Le Père engendre son Fils sans relâche. Lorsque le Fils est engendré, il ne prend rien du Père, car il a tout ; mais lorsqu’il se trouve engendré, il prend du Père. Dans cette perspective, nous ne devons non plus rien désirer de Dieu comme d’un étranger. Notre Seigneur dit à ses disciples : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs mais amis. » Ce qui désire quelque chose de l’autre, c’est ( le ) serviteur, et ce qui récompense c’est ( le ) maître. Je pensais récemment si de Dieu je voulais prendre ou désirer quelque chose. J’y songerai très fort, car si de Dieu j’étais celui qui prend, je serais en dessous de Dieu, comme un serviteur, et lui comme un maître dans le fait de donner. Ce n’est pas ainsi que nous devons être dans la vie éternelle. Eckhart: Sermon 6
Saint Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit. » Or personne ne parvient au Père si ce n’est pas le Fils. Qui voit le Père voit le Fils, et le Saint Esprit est leur amour à tous deux. L’âme est si simple en elle-même qu’elle ne peut percevoir en elle que la présence d’une ( seule ) image. Lorsqu’elle perçoit l’image de la pierre, elle ne perçoit pas l’image de l’ange, et lorsqu’elle perçoit l’image de l’ange elle n’en perçoit aucune autre ; et l’image même qu’elle perçoit, il lui faut l’aimer dans la présence. Percevrait-elle mille anges, que cela serait autant que deux anges, et elle n’en percevrait pourtant pas plus qu’un ( seul ). Or l’homme doit s’unifier en lui-même. Maintenant saint Paul dit : « Etes-vous libérés de vos péchés que vous êtes devenus serviteurs de Dieu. » Le Fils unique nous a libérés de nos péchés. Or Notre Seigneur dit de façon plus précise que saint Paul : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés mes amis. » « Le serviteur ne sait pas la volonté de son maître », mais l’ami sait tout ce que sait son ami. « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, cela je vous l’ai annoncé », et tout ce que sait mon Père je le sais, et toute ce que je sais vous le savez ; car moi et mon Père avons un seul esprit. L’homme qui maintenant sait tout ce que Dieu sait, celui-là est un homme qui-sait-Dieu. Cet homme saisit Dieu dans sa propriété même et dans son unité même et dans sa présence même et dans sa vérité même ; pour cet homme tout est rectifié. Mais pour l’homme qui n’est pas accoutumé aux choses intérieures, il ne sait pas ce qu’est Dieu. Comme un homme qui a du vin dans sa cave et n’en aurait bu ni goûté ne sait pas qu’il est bon. Il en est de même des gens qui vivent dans l’ignorance : ils ne savent pas ce qu’est Dieu et ils croient et s’imaginent vivre. Ce savoir n’est pas de Dieu. Il faut qu’un homme ait un savoir limpide clair de la vérité divine. L’homme qui a une visée droite dans toutes ses oeuvres, pour lui, le principe de sa visée est Dieu, et l’oeuvre de cette visée est lui-même ( = Dieu ) et est de nature divine limpide et s’achève dans la nature divine en lui-même. Eckhart: Sermon 10
Il dit : « Sur la montagne ». Comment cela doit-il advenir que l’on parvienne à cette limpidité ? Ils étaient vierges et étaient en haut sur la montagne et étaient fiancés à l’agneau et refusés à toutes créatures, et suivaient l’agneau partout où il allait. Certaines gens suivent l’agneau aussi longtemps que tout va bien pour eux ; mais dès lors que cela ne va pas selon leur volonté, ils rebroussent chemin. Cela n’est pas entendu dans ce sens, car il dit : « Ils suivaient l’agneau partout où il allait. » Si tu es vierge et que tu es fiancé à l’agneau et refusé à toutes créatures, alors tu suis l’agneau partout où il va ; tu ne te trouves pas alors désarçonné, lorsque viennent souffrances de la part de tes amis ou de la part de toi-même par quelque tentation. Eckhart: Sermon 13
« Un homme fit un repas du soir, un grand festin. » Celui qui fait un festin le matin, celui-là invite toutes sortes de gens ; mais pour le festin du soir, on invite des gens importants et des gens aimés et des amis très intimes. On célèbre aujourd’hui dans la chrétienté le jour de la Cène que le Seigneur prépara à ses disciples, à ses amis intimes, lorsqu’il leur donna son saint corps en nourriture. C’est le premier point. Il est un autre sens à la Cène. Avant que l’on en vienne au soir, il faut qu’il y ait eu un matin et un midi. La lumière divine se lève dans l’âme et fait un matin, et l’âme s’élève dans la lumière, gagne en ampleur et en hauteur jusqu’au midi ; après cela vient le soir. Maintenant nous parlons du soir en un autre sens. Lorsque la lumière décline, alors vient le soir ; lorsque tout ce monde décline de l’âme, alors c’est le soir, alors l’âme parvient au repos. Or saint Grégoire dit de la Cène : Quand on mange le matin, après cela vient un autre repas ; mais après le repas du soir ne vient aucun autre repas. Lorsque l’âme, à la Cène, goûte la nourriture et ( que ) la petite étincelle de l’âme saisit la lumière divine, elle n’a besoin d’aucune nourriture en sus et ne recherche rien à l’extérieur et se tient toute dans la lumière divine. Or saint Augustin dit : Seigneur, si tu te dérobes à nous, donnes-nous alors un autre toi, nous ne trouvons satisfaction en rien d’autre qu’en toi, car nous ne voulons rien que toi. Notre Seigneur se déroba à ses disciples comme Dieu et homme et se donna à eux à nouveau comme Dieu et homme, mais selon une autre manière et dans une autre forme. Tout comme là où il y a une chose grandement sacrée, on ne la laisse pas toucher ni regarder nue ; on l’enserre dans un cristal ou dans quelque chose d’autre. C’est ainsi que fit Notre Seigneur lorsqu’il se donna comme un autre soi. Dieu se donne, en tout ce qu’il est, dans la Cène, en nourriture à ses chers amis. Saint Augustin était pris de frayeur devant cette nourriture ; alors une voix lui parla en esprit : « Je suis une nourriture de gens adultes ; grandis et développe-toi et consomme-moi. Tu ne me transformes pas en toi, plutôt : tu te trouves transformé en moi. » La nourriture et le breuvage que j’ai pris il y a quinze jours, de cela une puissance de mon âme prit le plus limpide et le plus subtil et porta cela dans mon corps et unit cela avec tout ce qui est en moi, en sorte qu’il n’est rien de si petit, où l’on puisse ficher une aiguille, qui ne se soit uni avec lui ; et c’est aussi proprement un avec moi que ce qui se trouva reçu dans le corps de ma mère, là où ma vie me fut infusée en premier. Aussi proprement la puissance du Saint Esprit prend-elle le plus limpide et le plus subtil et le plus élevé, la petite étincelle de l’âme, et le porte tout entier vers le haut dans la fournaise, dans l’amour, comme je te le dis maintenant de l’arbre : La puissance du soleil prend dans la racine de l’arbre le plus limpide et le plus subtil et le tire tout entier vers le haut jusqu’au rameau, là il est une fleur. Ainsi de toute manière la petite étincelle dans l’âme se trouve emportée vers le haut dans la lumière et dans le Saint Esprit et ainsi emportée vers le haut dans la première origine, et se trouve ainsi tout a fait une avec Dieu et tend ainsi tout à fait à l’Un et est plus proprement une avec Dieu que la nourriture ne l’est avec mon corps, oui, bien davantage, d’autant plus qu’elle est plus pure et plus noble. C’est pourquoi il dit : « Un grand festin du soir ». Or David dit : « Seigneur, combien grande et combien multiple est la douceur et la nourriture que tu as cachée pour tous ceux qui te craignent » ; et celui qui reçoit cette nourriture avec crainte, celui-là ne la goûte jamais comme il convient, il faut qu’on la reçoive avec amour. C’est pourquoi une âme aimant Dieu a pouvoir sur Dieu de sorte qu’il lui faut se donner pleinement à elle. Eckhart: Sermon 20b
J’ai dit trois petits mots en latin, qui se trouvent écrits dans l’évangile : le premier petit mot, que Notre Seigneur dit : « C’est là mon commandement que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés » ; en deuxième lieu il dit : « Je vous ai dit mes amis, car tout ce que jamais j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé » ; en troisième lieu il dit : « Je vous ai choisis pour que vous alliez et portiez du fruit et que ce fruit demeure auprès de vous. » Eckhart: Sermon 27
Or il dit : « Comme je vous ai aimés. » Comment Dieu nous a-t-il aimés ? Il nous aima alors que nous n’étions pas et alors que nous étions ses ennemis. Telle nécessité a Dieu de notre amitié qu’il ne peut attendre que nous le priions ; il vient au-devant de nous et nous prie que nous soyons ses amis, car il désire de nous que nous voulions qu’il nous pardonne. De là Notre Seigneur dit fort bien : « C’est là ma volonté que vous priiez pour ceux qui vous font du mal. » C’est ainsi que doit nous tenir à coeur de prier ( pour ) ceux qui nous font du mal. Pourquoi ? – Pour que nous fassions la volonté de Dieu, pour que nous ne devions pas attendre que l’on nous prie ; nous devrions dire : « Ami, pardonne-moi de t’avoir attristé ! » Et c’est ainsi que devrait nous tenir à coeur ce qui regarde la vertu. C’est ainsi que doit être ton amour, car amour ne veut être nulle part que là où sont égalité et Un. Un maître qui a un valet, là il n’est pas de paix, car là il n’est pas d’égalité. Une femme et un homme sont inégaux l’un à l’autre ; mais dans l’amour ils sont tout à fait égaux. De là l’Ecriture dit fort bien que Dieu a pris la femme de la côte et du côté de l’homme, non de la tête ni des pieds, car là où il y a deux, là est déficience. Pourquoi ? L’un n’est pas l’autre, car ce « ne pas », qui là fait différence, n’est rien d’autre qu’amertume, car là il n’est pas de paix. Si j’ai une pomme dans la main, elle procure du plaisir à mes yeux, mais la bouche se trouve spoliée de sa douceur Mais que je la mange, alors je spolie mes yeux du plaisir que j’ai là. C’est ainsi que deux ne peuvent être ensemble, car il faut que l’un perde son être. Eckhart: Sermon 27
Or notez le second petit mot qu’il dit : « Je vous ai appelés mes amis, car je vous ai révélé tout ce que j’ai entendu de mon Père. » Or notez qu’il dit : « Je vous ai appelés mes amis. » Dans la même origine où le Fils trouve origine, là le Père prononce sa Parole éternelle, et du même coeur là aussi le Saint Esprit trouve origine et flue. Et le Saint Esprit n’aurait-il pas flué du Fils, on n’aurait pas connu de différence entre le Fils et le Saint Esprit. Lorsque j’ai prêché récemment en la fête de la Trinité, j’ai dit un petit mot, en latin, que le Père donne à son Fils unique tout ce qu’il peut offrir, toute sa déité, toute sa béatitude, et ne retient rien pour lui-même. Alors il y eut une question : lui donna-t-il aussi sa nature propre ? Et je dis : Oui ! car la nature propre du Père selon laquelle il engendre n’est rien d’autre que Dieu ; car j’ai dit qu’il n’a rien retenu pour lui-même. Oui, je dis : La racine de la déité, il la dit pleinement dans son Fils. C’est pourquoi saint Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit. » Un arbre qui porte du fruit présente son fruit. Qui me donne ce fruit ne me donne pas l’arbre. Mais qui me donne l’arbre et la racine et le fruit, celui-là m’a donné davantage. Or il dit : « Je vous ai appelé mes amis. » Oui, dans cette même naissance où le Père engendre son Fils unique et lui donne sa racine et toutes sa déité et toute sa béatitude et ne retient rien pour lui-même, dans cette même naissance il nous appelle ses amis. Si néanmoins tu n’entends ni ne comprends rien à ce dire, il est pourtant une puissance dans l’âme – dont j’ai parlé alors que je prêchais récemment ici – elle est si détachée et si limpide en elle-même et est apparentée à la nature divine, et dans cette puissance l’on comprend, c’est pourquoi il dit aussi de façon fort bien : « De là je vous ai révélé tout ce que j’ai entendu de mon Père. » Eckhart: Sermon 27
Or Notre Seigneur dit : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés amis, car le serviteur ne sait pas ce que son maître veut. » Mon ami lui aussi pourrait savoir quelque chose que je ne saurais pas, s’il ne voulait pas me le révéler. Mais Notre Seigneur dit : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Je m’étonne maintenant de certains clercs, qui sont certes instruits et veulent être de grands clercs, de ce qu’ils se laissent si vite satisfaire et se laissent tromper, et interprètent la parole que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » – de ce qu’ils veulent entendre ainsi et disent donc qu’il nous a révélé sur le chemin autant qu’il nous était nécessaire pour notre béatitude éternelle. Je ne tiens pas que cela soit à comprendre ainsi, car cela n’est d’aucune vérité. Pourquoi Dieu était-il devenu homme ? Pour la raison que je me trouve engendré comme ce même Dieu. La raison pour laquelle Dieu est mort, c’est que je meurs au monde entier et à toutes choses créées. On doit donc comprendre le mot que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Qu’est-ce que le Fils entend de son Père ? Le Père ne peut rien qu’engendrer, le Fils ne peut rien que se trouver engendré. Tout ce que le Père a et ce qu’il est, l’abyssalité de l’être divin et de la nature divine, cela il l’engendre pleinement dans son Fils unique. C’est cela que le Fils entend de son Père, cela qu’il nous a révélé, que nous sommes le même Fils. Tout ce qu’a le Fils, il l’a de son Père, être et nature, afin que nous soyions le même Fils unique. Personne n’a le Saint Esprit qu’il ne soit le Fils unique. Le Père et le Fils spirent le Saint Esprit, là où le Saint Esprit se trouve spiré, car cela est essentiel et spirituel. Tu peux certes recevoir le don du Saint Esprit ou la ressemblance du Saint Esprit, mais cela ne demeure pas pour toi, c’est instable. De la même manière qu’un homme devient rouge de honte et ( à nouveau ) blême, c’est là pour lui un hasard et cela lui passe. Mais l’homme qui par nature est rouge et beau le demeure toujours. Ainsi en est-il de l’homme qui est le Fils unique : pour lui le Saint Esprit demeure de façon essentielle. C’est pourquoi il est écrit dans le Livre de la Sagesse : « Je t’ai engendré aujourd’hui » dans le reflet de ma lumière éternelle, dans la plénitude et « dans la clarté de tous les saints ». Il engendre dans le maintenant et l’aujourd’hui. Là est le berceau dans la déité, là ils se trouvent « baptisés dans le Saint Esprit » – c’est là « la promesse que le Père leur a faite » – « après ces jours qui sont peu nombreux ou ( plutôt ) rares » – c’est-à-dire « plénitude de la déité », là où il n’est ni jour ni nuit ; là m’est aussi proche ce qui est au-delà de mille lieux que l’endroit où je me tiens maintenant ; là est plénitude et abondance de toute déité, là est une unité. Aussi longtemps que l’âme perçoit une différence quelconque, elle n’est pas comme il faut ; aussi longtemps que quelque chose sort ou pénètre, il n’y a pas là une unité. Marie-Madeleine cherchait Notre Seigneur dans le tombeau et cherchait un mort et trouva deux anges vivants ; elle n’en fut pas consolée. Alors les anges dirent : « Qu’est-ce qui te trouble ? Que cherches-tu ? Un mort, et tu trouves deux vivants. » Alors elle dit : « C’est bien là ma désolation que d’en trouver deux, alors que je n’en cherche qu’un. » Eckhart: Sermon 29