Lors donc que ce temple se trouve vide de tous obstacles que sont attachement au moi propre et ignorance, alors il reluit de façon si belle et brille de façon si limpide et claire, par-delà tout ce que Dieu a créé et à travers tout ce que Dieu a créé, que personne ne peut l’égaler en éclat, si ce n’est le Dieu incréé seul. Et en juste vérité, à ce temple personne non plus n’est égal, si ce n’est le Dieu incréé seul. Tout ce qui est au-dessous des anges, cela ne s’égale en rien de rien à ce temple. Les anges les plus élevés eux-mêmes égalent quelque peu ce temple de l’âme noble, mais pas pleinement. Qu’ils soient égaux à l’âme en quelque mesure, c’est en connaissance et en amour. Cependant un but leur est fixé ; ils ne peuvent l’outrepasser. L’âme le peut certes assurément. Une âme se trouverait-elle égale à l’ange le plus élevé, ( l’âme ) de l’homme qui vivrait encore dans le temps, l’homme pourrait néanmoins, dans sa libre capacité, parvenir incomparablement plus haut au-dessus de l’ange, à nouveau, à tout maintenant, sans nombre, c’est-à-dire sans mode et au-dessus du mode des anges et de tout intellect créé. Et Dieu est seul libre et incréé, et c’est pourquoi lui seul lui est égal ( = est égal à l’âme ) quant à la liberté, et non quant au caractère-incréé, car elle est créée. Lorsque l’âme parvient à la lumière sans mélange, elle se précipite dans son néant de néant, si loin de quelque chose créé, dans ce néant de néant, qu’elle n’est aucunement en mesure de revenir, de par sa force, dans son quelque chose créé. Et Dieu, par son caractère-incréé, soutient son néant de néant et maintient l’âme dans son quelque chose de quelque chose. L’âme a couru le risque d’en venir au néant et ne peut non plus par elle-même atteindre à elle-même, si loin de soi elle est allée, et ( cela ) avant que Dieu ne l’ait soutenue. Il faut de nécessité qu’il en soit ainsi. Car, ainsi que j’ai dit plus haut : Jésus était entré dans le temple et avait jeté dehors ceux qui là achetaient et vendaient, et se mit à dire aux autres : « Enlevez-moi ça ! », et ils l’enlevèrent. Voyez, il n’y avait là plus personne que Jésus seul, et ( il ) se mit à parler dans le temple. Voyez, tenez-le pour vrai : quelqu’un d’autre que Jésus seul veut-il discourir dans le temple, c’est-à-dire dans l’âme, alors Jésus se tait, comme s’il n’était pas chez lui, et il n’est certes pas chez lui dans l’âme quand elle a des hôtes étrangers avec lesquels elle s’entretient. Mais Jésus doit-il discourir dans l’âme, alors il faut qu’elle soit seule et il faut qu’elle-même se taise, si elle doit entendre Jésus discourir. Ah, il entre alors et commence à parler. Que dit le Seigneur Jésus ? Il dit ce qu’il est. Qu’est-il donc ? Il est une Parole du Père. Dans cette même Parole le Père se dit soi-même et toute la nature divine et toute ce que Dieu est, tel aussi qu’il la connaît ( = la Parole ), et il la connaît telle qu’elle est. Et parce qu’il est parfait dans sa connaissance et dans sa puissance, de là il est également parfait dans son dire. En disant la Parole, il se dit et ( dit ) toutes choses dans une autre Personne, et lui donne la même nature qu’il a lui-même, et dit dans la même Parole tous les esprits doués d’intellect, égaux à cette même Parole selon l’image, en tant qu’elle demeure à l’intérieur, ( mais ) selon qu’elle luit au dehors, en tant que tout un chacun est près de lui-même, non égaux en toute manière à cette même Parole, plutôt : ils ont reçu la capacité de recevoir égalité par grâce de cette même Parole ; et cette même Parole, telle qu’elle est en elle-même, le Père l’a dite toute, la Parole et toute ce qui est dans cette Parole. Eckhart: Sermon 1
Le second sens est : procure ton avantage en toutes choses ! c’est-à-dire : « Aime Dieu par-dessus toutes choses et ton prochain comme toi-même ! », et c’est là un commandement de Dieu. Mais je dis que ce n’est pas seulement un commandement, plutôt : c’est aussi ce que Dieu a donné et ce que Dieu a promis de donner. Et si tu aimes cent marks davantage en toi qu’en un autre, c’est un tort. Si tu aimes un homme plus que les autres, c’est un tort ; et aimes-tu ton père et ta mère et toi-même plus qu’un autre homme, c’est un tort ; et si tu aimes plus la béatitude en toi qu’en un autre, c’est un tort. « A Dieu ne plaise ! Que dites-vous ? Ne dois-je pas aimer la béatitude en moi plus qu’en un autre ? » Il se trouve bien des gens instruits qui ne comprennent pas cela, et estiment que c’est bien difficile ; mais ce n’est pas difficile, c’est tout à fait facile. Je te montrerai que ce n’est pas difficile. Voyez, la nature poursuit ( deux visées ) dans la mesure où un membre quelconque opère en l’homme. La première visée qu’il ( = le membre ) vise dans ses oeuvres, c’est qu’il serve pleinement le corps et en outre chaque membre de façon particulière comme lui-même et pas moins qu’en lui-même, et qu’il ne se vise pas soi-même davantage dans ses oeuvres qu’un autre membre. Bien plus encore doit-il en être ainsi de la grâce. Dieu doit être une règle et un fondement de ton amour. La visée première de ton amour doit être nûment vers Dieu et en outre vers ton prochain comme toi-même et pas moins que toi-même. Et si tu aimes la béatitude davantage en toi qu’en un autre, alors tu t’aimes toi-même ; là où tu t’aimes, là Dieu n’est pas nûment ton amour et c’est alors un tort. Car si tu aimes la béatitude sans saint Pierre et dans saint Paul autant qu’en toi-même, tu possèdes la même béatitude qu’ils ont eux aussi. Et si tu aimes la béatitude dans les anges autant qu’en toi, et si tu aimes la béatitude en Notre Dame autant qu’en toi, tu jouis proprement de la même béatitude qu’elle-même : elle est tienne aussi proprement qu’à elle. C’est pourquoi l’on dit dans le Livre de la Sagesse : « Il l’a fait égal à ses saints. » Eckhart: Sermon 30
Il est encore un autre sens, notez-le avec zèle ! Il dit « Tout don. » Ce qui est le meilleur et le plus haut, ce sont les dons au sens propre et au sens le plus propre de tous. Dieu ne donne rien aussi volontiers que de grands dons. J’ai dit une fois en ce lieu que Dieu pardonne même plus volontiers de grands péchés que des petits. Et plus ils sont grands, plus volontiers il les pardonne et plus vite. Et il en est tout à fait ainsi en ce qui concerne grâce et don et vertu : plus ils sont grands, plus volontiers il les donne ; car sa nature tient en ce qu’il donne de grandes choses. Et c’est pourquoi meilleures sont les choses plus il y en a. Les créatures les plus nobles, ce sont les anges, et ils sont pleinement doués d’intellect et n’ont pas de corporéité en eux, et ils sont les plus nombreux de tous et il en est plus que le nombre de toutes choses corporelles. Ce sont les grandes choses qui s’appellent à proprement parler dons, et qui lui sont les plus propres et les plus intimes. Eckhart: Sermon 4
Un maître dit : Lorsque je pense au fait que notre nature est élevée au-dessus des créatures et siège au ciel au-dessus des anges et se trouve adorée par eux, il me faut me réjouir pleinement dans mon coeur, car Jésus Christ on aimable seigneur m’a donné en propre tout ce qu’il a en lui. Il dit aussi que le Père, à propos de tout ce qu’il a jamais donné à son Fils Jésus Christ dans la nature humaine, m’a considéré plutôt que lui et m’a davantage aimé que lui et m’a donné plutôt qu’à lui : comment donc ? Il lui a donné à cause de moi, parce que ce m’était nécessaire. C’est pourquoi, ce qu’il lui a donné, en cela c’est moi qu’il visait, et il me l’a donné aussi bien qu’à lui ; je n’excepte rien, ni union ni sainteté de la déité ni quoi que ce soit. Tout ce qui jamais il lui donna dans la nature humaine, cela ne m’est pas plus étranger ni plus lointain qu’à lui. Car Dieu ne peut donner peu de chose ; ou bien il lui faut donner pleinement, ou bien ne rien donner du tout. Son don est pleinement simple et parfait, sans partage et non dans le temps, totalement dans l’éternité, et soyez-en aussi sûrs que du fait que je vis : si donc nous devons recevoir de lui, il nous faut être dans l’éternité, élevés au-dessus du temps. Dans l’éternité, toutes choses sont présentes. Ce qui est au-dessus de moi, cela m’est aussi proche et aussi présent que ce qui est près de moi ; et c’est là que nous devons recevoir ce que nous devons avoir de par Dieu. Dieu ne connaît rien qui soit en dehors de lui, mais son oeil est seulement tourné vers lui-même. Ce qu’il voit, il le voit totalement dans lui. C’est pourquoi Dieu ne nous voit pas lorsque nous sommes dans le péché. C’est pourquoi autant nous sommes en lui, autant Dieu nous connaît, ce qui veut dire : autant nous sommes sans péché. Et toutes les oeuvres que Notre Seigneur a jamais opérées, il me les a si bien données en propre qu’elles ne me sont pas moins méritoires que les oeuvres que j’opère. Puisqu’à nous tous est propre de façon égale sa noblesse, et ( qu’elle ) est proche de façon égale de moi comme de lui, pourquoi ne la recevons pas de façon égale ? Ah entendez-le ! Qui veut venir à cette largesse, en sorte qu’il reçoive de façon égale ce bien et la nature humaine commune et également proche de tous les hommes, pour autant que dans la nature humaine il n’est plus alors rien d’étranger ni de lointain ni de proche, alors il faut aussi de nécessité que tu sois de façon égale dans la communauté humaine, n’étant pas plus proche de toi-même que d’un autre. Tu dois aimer tous les hommes à égalité avec toi, les estimer et les tenir à égalité ; ce qui arrive à un autre, que ce soi mal ou bien, cela doit être pour toi comme si cela t’arrivait. Eckhart: Sermon 5 a
Voici maintenant le second sens : « Il l’envoya dans le monde ». Or nous devons entendre ( par là ) le monde immense que contemplent les anges. Comment devons-nous être ? Nous devons, avec tout notre amour et tout notre désir, être là, comme le dit Saint Augustin : Ce que l’homme aime, il le devient dans l’amour. Devons-nous dire alors : lorsque l’homme aime Dieu, il devient Dieu ? Voilà qui sonne comme de l’incroyance. L’amour qu’un homme donne, là ils ne sont pas deux, plutôt un et union, et dans l’amour je suis plus Dieu que je ne suis en moi-même. Le prophète dit : « J’ai dit, vous êtes des dieux et enfants du Très-Haut. » Cela sonne de façon merveilleuse que l’homme que l’homme puisse ainsi devenir Dieu dans l’amour ; pourtant cela est vrai dans la vérité éternelle. Notre Seigneur Jésus Christ l’atteste. Eckhart: Sermon 5 a
« Il l’envoya dans le monde ». Mundus, en une certaine acception, veut dire « pur ». Notez-le ! Dieu n’a d’autre lieu propre qu’un coeur pur et une âme pure ; là Dieu engendre son Fils comme il l’engendre dans l’éternité, ni plus ni moins. Qu’est-ce qu’un coeur pur ? Est pur ce qui est séparé et détaché de toutes créatures, car toutes les créatures souillent, parce qu’elles sont néant ; car le néant est un défaut et souille l’âme. Toutes les créatures sont un pur néant ; ni anges ni créatures ne sont quelque chose. Elles ont tout en tout et souillent, car elles sont faites de néant. Si je mettais un charbon incandescent dans ma main, cela me ferait mal. Voilà qui est seulement à cause du néant, et serions-nous dépris du néant, nous ne serions pas impurs. Eckhart: Sermon 5 a
Maintenant : « Nous vivons en lui » avec lui. Il n’est rien que l’on désire autant que la vie. Qu’est-ce que ma vie ? Ce qui, de l’intérieur, se trouve mû par lui-même. Cela ne vit pas qui se trouve mû de l’extérieur. Si donc nous vivons avec lui, il nous faut aussi coopérer de l’intérieur en lui, de sorte que nous n’opérions pas de l’extérieur ; mais nous devons nous trouver mus à partir de ce qui nous fait vivre, c’est-à-dire : par lui. Nous pouvons et il nous faut opérer à partir de ce qui nous est propre, de l’intérieur. Devons-nous alors vivre en lui ou par lui, il doit être ce qui est notre propre, et nous devons opérer à partir de ce qui nous est propre ; tout comme Dieu opère toutes choses à partir de ce qui lui est propre et par soi-même, ainsi devons-nous opérer à partir du propre qu’il est en nous. Il est tout à fait notre propre et toutes choses sont notre propre en lui. Tout ce que tous les anges et tous les saints ont ainsi que Notre Dame, ce m'( est ) propre en lui et ce m’est pas plus étranger ni plus lointain que ce que j’ai moi-même. Toutes choses me sont également propres en lui ; et si nous devons en venir à ce propre du propre, en sorte que toutes choses soient notre propre, il nous faut le prendre de façon égale en toutes choses, pas plus en l’une qu’en l’autre, car il est de façon égale en toutes choses. Eckhart: Sermon 5 a
S’il se trouvait maintenant un riche monarque qui ait une fille belle, s’il la donnait au fils d’un homme pauvre, tous ceux qui appartiendraient à cette famille s’en trouveraient élevés et honorés. Or un maître dit : Dieu est devenu homme, par là est élevé et honoré tout le genre humain. Nous pouvons bien nous réjouir de ce que le Christ, notre frère, se soit élevé de par sa propre puissance au-dessus de tous les choeurs des anges et siège à la droite du Père. Ce maître a bien parlé ; mais au vrai, je n’en ferais pas grand cas. Que me servirait d’avoir un frère qui serait un homme riche alors que je serais un homme pauvre ? Que me servirait d’avoir un frère qui serait un homme sage alors que je serais un insensé ? Eckhart: Sermon 5 b
« Les justes vivront ». Qui sont les justes ? Un écrit dit : « Celui-là est juste qui donne à chacun ce qui est sien. » Ceux qui donnent à Dieu ce qui est sien, et aux saints et aux anges ce qui est leur, et au prochain ce qui est sien. Eckhart: Sermon 6
On doit donner joie aux anges et aux saints. Ah, merveille au-delà de toute merveille ! Un homme dans cette vie, peut-il donner joie à ceux qui sont la vie éternelle ? Oui, pour de vrai ! Chaque saint a si grand plaisir et joie si inexprimable de chaque oeuvre bonne, d’une volonté bonne ou d’un désir ils ont si grande joie qu’aucune bouche ne peut l’exprimer, et qu’aucun coeur ne peut imaginer quelle grande joie ils ont de là ! Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu’ils aiment Dieu de façon tellement démesurée et l’aiment d’un amour si vrai que son honneur leur est plus cher que leur béatitude. Pas seulement les saints ni les anges, plus : Dieu lui-même a si grand plaisir de là, exactement comme si c’était sa béatitude, et son être tient à cela et sa satisfaction et son plaisir. Ah, notez-le maintenant ! Si nous ne voulons servir Dieu pour aucune autre raison que la grande joie qu’ont en cela ceux qui sont dans la vie éternelle, et Dieu lui-même, nous devrions le faire volontiers et avec tout ( notre ) zèle. Eckhart: Sermon 6
Un maître dit : L’oeuvre la plus haute que Dieu opéra jamais en toutes les créatures, c’est la miséricorde. Le plus secret et le plus caché, même ce que jamais il opéra dans les anges, cela se trouve transposé dans la miséricorde, l’oeucre de miséricorde, telle qu’elle est en elle-même et telle qu’elle est en Dieu. Quoi que Dieu opère, la première irruption de Dieu est miséricorde, non à la manière dont il pardonne à l’homme son péché et où un homme a miséricorde de l’autre ; plutôt veut-il dire : L’oeuvre la plus haute que Dieu opère est la miséricorde. Un maître dit : L’oeuvre de miséricorde est si apparentée à Dieu ( que ), même si vérité, richesse et bonté sont des noms de Dieu, une chose le nomme davantage que l’autre. L’oeuvre la plus haute de Dieu est miséricorde, et veut dire que Dieu établit l’âme dans le plus élevé et le plus limpide qu’elle puisse recevoir, dans la vastitude, dans la mer, dans une mer sans fond. C’est pourquoi le prophète dit : « Seigneur, du peuple qui est en toi, aie pitié. » Eckhart: Sermon 7
L’ange, s’il se tournait vers les créatures pour les connaître, il ferait nuit. Saint Augustin dit : Lorsque les anges connaissent les créatures sans Dieu, c’est une lumière vespérale ; mais lorsqu’ils connaissent les créatures en Dieu, c’est une lumière matutinale. Qu’ils connaissent Dieu tel que seul il est en lui-même être, c’est le midi lumineux. Je dis : C’est cela que l’homme devrait comprendre et connaître, que l’être est si noble. Il n’est aucune créature si misérable qu’elle ne désire l’être. Les chenilles, lorsqu’elles tombent des arbres, rampent le long du mur pour conserver leur être. Si noble est l’être. Nous exaltons en Dieu le mourir, pour qu’il nous mette dans un être qui est meilleur qu’une vie : un être ou notre vie vive à l’intérieur, où notre vie devienne un être. L’homme doit se livrer volontiers à la mort et mourir pour que lui advienne un être meilleur. Eckhart: Sermon 8
Saint Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit. » Or personne ne parvient au Père si ce n’est pas le Fils. Qui voit le Père voit le Fils, et le Saint Esprit est leur amour à tous deux. L’âme est si simple en elle-même qu’elle ne peut percevoir en elle que la présence d’une ( seule ) image. Lorsqu’elle perçoit l’image de la pierre, elle ne perçoit pas l’image de l’ange, et lorsqu’elle perçoit l’image de l’ange elle n’en perçoit aucune autre ; et l’image même qu’elle perçoit, il lui faut l’aimer dans la présence. Percevrait-elle mille anges, que cela serait autant que deux anges, et elle n’en percevrait pourtant pas plus qu’un ( seul ). Or l’homme doit s’unifier en lui-même. Maintenant saint Paul dit : « Etes-vous libérés de vos péchés que vous êtes devenus serviteurs de Dieu. » Le Fils unique nous a libérés de nos péchés. Or Notre Seigneur dit de façon plus précise que saint Paul : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés mes amis. » « Le serviteur ne sait pas la volonté de son maître », mais l’ami sait tout ce que sait son ami. « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, cela je vous l’ai annoncé », et tout ce que sait mon Père je le sais, et toute ce que je sais vous le savez ; car moi et mon Père avons un seul esprit. L’homme qui maintenant sait tout ce que Dieu sait, celui-là est un homme qui-sait-Dieu. Cet homme saisit Dieu dans sa propriété même et dans son unité même et dans sa présence même et dans sa vérité même ; pour cet homme tout est rectifié. Mais pour l’homme qui n’est pas accoutumé aux choses intérieures, il ne sait pas ce qu’est Dieu. Comme un homme qui a du vin dans sa cave et n’en aurait bu ni goûté ne sait pas qu’il est bon. Il en est de même des gens qui vivent dans l’ignorance : ils ne savent pas ce qu’est Dieu et ils croient et s’imaginent vivre. Ce savoir n’est pas de Dieu. Il faut qu’un homme ait un savoir limpide clair de la vérité divine. L’homme qui a une visée droite dans toutes ses oeuvres, pour lui, le principe de sa visée est Dieu, et l’oeuvre de cette visée est lui-même ( = Dieu ) et est de nature divine limpide et s’achève dans la nature divine en lui-même. Eckhart: Sermon 10
Dieu donne à toutes choses également, et telles qu’elles fluent de Dieu, ainsi sont-elles égales ; oui, anges et hommes et toutes créatures fluent de Dieu égales dans leur première effusion. Qui maintenant prendrait ces choses dans leur première effusion, celui-là prendrait toutes choses égales. Sont-elles donc égales dans le temps, en Dieu et dans l’éternité elles sont bien plus égales. Qui prend une mouche en Dieu, celle-ci est plus noble en Dieu que ne l’est l’ange le plus élevé en lui-même. Or toutes choses sont égales en Dieu et sont Dieu même. Ici Dieu a tant de plaisir dans cette égalité que toute sa nature et son être il les épanche pleinement dans cette égalité en lui-même. Cela lui est plaisir ; de même manière que celui qui fait courir un cheval dans une verte lande qui serait totalement plane et égale, il serait de la nature du cheval de s’épancher pleinement de toute sa force en bondissant dans la lande, ce lui serait plaisir et serai sa nature Pareillement est-ce plaisir et satisfaction pour Dieu lorsqu’il trouve égalité. Ce lui est plaisir que sa nature et son être se répandent pleinement dans l’égalité, car il est lui-même l’égalité. Eckhart: Sermon 12
Il est maintenant une question à propos des anges, à savoir si les anges qui habitent ici-bas avec nous et nous servent et nous protègent, s’ils ont en quelque façon une égalité moindre dans leur joie que ceux qui sont dans l’éternité, où s’ils se trouvent en quelque façon entravés par les oeuvres, du fait qu’ils nous protègent et nous servent. Je dis : Pas du tout. Leur joie n’est pas pour autant moindre ni leur égalité : car l’oeuvre de l’ange est la volonté de Dieu, et la volonté de Dieu est l’oeuvre de l’ange ; c’est pourquoi il n’est pas entravé en sa joie ni en son égalité ni en ses oeuvres. Dieu commanderait-il à l’ange de monter sur un arbre et lui commanderait-il d’ôter les chenilles, et se serait sa béatitude et serait la volonté de Dieu. Eckhart: Sermon 12
J’ai dit à Paris, à l’Ecole, que toutes choses doivent se trouver accomplies en l’homme juste humble. Le soleil correspond à Dieu. Le plus élevé dans son insondable déité répond à ce qu’il y a de plus bas dans la profondeur de l’humilité. L’homme vraiment humble ne doit pas prier Dieu, il peut commander à Dieu, car la hauteur de la déité ne jette le regard sur rien d’autre que la profondeur de l’humilité, ainsi que je l’ai dit au ( monastère ) des Saints-Macchabées. L’homme humble et Dieu sont Un ; l’homme humble est aussi puissant sur Dieu qu’il l’est sur lui-même, et tout ce qui appartient à tous les anges, cela appartient en propre à l’homme humble ; que Dieu opère, cela l’homme humble l’opère, et ce qu’est Dieu il l’est : une ( seule ) vie et un ( seul ) être ; et c’est pourquoi notre aimable Seigneur dit : « Apprenez de moi que je suis doux et de coeur humble. » Eckhart: Sermon 14
Le soleil correspond à Dieu : la partie la plus élevée de sa profondeur sans fond répond à ce qui est le plus bas dans la profondeur de l’humilité. Oui, l’homme humble n’a pas besoin de le prier pour cela, mais il peut certes lui commander. Car la hauteur de la déité ne peut rien prendre en considération que dans la profondeur de l’humilité ; car l’homme humble et Dieu sont un et non pas deux. Cet homme humble est aussi puissant sur Dieu qu’il ( = Dieu ) est puissant sur soi-même ; et tout le bien qui est en tous les anges et en tous les saints, tout cela est son propre, comme c’est le propre de Dieu. Dieu et cet homme humble sont pleinement un et non pas deux ; car ce que Dieu opère il l’opère aussi, et ce que Dieu veut il le veut aussi : une ( seule ) vie et un ( seul ) être. Oui, de par Dieu : cet homme serait-il en enfer, il faudrait que Dieu aille à lui en enfer, et il faudrait que l’enfer lui soit un royaume céleste. Il lui faut faire cela de nécessité, il serait contraint à ce qu’il lui faille le faire ; car alors cet homme est être divin, et être divin est cet homme. Car ici advient, de par l’unité de Dieu et de l’homme humble, le baiser. Car la vertu qui là s’appelle humilité est une racine dans le fond de la déité et elle est plantée, de sorte qu’elle ait uniquement son être dans le Un éternel et nulle par ailleurs. J’ai dit à Paris, à l’Ecole, que toutes choses devraient se trouver accomplies dans l’homme vraiment humble. Et c’est pourquoi je dis qu’à l’homme vraiment humble rien ne peut être préjudiciable ni peut l’induire en erreur. Car il n’est aucune chose qui ne fuie ce qui pourrait le réduire à néant. Cela, toutes les choses créées le fuient, car elles ne sont rien de rien en elles-mêmes. Et c’est pourquoi l’homme humble fuit tout ce qui peut l’induire en erreur à propos de Dieu. C’est pourquoi je fuis le charbon ( ardent ), car il voudrait me réduire à néant, car il voudrait me dérober mon être. Eckhart: Sermon 15
Et ( il ) dit : « Un homme sortit. » Aristote entreprit un livre et voulut ( y ) parler de toutes choses. Or notez ce qu’Aristote dit cet homme. Homo, cela signifie un homme a qui a été conférée une forme, et ( elle ) lui donne être et vie en commun avec toutes créatures, avec celles qui sont douées de raison et avec celles qui ne sont pas douées de raison, ( il est privé de raison ) avec toutes les créatures corporelles et doué de raison avec les anges. Et il dit : De même que toutes les créatures avec images et formes sont intellectuellement comprises par les anges, et les anges connaissent intellectuellement chaque chose dans sa différence – en quoi l’ange a si grand plaisir que ce serait une merveille pour ceux qui ne l’ont pas éprouvé et qui ne l’auraient pas goûté : de même l’homme entend intellectuellement image et forme de toute créature dans sa différence. Ce qu’Aristote mit à l’actif de l’homme, c’est que l’homme est un homme en ce qu’il entend toute image et forme ; c’est pour cela qu’un homme est un homme. Et c’était l’explication suprême par quoi Aristote pouvait expliquer un homme. Eckhart: Sermon 15
Or je dis : Comment peut-il se faire que détachement de l’entendement, sans forme ni image en lui-même, entende toutes choses sans se tourner vers l’extérieur ni transformation de soi-même ? Je dis, cela vient de la simplicité ; car plus limpidement ( et ) simplement l’homme est ( détaché ) de lui-même et dans lui-même, plus simplement entend-il toute multiplicité en lui-même et demeure-t-il invariable dans lui-même. Boèce dit : Dieu est un bien immuable, en repos en lui-même, intouché et immobile et mouvant toutes choses. Un entendement simple est si limpide en lui-même qu’il comprend l’être divin limpide nu sans intermédiaire. Et dans l’influx il reçoit la nature divine à l’égal des anges, de quoi les anges éprouvent grande joie. Pou que l’on puisse voir un ange, pour cela on voudrait être mille ans en enfer. Cet entendement est si limpide et si clair en lui-même que ce que l’on verrait dans cette lumière deviendrait un ange ! Eckhart: Sermon 15
Or notez avec zèle ce qu’Aristote dit des esprits détachés dans son livre qui s’appelle Métaphysique. Le plus grand parmi les maîtres qui jamais parlèrent des sciences naturelles évoque ces esprits détachés et dit que d’aucune chose il ne sont forme, et qu’ils prennent leur être fluant de Dieu sans intermédiaire ; et ainsi refluent-ils à l’intérieur aussi et reçoivent-ils l’effusion de Dieu sans intermédiaire au-dessus des anges et contemplent-ils l’être nu de Dieu sans distinction. Cet être nu limpide, Aristote le nomme un « quelque chose ». C’est le plus élevé qu’Aristote dit jamais des sciences naturelles, et sur cela aucun maître ne peut parler de façon plus élevée qu’il ne l’ait dit dans l’Esprit Saint. Or je dis qu’à cet homme noble ne suffit pas l’être que les anges saisissent sans forme et dont ils dépendent sans intermédiaire ; il ne trouve satisfaction en rien qu’en l’unique Un. Eckhart: Sermon 15
Nos maîtres disent : L’âme se nomment un feu, de par la puissance et de par la chaleur et de par l’éclat qui est en elle. Les seconds disent qu’elle est une petite étincelle de nature divine. Les troisièmes disent qu’elle est une lumière. Les quatrièmes disent qu’elle est un esprit. Les cinquièmes disent qu’elle est un nombre. Nous ne trouvons rien qui soit aussi nu et limpide. Dans les anges il y a nombre – on parle d’un ange, de deux anges -, dans la lumière il y a aussi nombre. C’est pourquoi on la nomme par ce qui est le plus nu et par ce qui est le plus limpide, et pourtant cela ne touche pas le fond de l’âme. Dieu qui est sans nom – il n’a pas de nom -, est indicible, et l’âme dans son fond est également indicible, comme il est indicible. Eckhart: Sermon 17
Encore un petit mot à propos de l’âme, et puis rien d’autre : « Vous, filles de Jérusalem, ne prêtez pas attention à ce que je suis brune ! Le soleil m’a hâlée, et les enfants de ma mère ont lutté contre moi. » Ici, elle vise les enfants du monde ; à eux l’âme dit : Ce qui du soleil, c’est-à-dire le plaisir du monde, ce qui de cela m’éblouit et me touche, c’est cela qui me rend sombre et brune. Brun n’est pas une couleur franche ; il a un peu de lumière et aussi d’obscurité. Quoi que l’âme pense ou opère avec ses puissances, si lumineux que ce soit en elle, c’est pourtant mélangé. C’est pourquoi elle dit : « Les enfants de ma mère ont lutté contre moi. » Les enfants, ce sont toutes les puissances inférieures de l’âme ; elles luttent toutes contre elle et l’assaillent. Le Père céleste est notre père, et la chrétienté est notre mère. Si belle et si ornée qu’elle soit et si utile en ses oeuvres, tout cela est encore imparfait. C’est pourquoi il dit : « Ô le plus belle des femmes, sors et va-t’en ! » Ce monde est comme une femme, car il est faible. Pourquoi donc dit-il : « La plus belle parmi les femmes » ? Les anges sont plus beaux et sont loin au-dessus de l’âme. C’est pourquoi il dit : « La plus belle » – dans sa lumière naturelle – « sors et va-t’en » : sors de ce monde et va-t’en de tout ce à quoi ton âme est encore inclinée. Et ce qui d’elle est atteint en quelque chose, cela elle doit le haïr. Eckhart: Sermon 17
Les maîtres disent que la ( couleur ) jaune et la couleur verte, dans l’arc-en-ciel, se joignent l’une à l’autre de façon si égale qu’aucun oeil n’a vision si aiguë qu’il puisse le percevoir ; c’est de façon aussi égale qu’opère la nature et qu’elle s’égale au premier jaillissement, qui est si égal en les anges que Moïse ne se risqua pas à en écrire par égard au sentiment des faibles gens, pour qu’ils ne les adorent pas : si égaux sont-ils au premier jaillissement. Un grand maître dit même que l’ange le plus élevé parmi les esprits est si proche du premier jaillissement et possède en lui tant de ressemblance divine et de puissance divine qu’il a créé tout ce monde et en sus tous les anges qui sont au-dessous de lui. Ici se trouve une bonne doctrine, que Dieu est si élevé et si limpide et si simple qu’il opère dans sa créature le plus élevée de sorte qu’elle opère dans sa puissance, comme un sénéchal opère dans la puissance du roi et gouverne son pays. Il dit : « Dans la ( ville ) sanctifiée et dans la ville consacrée je me reposerai de façon égale. » Eckhart: Sermon 18
Or il dit : « Notre Seigneur alla à la ville de Naïm. » Naïm veut dire fils de colombe et signifie simplicité. L’âme ne doit jamais trouver son repos dans sa puissance opératoire, à moins qu’elle ne deviennent tout un avec Dieu. Cela veut dire aussi un flux d’eau, et signifie que l’homme doit être inébranlable quant aux péchés et quant aux défauts. « Les disciples », c’est-à-dire lumière divine, cela doit fluer en un flux dans l’âme. « La grande foule », ce sont les vertus, dont j’ai récemment parlé. Il faut que l’âme, avec désir brûlant, monte et surpasse de beaucoup la dignité des anges dans les grandes vertus. Ainsi parvient-on sous « la porte », par où on emportait le mort, le jeune homme, fils d’une veuve. Notre Seigneur s’approcha et toucha ce sur quoi gisait le mort. Comment il s’approcha et comment il toucha, cela je le laisse de côté, plutôt : ( je parle de ) ce qu’il dit « Lève-toi, jeune homme ! » Eckhart: Sermon 18
Une femme posa une question à Notre Seigneur, où devait-on prier. Alors Notre Seigneur dit : « Le temps viendra et c’est à présent où les vrais adorateurs prieront en esprit et en vérité. Parce que Dieu est esprit, on doit le prier en esprit et en vérité. » Ce que la vérité est elle-même, nous ne le sommes pas, plutôt : nous sommes certes vrais, ( mais il y a ) en cela quelque chose de non vrai. Ainsi n’en est-il pas en Dieu. Plutôt : dans le premier jaillissement, là où la vérité jaillit et s’élance, à la porte de la maison de Dieu, l’âme doit se tenir et doit proclamer et proférer la parole. Tout ce qui est dans l’âme doit parler et louer, et cette voix personne ne doit l’entendre. Dans le silence et dans le repos – comme j’ai dit maintenant des anges, qui résident près de Dieu dans le choeur de la sagesse et de l’embrasement – là Dieu dit dans l’âme et se dit pleinement dans l’âme. Là le Père engendre son Fils, et a si grand plaisir dans la Parole et éprouve en sus si grand amour qu’il ne cesse jamais de dire en tout temps la Parole, c’est-à-dire au-dessus du temps. Cela vient bien à nos propos que de dire : « A ta maison convient sainteté » et louange, et qu’il n’y ait rien d’autre là que ce qui te loue. Eckhart: Sermon 19
Qui a préparé ce festin ? Un homme. Sais-tu quel est son nom ? L’homme qui est innommé. Cet homme envoya son serviteur. Or saint Grégoire dit : Ce serviteur, ce sont des prêcheurs. Selon un autre sens, ce serviteur est les anges. En troisième lieu, à ce qu’il me semble, ce serviteur est la petite étincelle de l’âme, qui est créée par Dieu et est une lumière imprimée d’en haut et est une image de nature divine, qui combat toujours contre tout ce qui n’est pas divin, et ( ce ) n’est pas une puissance de l’âme, ainsi que le voulaient certains maîtres, et ( elle ) est toujours inclinée au bien ; même en enfer, elle est là inclinée au bien. Les maîtres disent : Cette lumière est de telle nature qu’elle mène toujours combat, et ( elle ) se nomme syndérèse et signifie un acte d’unir et un détourner. Elle a deux oeuvres. L’une est un refus acharné de tout ce qui n’est pas limpide. L’autre oeuvre est qu’elle attire vers le bien – et celui-ci est imprimé sans intermédiaire dans l’âme – même chez ceux qui sont en enfer. C’est pourquoi c’est un grand repas du soi. Eckhart: Sermon 20a
Or qu’est donc le serviteur ? Ce sont les anges et les prêcheurs. Mais, à ce qu’il me semble, le serviteur est la petite étincelle. Or il dit au serviteur : « Va vers les clôtures et fais entrer quatre sortes de gens : aveugles et paralytiques, malades et souffrants. Pour vrai ! Jamais nul autre ne goûtera de ma nourriture. » Pour que nous rejetions ces trois choses et devenions ainsi homme, qu’à cela Dieu nous aide. Amen. Eckhart: Sermon 20a
Le Seigneur envoya ses serviteurs. Saint Grégoire dit ( que ) ces serviteurs sont l’ordre des prêcheurs. Je parle d’un autre serviteur, c’est l’ange. En outre nous parlons d’un serviteur, dont j’ai souvent parlé, c’est l’intellect à la périphérie de l’âme, là où elle touche à la nature angélique et est une image de Dieu. Dans cette lumière, l’âme a une communauté avec les anges, et même avec les anges qui sont déchus en enfer et ont pourtant gardé la noblesse de leur nature. Là cette petite étincelle se tient nue, sans souffrance d’aucune sorte, dressée vers l’être de Dieu. Elle s’égale aussi aux bons anges, qui là opèrent en Dieu et reçoivent en Dieu et portent toutes leurs oeuvres en retour vers Dieu et reçoivent Dieu de Dieu en Dieu. A ces bons anges s’égale la petite étincelle de l’intellect, qui là est créée par Dieu sans différence, une lumière qui plane et une image de nature divine et créée par Dieu. Cette lumière, l’âme la porte en elle. Les maîtres disent ( qu’ ) il est une puissance dans l’âme qui se nomme syndérèse, ( mais ) il n’en est pas ainsi. Cela exprime ce qui en tout temps dépend de Dieu, et cela ne veut jamais rien de mal. En enfer ( même ) cela est incliné au bien ; cela lutte toujours dans l’âme contre tout ce qui n’est pas limpide ni divine, et invite sans relâche au festin. Eckhart: Sermon 20b
J’ai pensé – il y a de cela plusieurs années – au cas où je me trouverais interrogé sur ce qui fait que chaque brin d’herbe est si inégal aux autres, et il advint ( de fait ) que je fus interrogé sur ce qui fait qu’ils sont si inégaux. Je dis alors : Que tous les brins d’herbe soient si égaux, c’est encore plus étonnant. Un maître dit : Que tous les brins d’herbe soient si inégaux, cela provient de la surabondance de la bonté de Dieu qu’il déverse avec surabondance dans toutes les créatures, afin que sa seigneurie s’en trouve d’autant plus révélée. Je dis alors : Il est plus étonnant que tous les brins d’herbe soient aussi égaux, et dis : De même que tous les anges sont un ange dans la limpidité première, tout à fait Un, ainsi tous les brins d’herbe dans la limpidité première sont-ils Un, et toutes choses là sont Un. Eckhart: Sermon 22
La seconde question, saint Paul a-t-il eu cette connaissance en dehors du temps ou dans le temps ? Je dis : Il connut en dehors du temps car il ne connut pas par les anges, qui sont créés dans le temps, mais il connut par Dieu, qui était avant le temps, que jamais temps ne saisit. Eckhart: Sermon 23
Notre Seigneur dit dans l’évangile : « Ma doctrine n’est pas ma doctrine, mais plutôt de celui qui m’a envoyé. » C’est ainsi qu’un homme bon doit se tenir : « Mon oeuvre n’est pas mon oeuvre, ma vie n’est pas ma vie. » Et est-ce ( le cas ) que je me tienne ainsi : toute la perfection et toute la béatitude que possède saint Pierre, et le fait que saint Paul tendit sa tête, et toute la béatitude que là ils possédèrent, je la goûte aussi bien qu’eux, et je veux en jouir éternellement comme si j’avais moi-même opéré cela. Plus : toutes les oeuvres que tous les saints et tous les anges ont jamais opérées, et même ( celles que ) Marie, la Mère de Dieu, opéra jamais, je veux en recevoir un bonheur éternel comme si j’avais opéré cela moi-même. Eckhart: Sermon 25
Je dis : Humanité et homme sont inégaux. Humanité en elle-même est si noble ( que ) ce qui est le plus haut en l’humanité a égalité avec les anges et parenté avec la déité. La plus grande union que Christ a possédé avec le Père, il m’est possible de la gagner, à condition que je puisse me défaire de ce qui relève de ceci ou de cela et puisse me saisir ( comme ) humanité. Tout ce que jamais Dieu a donné à son Fils unique, il me l’a donné aussi parfaitement qu’à lui, et non pas moins, et m’a donné plus encore : il a donné plus à mon humanité en Christ qu’en lui, car il ne ( le ) lui a pas donné ; il me l’a donné, et non pas à lui, car il ne le lui a pas donné, il l’avait éternellement dans le Père. Et si je te bats, je bats en premier lieu un Burkhard ou un Henri, et bats ensuite l’homme. Et cela, Dieu ne le fit pas ; il prit en premier lieu l’humanité. Qui est un homme ? Un homme qui a son nom propre selon Jésus Christ. Et de là Notre Seigneur dit dans l’évangile : « Celui qui de ceux-là en touche un, il m’atteint à l’oeil. » Eckhart: Sermon 25
Or je redis : « Moïse pria Dieu, son Seigneur. » Bien des gens prient Dieu pour tout ce qu’il peut accomplir, mais ils ne veulent pas lui donner tout ce qu’ils peuvent accomplir ; ils veulent partager avec Dieu, et veulent lui donner le plus misérable et ( seulement ) un peu. Mais la première chose que Dieu donne jamais, est de se donner soi-même. Et lorsque tu as Dieu, tu as toutes choses avec Dieu. J’ai dit parfois : Qui a Dieu et toutes choses avec Dieu, celui-là n’a pas plus que celui qui a Dieu seulement. Je dis aussi : Mille anges dans l’éternité ne sont pas plus en nombre que deux ou un, car dans l’éternité il n’est pas nombre, c’est au-dessus de tout nombre. Eckhart: Sermon 25
Or Notre Seigneur dit : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés amis, car le serviteur ne sait pas ce que son maître veut. » Mon ami lui aussi pourrait savoir quelque chose que je ne saurais pas, s’il ne voulait pas me le révéler. Mais Notre Seigneur dit : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Je m’étonne maintenant de certains clercs, qui sont certes instruits et veulent être de grands clercs, de ce qu’ils se laissent si vite satisfaire et se laissent tromper, et interprètent la parole que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » – de ce qu’ils veulent entendre ainsi et disent donc qu’il nous a révélé sur le chemin autant qu’il nous était nécessaire pour notre béatitude éternelle. Je ne tiens pas que cela soit à comprendre ainsi, car cela n’est d’aucune vérité. Pourquoi Dieu était-il devenu homme ? Pour la raison que je me trouve engendré comme ce même Dieu. La raison pour laquelle Dieu est mort, c’est que je meurs au monde entier et à toutes choses créées. On doit donc comprendre le mot que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Qu’est-ce que le Fils entend de son Père ? Le Père ne peut rien qu’engendrer, le Fils ne peut rien que se trouver engendré. Tout ce que le Père a et ce qu’il est, l’abyssalité de l’être divin et de la nature divine, cela il l’engendre pleinement dans son Fils unique. C’est cela que le Fils entend de son Père, cela qu’il nous a révélé, que nous sommes le même Fils. Tout ce qu’a le Fils, il l’a de son Père, être et nature, afin que nous soyions le même Fils unique. Personne n’a le Saint Esprit qu’il ne soit le Fils unique. Le Père et le Fils spirent le Saint Esprit, là où le Saint Esprit se trouve spiré, car cela est essentiel et spirituel. Tu peux certes recevoir le don du Saint Esprit ou la ressemblance du Saint Esprit, mais cela ne demeure pas pour toi, c’est instable. De la même manière qu’un homme devient rouge de honte et ( à nouveau ) blême, c’est là pour lui un hasard et cela lui passe. Mais l’homme qui par nature est rouge et beau le demeure toujours. Ainsi en est-il de l’homme qui est le Fils unique : pour lui le Saint Esprit demeure de façon essentielle. C’est pourquoi il est écrit dans le Livre de la Sagesse : « Je t’ai engendré aujourd’hui » dans le reflet de ma lumière éternelle, dans la plénitude et « dans la clarté de tous les saints ». Il engendre dans le maintenant et l’aujourd’hui. Là est le berceau dans la déité, là ils se trouvent « baptisés dans le Saint Esprit » – c’est là « la promesse que le Père leur a faite » – « après ces jours qui sont peu nombreux ou ( plutôt ) rares » – c’est-à-dire « plénitude de la déité », là où il n’est ni jour ni nuit ; là m’est aussi proche ce qui est au-delà de mille lieux que l’endroit où je me tiens maintenant ; là est plénitude et abondance de toute déité, là est une unité. Aussi longtemps que l’âme perçoit une différence quelconque, elle n’est pas comme il faut ; aussi longtemps que quelque chose sort ou pénètre, il n’y a pas là une unité. Marie-Madeleine cherchait Notre Seigneur dans le tombeau et cherchait un mort et trouva deux anges vivants ; elle n’en fut pas consolée. Alors les anges dirent : « Qu’est-ce qui te trouble ? Que cherches-tu ? Un mort, et tu trouves deux vivants. » Alors elle dit : « C’est bien là ma désolation que d’en trouver deux, alors que je n’en cherche qu’un. » Eckhart: Sermon 29