Amour (Eckhart)

Quel peuple est en Dieu ? Saint Jean dit : « Dieu est l’amour, et qui demeure dans l’amour, celui-là demeure en Dieu et Dieu en lui. » Bien que saint Jean dise que l’amour unit, l’amour ne transporte jamais en Dieu ; tout au plus fait-il adhérer. Amour n’unit pas, d’aucune manière ; ce qui est uni, il l’assemble et le noue. Amour unit en une oeuvre, non en un être. Les meilleurs maîtres disent que l’intellect dépouille pleinement et prend Dieu nu, tel qu’il est être limpide en lui-même. Connaissance fait sa percée par vérité et bonté, et tombe dans l’être limpide, et prend Dieu nûment, tel qu’il est sans nom. Je dis : Ni connaissance ni amour n’unissent. Amour prend Dieu lui-même en tant qu’il est bon, et si le nom de bonté faisait défaut à Dieu, amour n’irait jamais plus loin. Amour prend Dieu sous un pelage, sous un vêtement. Cela, l’intellect ne le fait pas ; l’intellect prend Dieu tel qu’il est connu en lui ( = dans l’intellect ) ; là il ne peut jamais le saisir dans la mer de son insondabilité. Je dis : Au-dessus de ces deux, connaissance et amour, il y a miséricorde ; là Dieu opère miséricorde, dans le plus élevé et le plus limpide que Dieu puisse opérer. Eckhart: Sermon 7

Or il ( = le texte ) dit : « Il est trouvé intérieurement ». Est intérieur ce qui habité dans le fond de l’âme, dans le plus intérieur de l’âme, dans l’intellect, et ne sort pas et ne porte le regard sur aucune chose. Là toutes les puissances de l’âme sont également nobles ; c’est là qu’il est trouvé intérieurement juste. Cela est juste qui est égal dans amour et dans souffrance et dans amertume et dans douceur, et à qui absolument aucune chose n’est contraire au fait qu’il se trouve un dans la justice. L’homme juste est un avec Dieu. Egalité se trouve aimée. Amour aime toujours ( ce qui lui est ) égal ; c’est pourquoi Dieu aime l’homme juste qui lui est égal. Eckhart: Sermon 10

L’autre parole : « Ami, monte plus haut, va plus haut. » De ces deux, j’en fais une. Lorsqu’il dit : « Ami, monte plus haut, va plus haut », c’est un dialogue entre l’âme et Dieu, et il lui fut répondu : « Un Dieu et Père de tous ». Un maître dit : Amitié se trouve dans volonté. Pour autant qu’amitié se trouve dans volonté, elle n’unit pas. Je l’ai dit également souvent : Amour n’unit pas. Il unit certes en une oeuvre, non pas en un être. C’est pourquoi il ( = l’amour ) dit seulement : « Un Dieu », « monte plus haut, va plus haut ». Dans le fond de l’âme rien ne peut ( être ) que limpide déité. Même l’ange le plus élevé, si proche qu’il soit de Dieu et si apparenté ( à lui ) et si riche soit ce que de Dieu il a en lui – ses oeuvres sont constamment en Dieu, il est uni à Dieu en un être, non en une oeuvre, il a un demeurer-intérieur en Dieu et un constant séjourner auprès ( de lui ) – si noble soit l’ange, c’est pour sûr merveille, il ne peut pourtant entrer dans l’âme. Un maître dit : Toutes les créatures qui possèdent distinction sont indignes de ce que Dieu lui-même opère en elles. L’âme dans elle-même, étant donné qu’elle est au-dessus du corps, est si limpide et si délicate qu’elle n’aime rien que déité nue limpide. Cependant Dieu ne peut pas ( entrer ) en elle, à moins que lui soit retirer tout ce qui lui est ajouté. C’est pourquoi il lui fut répondu : « Un Dieu ». Eckhart: Sermon 21

C’est certes un grand don que l’âme se trouve ainsi introduite par le Saint Esprit, car de même que le Fils est appelé une Parole, ainsi le Saint Esprit est appelé un Don : ainsi l’Ecriture le nomme-t-elle. J’ai dit souvent aussi : Amour prend Dieu en tant qu’il est bon ; s’il n’était pas bon, il ne l’aimerait pas et ne le prendrait pas pour Dieu. Sans bonté il n’aime rien. Mais l’intellect de l’âme prend Dieu en tant qu’il est un être limpide, un être suréminent. Mais être et bonté et vérité sont d’ampleur égale car dans la mesure où l’être est, alors il est bon et est vrai. Or ils ( = les maîtres ) prennent bonté et la placent au-dessus d’être : cela couvre l’être et lui fait un pelage car cela est ajouté. Derechef ils le prennent tel qu’il est vérité. Etre est-il vérité ? Oui, car vérité est liée à l’être, puisqu’il dit à Moïse : « Celui qui est, celui-là m’a envoyé. » Saint Augustin dit : La vérité est le Fils dans le Père, car vérité est liée à l’être. Etre est-il vérité ? Qui interrogerait à ce propos nombre de maîtres, ils diraient : « Oui ! ». Qui m’aurait interrogé moi-même, j’aurais dit : « Oui ! ». Mais maintenant je dis : « Non ! », car vérité est aussi ajoutée. Maintenant, ils le prennent selon qu’il est Un, car Un est plus proprement Un que ce qui est uni. Ce qui est Un, tout autre est ôté ( de lui ) ; pourtant cela même qui est ôté, cela même est ajouté dès lors qu’il y a changement. Eckhart: Sermon 23

Or notez le premier petit mot qu’il dit : « C’est là mon commandement. » A ce propos je veux dire un petit mot afin qu’il « demeure auprès de vous ». « C’est là mon commandement que vous aimiez. » Que veut-il dire lorsqu’il dit : « Que vous aimiez » ? Il veut dire un petit mot, notez-le : amour est si limpide, si nu, si détaché en lui-même que les meilleurs maîtres disent que l’amour avec lequel nous aimons est le Saint Esprit. Ils s’en trouva qui voulurent le contredirent. C’est toujours vrai : tout le mouvement par lequel nous nous trouvons mus vers amour, là rien d’autre ne nous meut que le Saint Esprit. Amour en ce qu’il y a de plus limpide, en ce qu’il y a de plus détaché en lui-même, n’est rien d’autre que Dieu. Les maîtres disent que la fin de l’amour, pour laquelle amour opère toute son oeuvre, est bonté, et la bonté est Dieu. Aussi peu mon oeil peut-il parler et ma langue connaître la couleur, aussi peu l’amour peut-il s’incliner à autre chose qu’à bonté et à Dieu. Eckhart: Sermon 27

Tous les commandements de Dieu viennent d’amour et de la bonté de sa nature ; car s’ils ne venaient pas d’amour, ils ne pourraient être alors commandements de Dieu ; car le commandement de Dieu est la bonté de sa nature, et sa nature est sa bonté dans son commandement. Qui maintenant habite dans la bonté de sa nature, celui-là habite dans l’amour de Dieu, et l’amour n’a pas de pourquoi. Aurais-je un ami et l’aimerais-je pour la raison que me viendrait de lui du bien et toute ma volonté, je n’aimerais pas mon ami, mais moi-même. Je dois aimer mon ami pour sa bonté propre et pour sa vertu propre et pour tout ce qu’il est en lui-même : c’est alors que j’aime mon ami comme il faut, lorsque je l’aime ainsi qu’il est dit ci-dessus. Ainsi en est-il de l’homme qui se tient dans l’amour de Dieu, qui ne cherche pas ce qui est sien en Dieu ni en lui-même ni en aucune chose, et qui aime Dieu seulement pour sa bonté propre et pour la bonté de sa nature et pour tout ce qu’il est en lui-même, et c’est là amour juste. Amour de la vertu est une fleur et un ornement et une mère de toute vertu et de toute perfection et de toute béatitude, car il est Dieu, car Dieu est fruit de la vertu, Dieu féconde toutes les vertus et est un fruit de la vertu, et le fruit demeure à l’homme. L’homme qui opérerait en vue d’un fruit et que ce fruit lui demeure, ce lui serait fort agréable ; et s’il y avait un homme qui possédât une vigne ou un champ et les confiât à son serviteur pour qu’il les travaille et pour que le fruit lui demeure, et s’il lui donnait aussi tout ce qui est requis pour cela, ce lui serait fort agréable que le fruit lui demeure sans dépense de sa part. Ainsi est-il fort agréable à l’homme qui habite dans le fruit de la vertu, car celui-là n’a aucune contrariété ni aucun trouble, car il a laissé soi-même et toutes choses. Eckhart: Sermon 28