifié par cette expression nouvelle. Je pense que, puisque la fin et la consommation des saints s’accompliront dans les réalités qu’on ne voit pas et qui sont éternelles, d’une réflexion sur cette fin on peut déduire, selon le principe que nous avons fréquemment exposé plus haut, que les créatures raisonnables ont eu un commencement semblable. Et si le commencement qu’elles ont eu est pareil à la fin qu’elles espèrent, elles furent déjà sans aucun doute, dès le début, dans les réalités qu’on ne voit pas et qui sont éternelles. S’il en est ainsi, sont descendues de haut en bas non seulement les âmes qui l’ont mérité par leurs mouvements divers, mais encore celles qui pour servir ce monde ont été menées, bien que ne le voulant pas, de ces réalités-là, supérieures et invisibles, à ces réalités-ci, inférieures et visibles. A la vanité en effet la création est soumise, sans qu’elle le veuille, mais à cause de celui qui l’a soumise, dans l’espoir, afin que le soleil, la lune, les étoiles et les anges de Dieu accomplissent leur ministère envers le monde : pour ces âmes qui, à cause des trop grandes défaillances de leurs intelligences, eurent besoin de ces corps plus épais et plus solides, et en vue de ceux à qui cela était nécessaire, ce monde visible a été institué. A cause de cela, par la signification de ce mot katabolè est indiquée la descente de tous ensemble du haut en bas. Certes toute la création porte en elle l’espoir de la liberté, afin d’être libérée de la servitude de la corruption, lorsque les fils de Dieu, qui sont tombés ou ont été dispersés, seront rassemblés dans l’unité, ou lorsqu’ils auront accompli dans ce monde toutes les autres missions que connaît seul Dieu, artisan de l’univers. Il faut donc penser que le monde a été fait avec la nature et la grandeur nécessaire pour pouvoir contenir toutes les âmes qui ont été placées en ce monde pour s’y exercer ou toutes les puissances qui sont prêtes à les assister, les gouverner et les aider. De nombreuses preuves démontrent que toutes les créatures raisonnables ont une seule nature : cela est nécessaire pour défendre la justice de Dieu dans tous les actes par lesquels il les gouverne, puisque chacune a en elle-même les causes qui l’ont mise dans telle ou telle condition de vie. Livre III: Huitième traité (III, 5-6): Première section

Tout ce raisonnement suppose que Dieu a créé deux natures générales : une nature visible, c’est-à-dire corporelle, et une nature invisible qui est incorporelle. Mais ces deux natures reçoivent des mutations diverses. L’invisible, qui est raisonnable, change de mentalité et de propos par le fait qu’elle est douée de libre arbitre ; à cause de cela elle se trouve tantôt dans le bien tantôt dans son contraire. Mais la nature corporelle reçoit une mutation dans sa substance : c’est pourquoi, quelle que soit la chose dans laquelle veuille la façonner, la travailler ou la remanier l’artisan de toutes choses, Dieu, la matière lui est disponible en tout, il peut donc la transmuer et la transformer en n’importe quelle forme ou apparence, selon ce que demandent les mérites des choses. Cela est exprimé clairement par le prophète : Dieu, dit-il, qui a fait toutes choses et les transforme. Livre III: Huitième traité (III, 5-6): Seconde section