Ami (Eckhart)

J’ai dit une parole en latin, que saint Paul dit sans l’épître : « Un Dieu et Père de tous, qui est béni par-dessus tous et par tous et en nous tous. » Une autre parole que dit Notre Seigneur, je la prends de l’évangile : « Ami, monte plus haut, va plus haut. » Eckhart: Sermon 21

L’autre parole : « Ami, monte plus haut, va plus haut. » De ces deux, j’en fais une. Lorsqu’il dit : « Ami, monte plus haut, va plus haut », c’est un dialogue entre l’âme et Dieu, et il lui fut répondu : « Un Dieu et Père de tous ». Un maître dit : Amitié se trouve dans volonté. Pour autant qu’amitié se trouve dans volonté, elle n’unit pas. Je l’ai dit également souvent : Amour n’unit pas. Il unit certes en une oeuvre, non pas en un être. C’est pourquoi il ( = l’amour ) dit seulement : « Un Dieu », « monte plus haut, va plus haut ». Dans le fond de l’âme rien ne peut ( être ) que limpide déité. Même l’ange le plus élevé, si proche qu’il soit de Dieu et si apparenté ( à lui ) et si riche soit ce que de Dieu il a en lui – ses oeuvres sont constamment en Dieu, il est uni à Dieu en un être, non en une oeuvre, il a un demeurer-intérieur en Dieu et un constant séjourner auprès ( de lui ) – si noble soit l’ange, c’est pour sûr merveille, il ne peut pourtant entrer dans l’âme. Un maître dit : Toutes les créatures qui possèdent distinction sont indignes de ce que Dieu lui-même opère en elles. L’âme dans elle-même, étant donné qu’elle est au-dessus du corps, est si limpide et si délicate qu’elle n’aime rien que déité nue limpide. Cependant Dieu ne peut pas ( entrer ) en elle, à moins que lui soit retirer tout ce qui lui est ajouté. C’est pourquoi il lui fut répondu : « Un Dieu ». Eckhart: Sermon 21

Saint Paul dit : « Un Dieu ». Un est quelque chose de plus limpide que bonté et vérité. Bonté et vérité n’ajoutent rien, elles ajoutent dans une pensée ; lorsque l’on pense, alors on ajoute. Un n’ajoute rien, étant donné qu’il est dans lui-même avant qu’il ne flue dans Fils et Saint Esprit. C’est pourquoi il dit : « Ami, monte plus haut ». Un maître dit : Un est un nier du nier. Si je dis Dieu est bon, cela ajoute quelque chose. Un est un nier du nier et un dénier du dénier. Que signifie Un ? Un signifie ce à quoi rien n’est ajouté. L’âme prend la déité telle qu’elle est purifiée en elle( -même ), là où rien n’est ajouté, là où rien n’est pensé. Un est un nier du nier. Toutes les créatures ont un nier en elles-mêmes ; l’une nie qu’elle soit l’autre en quoi que ce soit. Mais Dieu a un nier du nier ; il est Un et nie tout autre, car rien n’est en dehors de Dieu. Toutes les créatures sont en Dieu et sont sa déité propre, et ( cela ) vise une plénitude comme je l’ai dit plus haut. Il est un Père de toute déité. Je dis une déité pour la raison qu’il n’est rien encore qui flue au-dehors et qui en aucune façon se trouve touché ni pensé. Dans la mesure où je nie quelque chose de Dieu – si de Dieu je nie la bonté, je ne peux ( par là ) rien nier de Dieu – dans la mesure où je nie ( quelque chose ) de Dieu, alors je saisis quelque chose de lui qu’il n’est pas ; c’est cela même qu’il faut écarter. Dieu est Un, il est un nier du nier Eckhart: Sermon 21

Un maître dit que la nature angélique n’a aucune force ni aucune oeuvre, elle ne sait rien d’autre que Dieu seul. Ce qui est autre, elle n’en sait rien. C’est pourquoi il dit : « Un Dieu, Père de tous » ; « ami, va plus haut ». Certaines puissances de l’âme prennent de l’extérieur, comme l’oeil : si subtil ce qu’il attire dans soi en écartant le plus grossier, néanmoins il prend quelque chose de l’extérieur qui a un regard sur ici et maintenant. Mais entendement et intellect dépouillent pleinement et prennent ce qui n’est ici ni maintenant ; c’est dans cet ampleur qu’il ( = l’intellect ) touche la nature angélique. Cependant il prend ( quelque chose ) à partir des sens ; ce que les sens introduisent de l’extérieur, de cela prend l’intellect. Cela la volonté ne le fait pas ; en cette part, la volonté est plus noble qu’intellect. Volonté ne prend nulle part que dans le limpide entendement là où il n’est ni ici ni maintenant. Dieu veut dire : Si élevée, si pure soit la volonté, il lui faut monter davantage. C’est là une réponse lorsque Dieu dit : « Ami, monte plus haut, ainsi t’adviendra-t-il honneur. » Eckhart: Sermon 21

« Un Dieu » : en tant que Dieu est Un, alors est accomplie la déité de Dieu. Je dis : Dieu ne pourrait jamais engendrer son Fils unique s’il n’était Un. En tant que Dieu est Un, il prend là tout ce qu’il opère en les créatures et en la déité. Je dis plus ; L’unité, Dieu seul l’a. Propriété de Dieu est l’unité ; c’est là que Dieu prend le fait qu’il est Dieu, autrement il ne serait pas Dieu. Tout ce qui est nombre, cela dépend du Un, et le Un ne dépend de rien. Richesse de Dieu et sagesse et vérité sont pleinement Un en Dieu ; ce n’est pas Un, c’est Unité. Tout ce que Dieu a, il l’a dans le Un ; c’est Un en lui. Les maîtres disent que le ciel opère sa révolution de telle sorte qu’il amène toutes choses en Un ; c’est pourquoi il évolue si vite. Dieu a toute plénitude comme Un, et la nature de Dieu en dépend, c’est là la béatitude de l’âme que Dieu soit Un ; c’est sa parure et son honneur. Il dit : « Ami, monte plus haut, ainsi t’adviendra-t-il honneur. » C’est honneur et parure de l’âme que Dieu soit Un. Dieu fait comme s’il n’était Un que pour plaire à l’âme, et comme s’il se parait pour que l’âme s’éprenne uniquement de lui. C’est pourquoi l’homme veut tantôt une chose, tantôt une autre ; tantôt il s’exerce en sagesse, et tantôt en art. Parce qu’elle n’a pas le Un, l’âme ne trouve jamais le repos que tout ne devienne Un en Dieu. Dieu est Un ; c’est là béatitude de l’âme et sa parure et son repos. Un maître dit : Dieu, dans toutes ses oeuvres, vise toutes choses. L’âme est toutes choses. Ce qui en toutes choses au-dessous de l’âme est le plus noble, le plus limpide, le plus élevé, cela Dieu le verse pleinement en elle. Dieu est tout et est Un. Eckhart: Sermon 21

Or il dit : « Comme je vous ai aimés. » Comment Dieu nous a-t-il aimés ? Il nous aima alors que nous n’étions pas et alors que nous étions ses ennemis. Telle nécessité a Dieu de notre amitié qu’il ne peut attendre que nous le priions ; il vient au-devant de nous et nous prie que nous soyons ses amis, car il désire de nous que nous voulions qu’il nous pardonne. De là Notre Seigneur dit fort bien : « C’est là ma volonté que vous priiez pour ceux qui vous font du mal. » C’est ainsi que doit nous tenir à coeur de prier ( pour ) ceux qui nous font du mal. Pourquoi ? – Pour que nous fassions la volonté de Dieu, pour que nous ne devions pas attendre que l’on nous prie ; nous devrions dire : « Ami, pardonne-moi de t’avoir attristé ! » Et c’est ainsi que devrait nous tenir à coeur ce qui regarde la vertu. C’est ainsi que doit être ton amour, car amour ne veut être nulle part que là où sont égalité et Un. Un maître qui a un valet, là il n’est pas de paix, car là il n’est pas d’égalité. Une femme et un homme sont inégaux l’un à l’autre ; mais dans l’amour ils sont tout à fait égaux. De là l’Ecriture dit fort bien que Dieu a pris la femme de la côte et du côté de l’homme, non de la tête ni des pieds, car là où il y a deux, là est déficience. Pourquoi ? L’un n’est pas l’autre, car ce « ne pas », qui là fait différence, n’est rien d’autre qu’amertume, car là il n’est pas de paix. Si j’ai une pomme dans la main, elle procure du plaisir à mes yeux, mais la bouche se trouve spoliée de sa douceur Mais que je la mange, alors je spolie mes yeux du plaisir que j’ai là. C’est ainsi que deux ne peuvent être ensemble, car il faut que l’un perde son être. Eckhart: Sermon 27