Il est trois choses que les philosophes de ce monde ont jugé particulièrement éminentes : je veux dire que la sagesse est de trois sortes : ou naturelle, ou morale, ou rationnelle. Toutes trois, nous avons déjà pu les découvrir dans l’Ancien Testament. Quel sens, en effet, peuvent avoir les trois puits, celui de la Vision (Gen., XVI, 14), celui de l’Abondance (Ib., XXVI, 33), et celui du Serment (Ib., XXI, 32), sinon que ce triple don exista chez les patriarches ?
La rationnelle, c’est le puits de la Vision : car le raisonnement aiguise le regard de l’intelligence et purifie la vue de l’âme. Le puits de l’Abondance, c’est l’éthique : car c’est après la retraite des [Allophyles->http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/definition/allophyle/1842], image et figure des vices de la chair, qu’Isaac rencontre l’eau vive de l’âme ; les bonnes mœurs sont une source pure et la bonté envers les hommes fait des largesses à autrui en se mettant à l’étroit. Le troisième puits, celui du Serment, c’est la sagesse naturelle : elle comprend ce qui est au-dessus de la nature ou dans la nature; car affirmer et jurer en prenant Dieu à témoin, c’est atteindre au divin même, en invoquant le Maître de la nature comme témoin de la bonne foi.
Et les trois livres de Salomon, les Proverbes, l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques, ne nous montrent-ils pas que Salomon le saint était versé dans cette triple sagesse? Il a écrit sur la rationnelle et l’éthique dans les Proverbes ; sur la naturelle dans l’Ecclésiaste, car « vanité de vanités, et tout est vanité » (Eccl., I, 2) dans ce qui est au monde, car « la création est asservie à la vanité » (Rom., VIII, 20) ; quant à la morale et à la rationnelle, elles sont au Cantique des Cantiques : car, lorsque l’amour du Verbe céleste se répand dans notre cœur et que l’âme sainte entre pour ainsi dire en société avec le spirituel, d’admirables mystères se dévoilent.
De même les évangélistes. Quelle sagesse, pensez-vous, leur a fait défaut ? Les uns et les autres en possèdent les divers genres, et chacun a pourtant son genre distinct où il excelle. Il y a vraiment de la sagesse naturelle dans le livre intitulé : Évangile selon S. Jean ; car personne, je ne crains pas de le dire, n’a vu avec une sagesse plus sublime la majesté de Dieu, ne nous l’a révélée en termes mieux appropriés. Il s’est élevé au-dessus des nuées, au-dessus des puissances célestes, au-dessus des anges pour découvrir le Verbe qui était au commencement et voir le Verbe qui est en Dieu. – Est-il un moraliste qui plus que S. Matthieu détaille les activités de l’homme et nous donne des règles de vie ? – Quoi de plus rationnel, quel rapprochement plus admirable que celui choisi par S. Marc pour son début : « Voici que j’envoie mon ange» (I, 2) et « une voix crie dans le désert » (I, 3) : il excite du coup notre étonnement et nous apprend que l’homme doit se faire agréer par l’humilité, l’abstinence et la fidé-lité, à l’exemple de S. Jean-Baptiste qui s’est élevé à l’immortalité par ces degrés : son vêtement, sa nourriture, son message.
Pour S. Luc, il s’en est tenu à un genre plutôt histo-rique et nous a révélé en plus grand nombre les mer-veilles accomplies par le Seigneur. Et cependant les res-sources de toute sagesse sont renfermées dans le récit de cet évangile. Est-il pour la sagesse naturelle objet plus relevé que la révélation du rôle créateur de l’Esprit Saint dans l’Incarnation même du Seigneur ? Voilà une leçon de naturelle : la création par l’Esprit ; aussi David, enseignant de son côté la sagesse naturelle, a-t-il dit : « Envoyez votre Esprit, et ils seront créés » (Ps. 103, 30). – Le même livre apprend la morale, puisque dans les Béatitudes il m’enseigne comment me conduire, comment je dois aimer mon ennemi, ne pas riposter ni rendre coup pour coup à qui me frappe, être bienfaisant, prêter sans espoir de recouvrement mais non sans profit ni récom-pense : car la récompense vient plus volontiers à qui ne l’attend pas. – II a même enseigné la rationnelle, puisque j’y lis que la fidélité dans les petites choses garantit la fidélité dans les grandes (XVI, 10) . – Pour en revenir à la naturelle, il enseigne encore que les puissances célestes seront ébranlées (XXI, 26), que le soleil a pour Maître le Fils unique de Dieu, pendant la Passion duquel les ténèbres survinrent en plein jour, la terre fut dans l’obscu-rité, le soleil s’éclipsa.
Ainsi toute la suprématie revendiquée à tort par la prudence du monde est en réalité l’apanage de la sagesse spirituelle : étant donné surtout – osons nous permettre cette hardiesse – que notre foi même, que le mystère même de la Trinité ne peut subsister sans cette triple sagesse. Il nous faut croire, avec la naturelle, au Père qui nous a engendré un Rédempteur, avec la morale que le Fils a, en tant qu’homme, obéi à son Père jusqu’à la mort, nous rachetant ainsi, et avec la rationnelle que l’Esprit a déposé au cœur des hommes l’art d’honorer Dieu et de diriger leur vie.
Et que nul ne pense que nous établissons une différence de puissance ou d’activité : le reproche pourrait aussi bien atteindre S. Paul. Car il n’a pas davantage établi de différence quand il a dit : «Il y a partage de grâces, mais un même Esprit ; il y a partage d’emplois, mais un même Seigneur ; il y a partage d’activités, mais c’est un même Dieu qui accomplit toutes choses en tous » (I Cor., XII, 4-6). Or le Fils accomplit toutes choses et en tous, car vous lisez ailleurs que « le Christ est tout en tous » (Col., III, 11). L’Esprit Saint Lui aussi les accomplit, car « tout s’accomplit par un seul et même Esprit, qui taille la part de chacun à son gré » (I Cor., XII, 11). Il n’y a donc aucune différence d’activité, aucune séparation, du moment que, soit dans le Père, soit dans le Fils, soit dans l’Esprit Saint, réside une plénitude de puissance qui ne le cède à nulle autre.