Quand Pierre, par la puissance du Dieu très-haut, se trouva libéré des liens de sa prison, il dit : « Maintenant je sais vraiment que Dieu m’a envoyé son ange et m’a sauvé de la puissance d’Hérode et des mains des ennemis. » Eckhart: Sermon 3
Maintenant nous inversons cette parole et disons : Parce que Dieu m’a envoyé son ange, je connais vraiment. Pierre veut dire connaissance. Quant à moi, je l’ai dit souvent : Connaissance et intellect unissent l’âme à Dieu. Intellect fait tomber dans l’être limpide, connaissance court en avant, elle court en avant et fait sa percée pour que là se trouve engendré le Fils unique de Dieu. Notre Seigneur dit en Matthieu que personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils. Les maîtres disent ( que ) connaissance tient dans ressemblance. Certains maîtres disent ( que ) l’âme est faites de toutes choses, car elle a une possibilité d’entendre toutes choses. Cela paraît fou et c’est pourtant vrai. Les maîtres disent : Ce que je dois connaître, il me faut que ce me soit pleinement présent et égal à ma connaissance. Les saints disent que dans le Père est puissance et égalité dans le Fils et union dans le Saint Esprit. C’est parce que le Père est pleinement présent au Fils et Fils pleinement égal à lui que personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils. Eckhart: Sermon 3
« Maintenant je sais vraiment que Dieu m’a envoyé son ange. » Lorsque Dieu envoie son ange à l’âme, elle devient alors vraiment connaissante. Ce n’est pas en vain que Dieu a confié à saint Pierre la clef, car Pierre veut dire connaissance ; car connaissance à la clef qui ouvre et pénètre et fait sa percée et trouve Dieu nûment, et dit alors à sa compagne, la volonté, ce qu’elle a possédé, bien que pourtant elle ait eu auparavant la volonté ; car ce que je veux, je le recherche. Connaissance marche devant. Elle est une princesse et recherche seigneurie au plus élevé et au plus limpide, et le transmet à l’âme et l’âme à la nature et la nature aux sens corporels. L’âme est si noble en ce qu’elle a de plus élevé et de plus limpide que les maîtres ne peuvent lui trouver de nom. Ils disent d’elle « âme » parce que c’est elle qui donne être au corps. Or les maîtres disent qu’au plus près du premier surgissement de la déité, où le Fils surgit du Père, alors l’ange est façonné selon Dieu au plus près. C’est bien vrai : l’âme est façonnée selon Dieu en sa partie supérieure ; mais l’ange est une image plus proche de Dieu. Tout ce qui est de l’ange, cela est façonné selon Dieu. C’est pourquoi l’ange se trouve envoyé à l’âme afin qu’il la ramène à cette même image selon laquelle il est façonné ; car connaissance provient d’égalité. Comme donc l’âme a une capacité de connaître toutes choses, elle ne goûte aucun repos qu’elle ne parvienne dans la première image où toutes choses sont un et c’est là qu’elle goûte le repos, c’est-à-dire en Dieu. En Dieu nulle créature n’est plus noble que l’autre. Eckhart: Sermon 3
Le quatrième enseignement est le meilleur. Il dit qu’ils sont morts. La mort leur donne un être. Un maître dit : La nature ne détruit rien qu’elle ne donne quelque chose de meilleur. Lorsque l’air devient feu, cela est meilleur ; mais lorsque l’air devient eau, cela est un dommage et ( cela ) se fourvoie. Puisque la nature fait cela, plus encore Dieu le fait-il : il ne détruit jamais qu’il ne donne quelque chose de meilleur. Les martyrs sont morts et ont perdu une vie et ont reçu un être. Un maître dit que le plus noble est être et vie et connaissance. Connaissance est plus élevée que vie ou être, car de ce qu’elle connaît elle a vie et être. Mais d’autre part, vie est plus noble qu’être ou connaissance, au sens où l’arbre vit ; alors que la pierre a un être. Maintenant prenons à nouveau l’être nu et limpide, tel qu’il est en lui-même ; alors l’être est plus élevé que connaissance ou vie, car de ce qu’il a être il a connaissance et vie. Ils ont perdu une vie et ont trouvé un être. Un maître dit que rien n’est plus égal à Dieu que être ; dans la mesure où quelque chose a être, dans cette mesure, il est égal a Dieu. Un maître dit : Etre est si limpide et si élevé que tout ce que Dieu est est un être. Dieu ne connaît rien que seulemement être, il ne sait rien que être, être est son anneau. Dieu n’aime rien que son être, il ne pense rien que son être. Je dis : Toutes les créatures sont un ( seul ) être. Un maître dit que certaines créatures sont si proches de Dieu et ont imprimée dans elles tant de lumière divine qu’aux autres créatures elles donnent l’être. Ce n’est pas vrai, car être est si élevé et si limpide et si apparenté à Dieu que personne ne peut donner être que Dieu seul dans lui-même. Le propre de Dieu est être. Un maître dit : Une créature peut bien donner vie à l’autre. C’est pourquoi c’est seulement dans l’être que réside tout ce qui est quelque chose. Etre est un nom premier. Tout ce qui est caduque est un déchet de l’être. Toute notre vie devrait être un être. Autant notre vie est un être, autant elle est en Dieu. Autant notre vie est enclose dans l’être, autant elle est apparentée à Dieu. Il n’est vie si faible que, à celui qui la prend en tant qu’elle est un être, elle ne soit plus noble que tout ce qui jamais acquit vie. J’en suis certain, une âme connaîtrait-elle la moindre chose qui ait être qu’elle ne s’en détournerait jamais un instant. Le plus misérable que l’on connaît en Dieu, celui qui ne connaîtrait ne fût-ce qu’une fleur, en tant qu’elle a un être en Dieu, cela serait plus noble que le monde entier. Le plus misérable qui est en Dieu, en tant qu’il est un être, cela est meilleur que de connaître un ange. Eckhart: Sermon 8
De petits maîtres enseignent à l’Ecole que tous les êtres sont divisés en dix modes, et ces mêmes ( maîtres ) les tiennent pleinement à l’écart de Dieu. De ces modes, Dieu ne touche aucun, et il ne manque non plus d’aucun d’entre eux. Le premier, qui possède le plus d’être, où toutes choses prennent ( leur ) être, c’est la substance, et le dernier, qui de tous comporte le moins d’être, s’appelle relation, il est égal en Dieu au plus grand de tous, celui qui de l’être à le plus ; ils ont une image égale en Dieu. En Dieu les images de toutes les choses sont égales ; mais elles sont images de choses inégales. Le plus grand ange et l’âme et la mouche ont une image égale en Dieu. Dieu n’est ni être ni bonté. Bonté adhère à être et n’est pas plus vaste qu’être ; car si être n’était pas, bonté ne serait pas, et être est encore plus limpide que bonté. Dieu n’est pas bon ni meilleur ni le meilleur de tous. Qui dirait là que Dieu est bon, il lui ferait tort, comme s’il disait que le soleil est noir. Eckhart: Sermon 9
Or je dis : Comment peut-il se faire que détachement de l’entendement, sans forme ni image en lui-même, entende toutes choses sans se tourner vers l’extérieur ni transformation de soi-même ? Je dis, cela vient de la simplicité ; car plus limpidement ( et ) simplement l’homme est ( détaché ) de lui-même et dans lui-même, plus simplement entend-il toute multiplicité en lui-même et demeure-t-il invariable dans lui-même. Boèce dit : Dieu est un bien immuable, en repos en lui-même, intouché et immobile et mouvant toutes choses. Un entendement simple est si limpide en lui-même qu’il comprend l’être divin limpide nu sans intermédiaire. Et dans l’influx il reçoit la nature divine à l’égal des anges, de quoi les anges éprouvent grande joie. Pou que l’on puisse voir un ange, pour cela on voudrait être mille ans en enfer. Cet entendement est si limpide et si clair en lui-même que ce que l’on verrait dans cette lumière deviendrait un ange ! Eckhart: Sermon 15
Nos maîtres disent : L’âme se nomment un feu, de par la puissance et de par la chaleur et de par l’éclat qui est en elle. Les seconds disent qu’elle est une petite étincelle de nature divine. Les troisièmes disent qu’elle est une lumière. Les quatrièmes disent qu’elle est un esprit. Les cinquièmes disent qu’elle est un nombre. Nous ne trouvons rien qui soit aussi nu et limpide. Dans les anges il y a nombre – on parle d’un ange, de deux anges -, dans la lumière il y a aussi nombre. C’est pourquoi on la nomme par ce qui est le plus nu et par ce qui est le plus limpide, et pourtant cela ne touche pas le fond de l’âme. Dieu qui est sans nom – il n’a pas de nom -, est indicible, et l’âme dans son fond est également indicible, comme il est indicible. Eckhart: Sermon 17
Ce qui de l’âme est dans ce monde ou lorgne vers ce monde, et ce qui d’elle est atteint en quelque chose et lorgne vers l’extérieur, elle doit le haïr. Un maître dit que l’âme, dans ce qu’elle a de plus élevé et de plus limpide, est au-dessus du monde. Rien n’attire l’âme vers ce monde qu’amour seulement. Parfois elle a un amour naturel qu’elle porte au corps. Parfois elle a un amour de volonté, qu’elle porte à la créature. Un maître dit : Aussi peu l’oeil a à faire avec le chant et l’oreille avec la couleur, aussi peu l’âme dans sa nature a-t-elle à faire avec tout ce qui est dans ce monde. C’est pourquoi nos maîtres ( ès sciences ) naturelles disent que le corps est davantage dans l’âme que l’âme n’est dans le corps. Tout comme le vase contient davantage le vin que le vin le vase, ainsi l’âme contient-elle davantage en elle le corps que le corps l’âme. Ce que l’âme aime dans ce monde, de cela elle est nue dans sa nature. Un maître dit : Il est de la nature et de la perfection naturelle de l’âme qu’elle devienne dans elle un monde doué d’intellect, là où Dieu a formé dans elle les images de toutes choses. Qui dit alors qu’il est parvenu à sa nature, celui-là doit trouver toutes choses formées en lui dans la limpidité, comme elles sont en Dieu, non comme elles sont dans leur nature, plutôt : comme elles sont en Dieu. Ni esprit ni ange ne touchent le fond de l’âme pas plus que la nature de l’âme. C’est en cela qu’elle parvient dans ce qui est premier, dans le commencement, où Dieu jaillit avec bonté dans toutes les créatures. Là elle prend toutes choses en Dieu, non dans la limpidité, telles qu’elles sont dans leur limpidité naturelle, plutôt : dans la limpide simplicité, telles qu’elles sont en Dieu. Dieu a fait tout ce monde comme en charbon. L’image qui est en or est plus ferme que celle qui est en charbon. C’est ainsi que toutes choses dans l’âme sont plus limpides et plus nobles qu’elles ne le sont dans ce monde. La matière dont Dieu a fait toutes choses est plus médiocre que ne l’est le charbon en regard de l’or. Qui veut faire un pot, celui-là prend un peu de terre ; c’est là sa matière, avec laquelle il opère. Après il lui donne une forme, qui est en lui, qui est en lui plus noblement que la matière. Ici j’estime que toutes choses sont immensément plus nobles dans le monde doué d’intellect qu’est l’âme qu’elles ne le sont dans ce monde ; exactement comme l’image qui est taillée et gravée dans l’or, ainsi les images de toutes choses sont-elles simples dans l’âme. Un maître dit : L’âme a en elle une capacité que les images de toutes choses se trouvent imprimées en elle. Un autre dit : Jamais l’âme n’est parvenue à sa nature qu’elle ne trouve toutes choses formées en elle dans ce monde doué d’intellect, qui est incompréhensible ; aucune pensée n’y parvient. Grégoire dit : Ce que nous énonçons des choses divines, il nous faut le balbutier, car il faut qu’on le dise avec des mots. Eckhart: Sermon 17
In principio. Ici nous est donné à entendre que nous sommes un Fils unique que le Père a éternellement engendré hors de la ténèbre cachée de l’être-cachée éternel demeurant intérieurement dans le premier commencement de la limpidité première, qui est là une plénitude de toute limpidité. Ici je me suis éternellement reposé et ai dormi dans la connaissance cachée du Père éternel, demeurant intérieurement inexprimé. Hors de cette limpidité il m’a engendré éternellement ( comme ) son Fils unique dans la même image de sa paternité éternelle, afin que je sois Père et engendre celui par qui j’ai été engendré. De la même manière que si quelqu’un se tenait devant une haute montagne et criait : « Es-tu là ? », l’écho et la résonance lui répliqueraient : « Es-tu là ? » S’il disait : « Sors ! », l’écho lui dirait aussi : « Sors ! ». Oui, qui dans cette lumière verrait un morceau de bois, celui-ci deviendrait un ange et deviendrait doué d’intellect, et non seulement doué d’intellect, il deviendrait un limpide intellect dans la limpidité première qui là est une plénitude de toute limpidité. Ainsi fait Dieu : il engendre son Fils unique dans la partie la plus élevée de l’âme. En même temps qu’il engendre son Fils unique en moi, je l’engendre en retour dans le Père. Il n’en fut pas autrement lorsque Dieu engendra l’ange alors que lui( -même ) naquit de la Vierge. Eckhart: Sermon 22
J’ai pensé – il y a de cela plusieurs années – au cas où je me trouverais interrogé sur ce qui fait que chaque brin d’herbe est si inégal aux autres, et il advint ( de fait ) que je fus interrogé sur ce qui fait qu’ils sont si inégaux. Je dis alors : Que tous les brins d’herbe soient si égaux, c’est encore plus étonnant. Un maître dit : Que tous les brins d’herbe soient si inégaux, cela provient de la surabondance de la bonté de Dieu qu’il déverse avec surabondance dans toutes les créatures, afin que sa seigneurie s’en trouve d’autant plus révélée. Je dis alors : Il est plus étonnant que tous les brins d’herbe soient aussi égaux, et dis : De même que tous les anges sont un ange dans la limpidité première, tout à fait Un, ainsi tous les brins d’herbe dans la limpidité première sont-ils Un, et toutes choses là sont Un. Eckhart: Sermon 22
Je pensais une fois – il n’y a pas longtemps de cela : Que je sois un homme, voilà aussi ce qu’un autre homme a en commun avec moi ; que je voie et entende et mange et boive, voilà aussi ce que fait un autre animal ; mais le fait que je suis, cela n’est à aucun homme qu’à moi seul, ni à homme ni à ange ni à Dieu, que dans la mesure où je suis un avec lui ; c’est une limpidité et une unité. Tout ce que Dieu opère, il l’opère dans le Un égal à lui-même. Dieu donne à toutes choses également, et elles sont pourtant tout à fait inégales en leurs oeuvres, et elles visent pourtant toutes dans leurs oeuvres ce qui leur est égal. La nature opéra dans mon père l’oeuvre de la nature. La visée de la nature était que je serais père, comme il fut père. Il opère toute son oeuvre en vue d’un égal à ce qui est son propre et en vue de son image propre, afin qu’il soit lui-même cette oeuvre : cela vise en tout l’« homme ». Lorsque la nature se trouve tournée ou empêchée, en sorte qu’elle n’exerce pas un pouvoir total dans son oeuvre, alors survient une femme, et là où la nature déchoit de son oeuvre, là Dieu s’attache à opérer et à créer ; car s’il n’y avait pas de femme, il n’y aurait pas d’homme non plus. Lorsque l’enfant se trouve conçu dans le corps de la mère, il acquiert image et forme et figure ; voilà ce qu’opère la nature. Ainsi demeure-t-il encore quarante jours et quarante nuits, et au quarantième jour Dieu alors crée l’âme en beaucoup moins qu’en un instant, pour que l’âme devienne une forme et une vie pour le corps. Ainsi l’oeuvre de la nature s’efface-t-elle avec tout ce que la nature peut opérer en fait de forme et en fait d’image et en fait de figure. L’oeuvre de la nature s’efface pleinement, et autant l’oeuvre de la nature s’efface pleinement, autant elle est remise tout à l’âme douée d’intellect. C’est maintenant l’oeuvre de la nature et une création de Dieu. Eckhart: Sermon 28
Lors donc que ce temple se trouve vide de tous obstacles que sont attachement au moi propre et ignorance, alors il reluit de façon si belle et brille de façon si limpide et claire, par-delà tout ce que Dieu a créé et à travers tout ce que Dieu a créé, que personne ne peut l’égaler en éclat, si ce n’est le Dieu incréé seul. Et en juste vérité, à ce temple personne non plus n’est égal, si ce n’est le Dieu incréé seul. Tout ce qui est au-dessous des anges, cela ne s’égale en rien de rien à ce temple. Les anges les plus élevés eux-mêmes égalent quelque peu ce temple de l’âme noble, mais pas pleinement. Qu’ils soient égaux à l’âme en quelque mesure, c’est en connaissance et en amour. Cependant un but leur est fixé ; ils ne peuvent l’outrepasser. L’âme le peut certes assurément. Une âme se trouverait-elle égale à l’ange le plus élevé, ( l’âme ) de l’homme qui vivrait encore dans le temps, l’homme pourrait néanmoins, dans sa libre capacité, parvenir incomparablement plus haut au-dessus de l’ange, à nouveau, à tout maintenant, sans nombre, c’est-à-dire sans mode et au-dessus du mode des anges et de tout intellect créé. Et Dieu est seul libre et incréé, et c’est pourquoi lui seul lui est égal ( = est égal à l’âme ) quant à la liberté, et non quant au caractère-incréé, car elle est créée. Lorsque l’âme parvient à la lumière sans mélange, elle se précipite dans son néant de néant, si loin de quelque chose créé, dans ce néant de néant, qu’elle n’est aucunement en mesure de revenir, de par sa force, dans son quelque chose créé. Et Dieu, par son caractère-incréé, soutient son néant de néant et maintient l’âme dans son quelque chose de quelque chose. L’âme a couru le risque d’en venir au néant et ne peut non plus par elle-même atteindre à elle-même, si loin de soi elle est allée, et ( cela ) avant que Dieu ne l’ait soutenue. Il faut de nécessité qu’il en soit ainsi. Car, ainsi que j’ai dit plus haut : Jésus était entré dans le temple et avait jeté dehors ceux qui là achetaient et vendaient, et se mit à dire aux autres : « Enlevez-moi ça ! », et ils l’enlevèrent. Voyez, il n’y avait là plus personne que Jésus seul, et ( il ) se mit à parler dans le temple. Voyez, tenez-le pour vrai : quelqu’un d’autre que Jésus seul veut-il discourir dans le temple, c’est-à-dire dans l’âme, alors Jésus se tait, comme s’il n’était pas chez lui, et il n’est certes pas chez lui dans l’âme quand elle a des hôtes étrangers avec lesquels elle s’entretient. Mais Jésus doit-il discourir dans l’âme, alors il faut qu’elle soit seule et il faut qu’elle-même se taise, si elle doit entendre Jésus discourir. Ah, il entre alors et commence à parler. Que dit le Seigneur Jésus ? Il dit ce qu’il est. Qu’est-il donc ? Il est une Parole du Père. Dans cette même Parole le Père se dit soi-même et toute la nature divine et toute ce que Dieu est, tel aussi qu’il la connaît ( = la Parole ), et il la connaît telle qu’elle est. Et parce qu’il est parfait dans sa connaissance et dans sa puissance, de là il est également parfait dans son dire. En disant la Parole, il se dit et ( dit ) toutes choses dans une autre Personne, et lui donne la même nature qu’il a lui-même, et dit dans la même Parole tous les esprits doués d’intellect, égaux à cette même Parole selon l’image, en tant qu’elle demeure à l’intérieur, ( mais ) selon qu’elle luit au dehors, en tant que tout un chacun est près de lui-même, non égaux en toute manière à cette même Parole, plutôt : ils ont reçu la capacité de recevoir égalité par grâce de cette même Parole ; et cette même Parole, telle qu’elle est en elle-même, le Père l’a dite toute, la Parole et toute ce qui est dans cette Parole. Eckhart: Sermon 1
C’est une chose étonnante qu’une chose flue au dehors et pourtant demeure à l’intérieur. Que la Parole flue au dehors et pourtant demeure à l’intérieur, cela est tout à fait étonnant ; que toutes créatures fluent au dehors et cependant demeurent à l’intérieur, cela est tout à fait étonnant ; ce que Dieu a donné et ce que Dieu a promis de donné, cela est tout à fait étonnant et est incompréhensible et incroyable. Et c’est dans l’ordre ; car si c’était compréhensible et si c’était croyable, ce ne serait pas dans l’ordre. Dieu est en toutes choses. Plus il est dans les choses, plus il est en dehors des choses : plus à l’intérieur, plus à l’extérieur, et plus à l’extérieur, plus à l’intérieur. Je l’ai dit souvent, Dieu crée tout ce monde maintenant en plénitude. Tout ce que Dieu créa jamais il y a six mille ans et davantage, lorsque Dieu fit le monde, il le crée maintenant en plénitude. Dieu est en toutes choses, mais parce que Dieu est divin et parce que Dieu est doué d’intellect, Dieu n’est jamais aussi proprement que dans l’âme et dans l’ange, si tu veux, dans le plus intime de l’âme et dans le plus élevé de l’âme. Et lorsque je dis « le plus intime », je vise alors le plus élevé, et lorsque je dis « le plus élevé », je vise alors le plus intime de l’âme. Dans le plus intime et dans le plus élevé de l’âme, là je les vise tous deux en un. Là où jamais temps ne pénétra, là où jamais image ne brilla, dans le plus intime et dans le plus élevé de l’âme Dieu crée tout ce monde. Tout ce que Dieu créa il y a six mille ans, lorsqu’il fit le monde, et tout ce que Dieu doit encore créer dans mille ans, si le monde dure aussi longtemps, cela il le crée dans le plus intime et dans le plus élevé de l’âme. Tout ce qui est passé, et tout ce qui est présent, et tout ce qui est à venir, cela Dieu le crée dans le plus intime de l’âme. Tout ce que Dieu opère dans tous les saints, cela Dieu l’opère dans le plus intime de l’âme. Le Père engendre son Fils dans le plus intime de l’âme et t’engendre avec son Fils unique, pas moins. Dois-je être Fils, il me faut alors être Fils dans le même être dans lequel il est Fils, et en nul autre. Dois-je être un homme, alors je ne peux pas être un homme dans un être d’animal, il me faut être un homme dans l’être d’un homme. Mais dois-je être cet homme, il me faut être cet homme dans cet être. Or saint Jean dit : « Vous êtes enfants de Dieu. » Eckhart: Sermon 30
Chaque chose opère dans ( l’ )être, aucune chose ne peut opérer au-dessus de son être. Le feu ne peut opérer que dans le bois. Dieu opère au-dessus de l’être dans la vastitude, là où il peut se mouvoir, il opère dans ( le ) non-être ; avant même que l’être ne fût, là Dieu opérait ; il opérait ( l’ )être là où il n’y avait pas d’être. Des maîtres frustres disent que Dieu est un être limpide ; il est aussi élevé au-dessus de l’être que l’ange le plus haut est au-dessus d’une mouche. Je parlerais de façon aussi inadéquate, si j’appelais Dieu un être, que si je disais que le soleil est blafard ou noir. Dieu n’est ni ceci ni cela. Et un maître dit : Celui qui s’imaginerait qu’il a connu Dieu, et connaîtrait-il ( alors ) quelque chose, il ne connaîtrait pas Dieu. Mais que j’aie dit que Dieu n’est pas un être et est au-dessus de l’être, par là je ne lui ai pas dénié ( l’ )être, plutôt : je l’ai élevé en lui. Si je prends du cuivre mêlé à l’or, il est là et est là sous un mode plus élevé qu’il n’est en lui-même. Saint Augustin dit : Dieu est mode sans modalité, bon sans bonté, puissant sans puissance. Eckhart: Sermon 9
J’ai dit à l’Ecole qu’intellect est plus noble que volonté, et ils ressortissent pourtant tous deux à cette lumière. Alors un maître d’une autre école dit que volonté est plus noble qu’intellect, car volonté prend les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes et intellect prend les choses telles qu’elles sont en lui. C’est vrai. Un oeil est plus noble en lui-même qu’un oeil qui est peint sur un mur. Mais je dis qu’intellect est plus noble que volonté. Volonté prend Dieu sous le vêtement de la bonté et d’être. Bonté est un vêtement sous lequel Dieu est caché, et volonté prend Dieu sous le vêtement de la bonté. Bonté ne serait-elle pas en Dieu, ma volonté ne voudrait pas de lui. Qui voudrait vêtir un roi au jour où on le ferait roi et le vêtirait de vêtements gris, il ne l’aurait pas bien vêtu. Je ne suis pas bienheureux de ce que Dieu est bon. Je ne veux pour jamais désirer que Dieu me rende bienheureux par sa bonté, car cela il ne voudrait le faire. Je suis seulement bienheureux de ce que Dieu est doué d’intellect et que je connais cela. Un maître dit : l’intellect de Dieu est ce à quoi est suspendu pleinement l’être de l’ange. On demande où se trouve le plus proprement l’être de l’image : dans le miroir ou dans ce dont elle procède ? Elle est plus proprement dans ce dont elle procède. L’image est en moi, de moi, pour moi. Tout le temps que le miroir se trouve exactement devant mon visage, mon image se trouve dedans ; le miroir tomberait-il que l’image disparaîtrait. L’être de l’ange tient au fait que lui est présent l’intellect divin dans lequel il se connaît. Eckhart: Sermon 9
Il est une parole qui fut produite, c’est l’ange et l’homme et toutes créatures. Il est une autre parole, pensée et produite, grâce à quoi peut advenir que je forme en moi des images. Il est encore une autre parole, qui là est non produite et non pensée, qui jamais ne vient au-dehors, plutôt elle est éternellement en celui qui la dit ; elle est toujours dans un acte de recevoir, dans le Père qui la dit, et demeurant à l’intérieur. Intellect, sans cesse, opère vers l’intérieur. Plus subtile et plus spirituelle est la chose, plus puissamment elle opère vers l’intérieur, et plus l’intellect est puissant et subtil, plus ce qu’il connaît se trouve davantage uni à lui et se trouve davantage un avec lui. Il n’en est pas ainsi des choses corporelles ; plus elles sont puissantes, plus elles opèrent vers l’extérieur. Béatitude de Dieu tient à l’opération de l’intellect vers l’intérieur, là où le Verbe demeure à l’intérieur. Là l’âme doit être un adverbe, et avec Dieu opérer une ( seule ) oeuvre, afin de prendre sa béatitude dans la connaissance qui se déploie à l’intérieur, là même où Dieu est bienheureux. Eckhart: Sermon 9
Saint Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit. » Or personne ne parvient au Père si ce n’est pas le Fils. Qui voit le Père voit le Fils, et le Saint Esprit est leur amour à tous deux. L’âme est si simple en elle-même qu’elle ne peut percevoir en elle que la présence d’une ( seule ) image. Lorsqu’elle perçoit l’image de la pierre, elle ne perçoit pas l’image de l’ange, et lorsqu’elle perçoit l’image de l’ange elle n’en perçoit aucune autre ; et l’image même qu’elle perçoit, il lui faut l’aimer dans la présence. Percevrait-elle mille anges, que cela serait autant que deux anges, et elle n’en percevrait pourtant pas plus qu’un ( seul ). Or l’homme doit s’unifier en lui-même. Maintenant saint Paul dit : « Etes-vous libérés de vos péchés que vous êtes devenus serviteurs de Dieu. » Le Fils unique nous a libérés de nos péchés. Or Notre Seigneur dit de façon plus précise que saint Paul : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés mes amis. » « Le serviteur ne sait pas la volonté de son maître », mais l’ami sait tout ce que sait son ami. « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, cela je vous l’ai annoncé », et tout ce que sait mon Père je le sais, et toute ce que je sais vous le savez ; car moi et mon Père avons un seul esprit. L’homme qui maintenant sait tout ce que Dieu sait, celui-là est un homme qui-sait-Dieu. Cet homme saisit Dieu dans sa propriété même et dans son unité même et dans sa présence même et dans sa vérité même ; pour cet homme tout est rectifié. Mais pour l’homme qui n’est pas accoutumé aux choses intérieures, il ne sait pas ce qu’est Dieu. Comme un homme qui a du vin dans sa cave et n’en aurait bu ni goûté ne sait pas qu’il est bon. Il en est de même des gens qui vivent dans l’ignorance : ils ne savent pas ce qu’est Dieu et ils croient et s’imaginent vivre. Ce savoir n’est pas de Dieu. Il faut qu’un homme ait un savoir limpide clair de la vérité divine. L’homme qui a une visée droite dans toutes ses oeuvres, pour lui, le principe de sa visée est Dieu, et l’oeuvre de cette visée est lui-même ( = Dieu ) et est de nature divine limpide et s’achève dans la nature divine en lui-même. Eckhart: Sermon 10
Dieu donne à toutes choses également, et telles qu’elles fluent de Dieu, ainsi sont-elles égales ; oui, anges et hommes et toutes créatures fluent de Dieu égales dans leur première effusion. Qui maintenant prendrait ces choses dans leur première effusion, celui-là prendrait toutes choses égales. Sont-elles donc égales dans le temps, en Dieu et dans l’éternité elles sont bien plus égales. Qui prend une mouche en Dieu, celle-ci est plus noble en Dieu que ne l’est l’ange le plus élevé en lui-même. Or toutes choses sont égales en Dieu et sont Dieu même. Ici Dieu a tant de plaisir dans cette égalité que toute sa nature et son être il les épanche pleinement dans cette égalité en lui-même. Cela lui est plaisir ; de même manière que celui qui fait courir un cheval dans une verte lande qui serait totalement plane et égale, il serait de la nature du cheval de s’épancher pleinement de toute sa force en bondissant dans la lande, ce lui serait plaisir et serai sa nature Pareillement est-ce plaisir et satisfaction pour Dieu lorsqu’il trouve égalité. Ce lui est plaisir que sa nature et son être se répandent pleinement dans l’égalité, car il est lui-même l’égalité. Eckhart: Sermon 12
Il est maintenant une question à propos des anges, à savoir si les anges qui habitent ici-bas avec nous et nous servent et nous protègent, s’ils ont en quelque façon une égalité moindre dans leur joie que ceux qui sont dans l’éternité, où s’ils se trouvent en quelque façon entravés par les oeuvres, du fait qu’ils nous protègent et nous servent. Je dis : Pas du tout. Leur joie n’est pas pour autant moindre ni leur égalité : car l’oeuvre de l’ange est la volonté de Dieu, et la volonté de Dieu est l’oeuvre de l’ange ; c’est pourquoi il n’est pas entravé en sa joie ni en son égalité ni en ses oeuvres. Dieu commanderait-il à l’ange de monter sur un arbre et lui commanderait-il d’ôter les chenilles, et se serait sa béatitude et serait la volonté de Dieu. Eckhart: Sermon 12
Les maîtres païens disent que Dieu a ordonné les créatures de telle sorte que toujours l’une est au-dessus de l’autre et que les plus élevées touchent les moins élevées et les moins élevées les plus élevées. Ce que les maîtres ont dit avec des mots scellés, cela un autre le dit de façon manifeste, et il dit que la chaîne d’or est la nature nue limpide qui est élevée en Dieu, et qui ne goûte rien de ce qui lui est extérieur, et qui saisit Dieu. Chacune touche l’autre, et la plus élevée à le pied posé sur la tête de l’inférieure. Toutes les créatures touchent Dieu non pas selon leur nature créée, et ce qui est créé il lui faut être brisé si le bien doit en sortir. Il faut que la coque soit fendue en deux si le noyau doit sortir. Tout cela vise un dépassement, car l’ange, en dehors de cette nue nature, ne sait pas plus que ce bois ; oui, l’ange, sans cette nature, n’a pas davantage que n’a une mouche sans Dieu. Eckhart: Sermon 13
Saint Jean dit : « Ceux qui le reçurent, à ceux-là il donna pouvoir de devenir fils de Dieu. Ceux qui sont fils de Dieu, ceux-là ne sont pas ( nés ) de la chair et du sang ; ils sont nés de Dieu », non pas hors ( de lui ) mais en ( lui ). Notre aimable Dame dit : « Comment cela peut-il être que je devienne Mère de Dieu ? Alors l’ange dit : le Saint Esprit doit venir en toi d’en haut. » David dit : « Aujourd’hui je t’ai engendré. » Qu’est-ce qu’aujourd’hui ? Eternité. Je me suis éternellement engendré ( comme ) toi et toi ( comme ) moi. Néanmoins, il ne suffit pas à l’homme noble humble d’être le fils unique engendré, que le Père a éternellement engendré, il veut encore être Père et entrer dans la même égalité de la paternité éternelle, et engendrer celui dont je suis éternellement engendré, ainsi que je l’ai dit au Mariengarten ; c’est là que Dieu en vient à ce qui lui est propre. Approprie-toi à Dieu, ainsi Dieu est-il ton propre, comme il est le propre de soi-même. Ce qui se trouve engendré en moi, cela demeure ; Dieu ne se sépare jamais de l’homme où que l’homme se tourne. L’homme peut se détourner de Dieu ; aussi loin de Dieu que l’homme aille, Dieu se tient ( là ) et l’attend et le prévient avant qu’il ne le sache. Veux-tu que Dieu soit ton propre, tu doit alors être son propre, comme ( le sont ) ma langue ou ma main, en sorte que je puis faire de lui ce que je veux. Aussi peu puis-je agir sans lui, aussi peu peut-il opérer quelque chose sans moi. Veux-tu donc que Dieu soit ainsi ton propre, fais-toi son propre, et ne garde rien que lui dans ta visée ; alors il est un commencement et une fin de tout ton opérer, de même que sa déité tient en ce qu’il est Dieu. L’homme qui ainsi en toutes ses oeuvres ne vise et n’aime rien que Dieu, à celui-là Dieu donne sa déité. Tout ce que l’homme opère, ( Dieu l’opère ), car mon humilité donne à Dieu sa déité. « La lumière luit dans les ténèbres, et la lumière, les ténèbres ne l’ont pas saisie » ; cela veut dire que Dieu n’est pas seulement un commencement de toutes nos oeuvres et de notre être, il est aussi une fin et un repos de tout être. Eckhart: Sermon 14
Et ( il ) dit : « Un homme sortit. » Aristote entreprit un livre et voulut ( y ) parler de toutes choses. Or notez ce qu’Aristote dit cet homme. Homo, cela signifie un homme a qui a été conférée une forme, et ( elle ) lui donne être et vie en commun avec toutes créatures, avec celles qui sont douées de raison et avec celles qui ne sont pas douées de raison, ( il est privé de raison ) avec toutes les créatures corporelles et doué de raison avec les anges. Et il dit : De même que toutes les créatures avec images et formes sont intellectuellement comprises par les anges, et les anges connaissent intellectuellement chaque chose dans sa différence – en quoi l’ange a si grand plaisir que ce serait une merveille pour ceux qui ne l’ont pas éprouvé et qui ne l’auraient pas goûté : de même l’homme entend intellectuellement image et forme de toute créature dans sa différence. Ce qu’Aristote mit à l’actif de l’homme, c’est que l’homme est un homme en ce qu’il entend toute image et forme ; c’est pour cela qu’un homme est un homme. Et c’était l’explication suprême par quoi Aristote pouvait expliquer un homme. Eckhart: Sermon 15
Tu dois être constant et ferme, c’est-à-dire : tu dois te tenir égal dans amour et souffrance, dans fortune et infortune, et dois avoir en toi la noblesse de toutes les pierres précieuses, c’est-à-dire que toutes le vertus soient enfermées en toi et fluent essentiellement de toi. Tu dois traverser et surpasser toutes les vertus, et dois prendre la vertu dans le fond, là où elle est un avec la nature divine. Et pour autant que tu es plus uni à la nature divine que ne l’est l’ange, dans cette mesure il lui faut recevoir par toi. Pour que nous devenions Un, qu’à cela Dieu nous aide. Amen. Eckhart: Sermon 16 b
Les maîtres disent que la ( couleur ) jaune et la couleur verte, dans l’arc-en-ciel, se joignent l’une à l’autre de façon si égale qu’aucun oeil n’a vision si aiguë qu’il puisse le percevoir ; c’est de façon aussi égale qu’opère la nature et qu’elle s’égale au premier jaillissement, qui est si égal en les anges que Moïse ne se risqua pas à en écrire par égard au sentiment des faibles gens, pour qu’ils ne les adorent pas : si égaux sont-ils au premier jaillissement. Un grand maître dit même que l’ange le plus élevé parmi les esprits est si proche du premier jaillissement et possède en lui tant de ressemblance divine et de puissance divine qu’il a créé tout ce monde et en sus tous les anges qui sont au-dessous de lui. Ici se trouve une bonne doctrine, que Dieu est si élevé et si limpide et si simple qu’il opère dans sa créature le plus élevée de sorte qu’elle opère dans sa puissance, comme un sénéchal opère dans la puissance du roi et gouverne son pays. Il dit : « Dans la ( ville ) sanctifiée et dans la ville consacrée je me reposerai de façon égale. » Eckhart: Sermon 18
Maintenant « tiens-toi à la porte ». Celui qui s’y tient, ses membres sont ordonnés. Il veut dire que la partie supérieure de l’âme doit se tenir debout constamment. Tout ce qui est ordonné, il faut que ce soit ordonné sous ce qui est au-dessus de lui. Aucune créature ne plaît à Dieu à moins que la lumière naturelle de l’âme, d’où elle prend son être, ne l’illumine et que la lumière de l’ange n’illumine la lumière de l’âme et ne la prépare et dispose à ce que la lumière divine puisse y opérer ; car Dieu n’opère pas dans les choses corporelles, il opère dans l’éternité. C’est pourquoi il faut que l’âme soit rassemblée et tirée vers le haut, et il faut être un esprit. Là Dieu opère, là plaisent à Dieu toutes les oeuvres. Jamais aucune oeuvre ne plaît à Dieu qu’elle ne se trouve opérée là. Eckhart: Sermon 19
Or saint Augustin dit : Lorsque la lumière de l’âme, dans laquelle les créatures prennent leur être, illumine celles-ci, il appelle cela un matin. Quand la lumière de l’ange illumine la lumière de l’âme et l’inclut en soi, il appelle cela un milieu de matinée. David dit : « Le sentier de l’homme droit croît et grandit jusqu’au plein midi. » Le sentier est beau et désirable et plaisant et familier. Plus : lorsque la lumière divine illumine la lumière de l’ange et ( que ) la lumière de l’âme et la lumière de l’ange s’incluent dans la lumière divine, il appelle cela le midi. Alors le jour est en son plus haut et en son plus long et en son plus parfait, lorsque le soleil se tient en son plus haut et verse son éclat dans les étoiles et ( que ) les étoiles versent leur éclat dans la lune, de sorte que cela se trouve ordonné sous le soleil. Ainsi la lumière divine a-t-elle inclus en soi la lumière de l’ange et la lumière de l’âme, de sorte que tout cela se tient ordonné et dressé vers le haut, et loue ainsi Dieu pleinement. Alors il n’est plus rien qui ne loue Dieu, et tout se tient égal à Dieu – plus c’est égal plus c’est plein de Dieu – et loue pleinement Dieu. Notre Seigneur dit : « J’habiterai avec vous dans votre maison. » Nous prions notre aimable Seigneur Dieu pour qu’il habite avec nous ici-bas, afin que nous en venions à habiter avec lui éternellement ; qu’à cela Dieu nous aide. Amen. Eckhart: Sermon 19
Or il dit au serviteur : « Sors et ordonne à ceux qui sont invités de venir : toutes choses sont prêtes maintenant. » Tout ce qu’il est, l’âme le prend. Ce que l’âme désire, cela est prêt maintenant. Ce que Dieu donne, cela est toujours en devenir ; son devenir est maintenant nouveau et frais et pleinement dans un maintenant éternel. Un grand maître dit : Quelque chose que je vois se trouve purifié et spiritualisé dans mes yeux, et la lumière qui parvient à mon oeil ne parviendrait jamais dans l’âme s’il n’y avait pas cette puissance qui est au-dessus ( d’elle ). Saint Augustin dit que la petite étincelle est plus ( ancrée ) dans la vérité que tout ce que l’homme peut apprendre. Une lumière brûle. Or on dit que l’une se trouve allumée par l’autre. Cela doit-il advenir, il faut de nécessité que soit au-dessus ce qui brûle. Comme celui qui prendrait une bougie qui serait éteinte et encore rougeoyante et dilatée, et qui l’élèverait vers une autre, alors la lumière glisserait de là vers le bas et allumerait l’autre. On dit qu’un feu allume l’autre. Cela, j’y contredis. Un feu s’allume bien soi-même. Pour que l’autre puisse allumer, il faut qu’il soit au-dessus de lui, comme le ciel ne s’allume pas et est froid ; néanmoins il allume le feu, et cela advient par l’attouchement de l’ange. C’est ainsi que l’âme se prépare par l’exercice. Par là elle se trouve embrasée d’en haut. Cela provient de la lumière de l’ange. Eckhart: Sermon 20a
Le Seigneur envoya ses serviteurs. Saint Grégoire dit ( que ) ces serviteurs sont l’ordre des prêcheurs. Je parle d’un autre serviteur, c’est l’ange. En outre nous parlons d’un serviteur, dont j’ai souvent parlé, c’est l’intellect à la périphérie de l’âme, là où elle touche à la nature angélique et est une image de Dieu. Dans cette lumière, l’âme a une communauté avec les anges, et même avec les anges qui sont déchus en enfer et ont pourtant gardé la noblesse de leur nature. Là cette petite étincelle se tient nue, sans souffrance d’aucune sorte, dressée vers l’être de Dieu. Elle s’égale aussi aux bons anges, qui là opèrent en Dieu et reçoivent en Dieu et portent toutes leurs oeuvres en retour vers Dieu et reçoivent Dieu de Dieu en Dieu. A ces bons anges s’égale la petite étincelle de l’intellect, qui là est créée par Dieu sans différence, une lumière qui plane et une image de nature divine et créée par Dieu. Cette lumière, l’âme la porte en elle. Les maîtres disent ( qu’ ) il est une puissance dans l’âme qui se nomme syndérèse, ( mais ) il n’en est pas ainsi. Cela exprime ce qui en tout temps dépend de Dieu, et cela ne veut jamais rien de mal. En enfer ( même ) cela est incliné au bien ; cela lutte toujours dans l’âme contre tout ce qui n’est pas limpide ni divine, et invite sans relâche au festin. Eckhart: Sermon 20b
Or un maître dit que se trouve au-dessus de l’oeil une puissance de l’âme qui est plus ample que le monde entier et plus ample que le ciel. Cette puissance prend tout ce qui par les yeux se trouve apporté à l’intérieur et le porte tout entier vers le haut dans l’âme. Ce que contredit un autre maître qui dit : Non, frère, il n’en est point ainsi. Tout ce qui par les sens se trouve apporté à l’intérieur dans cette puissance, cela ne parvient pas dans l’âme ; plutôt : cela purifie et dispose et gagne l’âme pour qu’elle puisse recevoir nûment la lumière de l’ange et la lumière divine. C’est pourquoi il dit tout est prêt maintenant. » Eckhart: Sermon 20b
L’autre parole : « Ami, monte plus haut, va plus haut. » De ces deux, j’en fais une. Lorsqu’il dit : « Ami, monte plus haut, va plus haut », c’est un dialogue entre l’âme et Dieu, et il lui fut répondu : « Un Dieu et Père de tous ». Un maître dit : Amitié se trouve dans volonté. Pour autant qu’amitié se trouve dans volonté, elle n’unit pas. Je l’ai dit également souvent : Amour n’unit pas. Il unit certes en une oeuvre, non pas en un être. C’est pourquoi il ( = l’amour ) dit seulement : « Un Dieu », « monte plus haut, va plus haut ». Dans le fond de l’âme rien ne peut ( être ) que limpide déité. Même l’ange le plus élevé, si proche qu’il soit de Dieu et si apparenté ( à lui ) et si riche soit ce que de Dieu il a en lui – ses oeuvres sont constamment en Dieu, il est uni à Dieu en un être, non en une oeuvre, il a un demeurer-intérieur en Dieu et un constant séjourner auprès ( de lui ) – si noble soit l’ange, c’est pour sûr merveille, il ne peut pourtant entrer dans l’âme. Un maître dit : Toutes les créatures qui possèdent distinction sont indignes de ce que Dieu lui-même opère en elles. L’âme dans elle-même, étant donné qu’elle est au-dessus du corps, est si limpide et si délicate qu’elle n’aime rien que déité nue limpide. Cependant Dieu ne peut pas ( entrer ) en elle, à moins que lui soit retirer tout ce qui lui est ajouté. C’est pourquoi il lui fut répondu : « Un Dieu ». Eckhart: Sermon 21
Le bien le plus grand que Dieu ait jamais fait à l’homme, ce fut qu’il devint homme. Ici je raconterai une histoire qui convient bien à cela. Il y avait un homme riche et une femme riche. Un accident arriva à la femme qui fit qu’elle perdit un oeil ; elle en fut fort affligée. Alors l’homme vint à elle et dit : « Dame, pourquoi êtes-vous si affligée ? Vous ne devez pas vous affliger de ce que vous avez perdu un oeil. » Alors elle dit : « Seigneur, je ne m’afflige pas de ce que j’ai perdu un oeil ; je m’afflige de ce qu’il me semble que vous m’en aimerez moins. » Alors il dit : « Dame, je vous aime. » Peu de temps après, il s’arracha lui-même un oeil et vint trouver la femme et dit : « Dame, pour que vous croyiez que je vous aime, je me suis fait égal à vous ; moi aussi je n’ai qu’un oeil. » Ainsi de l’homme, il put à peine croire que Dieu l’a en si grand amour jusqu’au jour où Dieu s’arracha lui-même un oeil et revêtit la nature humaine. C’est ce que veut dire « est devenu chair ». Notre Dame dit : « Comment cela adviendra-t-il ? » Alors l’ange dit : « Le Saint Esprit descendra en toi d’en haut », du trône le plus élevé, du Père de la lumière éternelle. Eckhart: Sermon 22
La communauté avec le corps égare, de sorte que l’âme ne peut entendre aussi limpidement que l’ange ; mais dans la mesure où l’on connaît sans les choses matérielles, dans cette mesure l’on est angélique. L’âme connaît du dehors, Dieu entend en lui-même par lui-même, car il est une origine de toutes choses, et que Dieu nous aide éternellement à parvenir à cette origine. Amen. Eckhart: Sermon 23
Tout ce qui est créé – comme je l’ai dit souvent – en cela il n’est pas de vérité. Il est quelque chose qui est au-dessus de l’être créé de l’âme, que ne touche rien de créé, qui est néant ; même l’ange ne le possède pas, lui qui a un être limpide qui est limpide et ample ; ce qui est sien ne touche pas cela. C’est une parenté de type divin, c’est Un en lui-même, cela n’a rien de commun avec rien. C’est ici qu’achoppent maints grands clercs. C’est une étrangeté et c’est un désert et c’est davantage innomé que cela n’a de nom, et c’est davantage inconnu que cela n’est connu. Si tu pouvais t’anéantir toi-même en un instant, je dis même plus brièvement qu’un instant, alors tu aurais en propre ce que c’est en soi-même. Aussi longtemps que tu prêtes attention à quelque chose, à toi-même ou à aucune chose, tu sais aussi peu ce que Dieu est que ma bouche sait ce qu’est la couleur, et que mon oeil sait ce qu’est le goût : aussi peu sais-tu et t’est connu ce que Dieu est. Eckhart: Sermon 28