aimer (Eckhart)

Le second sens est : procure ton avantage en toutes choses ! c’est-à-dire : « Aime Dieu par-dessus toutes choses et ton prochain comme toi-même ! », et c’est là un commandement de Dieu. Mais je dis que ce n’est pas seulement un commandement, plutôt : c’est aussi ce que Dieu a donné et ce que Dieu a promis de donner. Et si tu aimes cent marks davantage en toi qu’en un autre, c’est un tort. Si tu aimes un homme plus que les autres, c’est un tort ; et aimes-tu ton père et ta mère et toi-même plus qu’un autre homme, c’est un tort ; et si tu aimes plus la béatitude en toi qu’en un autre, c’est un tort. « A Dieu ne plaise ! Que dites-vous ? Ne dois-je pas aimer la béatitude en moi plus qu’en un autre ? » Il se trouve bien des gens instruits qui ne comprennent pas cela, et estiment que c’est bien difficile ; mais ce n’est pas difficile, c’est tout à fait facile. Je te montrerai que ce n’est pas difficile. Voyez, la nature poursuit ( deux visées ) dans la mesure où un membre quelconque opère en l’homme. La première visée qu’il ( = le membre ) vise dans ses oeuvres, c’est qu’il serve pleinement le corps et en outre chaque membre de façon particulière comme lui-même et pas moins qu’en lui-même, et qu’il ne se vise pas soi-même davantage dans ses oeuvres qu’un autre membre. Bien plus encore doit-il en être ainsi de la grâce. Dieu doit être une règle et un fondement de ton amour. La visée première de ton amour doit être nûment vers Dieu et en outre vers ton prochain comme toi-même et pas moins que toi-même. Et si tu aimes la béatitude davantage en toi qu’en un autre, alors tu t’aimes toi-même ; là où tu t’aimes, là Dieu n’est pas nûment ton amour et c’est alors un tort. Car si tu aimes la béatitude sans saint Pierre et dans saint Paul autant qu’en toi-même, tu possèdes la même béatitude qu’ils ont eux aussi. Et si tu aimes la béatitude dans les anges autant qu’en toi, et si tu aimes la béatitude en Notre Dame autant qu’en toi, tu jouis proprement de la même béatitude qu’elle-même : elle est tienne aussi proprement qu’à elle. C’est pourquoi l’on dit dans le Livre de la Sagesse : « Il l’a fait égal à ses saints. » Eckhart: Sermon 30

Paraît difficile ce que Notre Seigneur a commandé, que l’on doive aimer son frère chrétien comme soi-même. Ce que disent communément des gens grossiers, c’est que ce devrait être ainsi : on devrait les aimer eu égard au bien dont on s’aime soi-même. Non, ce n’est pas ainsi. On doit les aimer autant que soi-même, et cela n’est pas difficile. Veuillez bien le noter, amour est plus digne de récompense qu’un commandement. Le commandement semble difficile, et la récompense est désirable. Qui aime Dieu comme il doit l’aimer et aussi comme il faut qu’il l’aime, qu’il le veuille ou ne le veuille pas, et comment l’aiment toutes les créatures, il lui faut aimer son prochain comme soi-même et se réjouir de ses joies et désirer son honneur autant que son honneur propre, et l’étranger comme l’un des siens. Et c’est ainsi que l’homme est en tout temps en joie, en honneur et en prospérité, ainsi est-il exactement comme dans le royaume des cieux, et c’est ainsi qu’il a davantage de joie que s’il se réjouissait uniquement de son bien. Et sachez-le dans la vérité : ton propre honneur t’apporte-t-il plus de satisfaction que celui d’un autre, alors c’est injuste pour lui. Eckhart: Sermon 4

Un maître dit : Lorsque je pense au fait que notre nature est élevée au-dessus des créatures et siège au ciel au-dessus des anges et se trouve adorée par eux, il me faut me réjouir pleinement dans mon coeur, car Jésus Christ on aimable seigneur m’a donné en propre tout ce qu’il a en lui. Il dit aussi que le Père, à propos de tout ce qu’il a jamais donné à son Fils Jésus Christ dans la nature humaine, m’a considéré plutôt que lui et m’a davantage aimé que lui et m’a donné plutôt qu’à lui : comment donc ? Il lui a donné à cause de moi, parce que ce m’était nécessaire. C’est pourquoi, ce qu’il lui a donné, en cela c’est moi qu’il visait, et il me l’a donné aussi bien qu’à lui ; je n’excepte rien, ni union ni sainteté de la déité ni quoi que ce soit. Tout ce qui jamais il lui donna dans la nature humaine, cela ne m’est pas plus étranger ni plus lointain qu’à lui. Car Dieu ne peut donner peu de chose ; ou bien il lui faut donner pleinement, ou bien ne rien donner du tout. Son don est pleinement simple et parfait, sans partage et non dans le temps, totalement dans l’éternité, et soyez-en aussi sûrs que du fait que je vis : si donc nous devons recevoir de lui, il nous faut être dans l’éternité, élevés au-dessus du temps. Dans l’éternité, toutes choses sont présentes. Ce qui est au-dessus de moi, cela m’est aussi proche et aussi présent que ce qui est près de moi ; et c’est là que nous devons recevoir ce que nous devons avoir de par Dieu. Dieu ne connaît rien qui soit en dehors de lui, mais son oeil est seulement tourné vers lui-même. Ce qu’il voit, il le voit totalement dans lui. C’est pourquoi Dieu ne nous voit pas lorsque nous sommes dans le péché. C’est pourquoi autant nous sommes en lui, autant Dieu nous connaît, ce qui veut dire : autant nous sommes sans péché. Et toutes les oeuvres que Notre Seigneur a jamais opérées, il me les a si bien données en propre qu’elles ne me sont pas moins méritoires que les oeuvres que j’opère. Puisqu’à nous tous est propre de façon égale sa noblesse, et ( qu’elle ) est proche de façon égale de moi comme de lui, pourquoi ne la recevons pas de façon égale ? Ah entendez-le ! Qui veut venir à cette largesse, en sorte qu’il reçoive de façon égale ce bien et la nature humaine commune et également proche de tous les hommes, pour autant que dans la nature humaine il n’est plus alors rien d’étranger ni de lointain ni de proche, alors il faut aussi de nécessité que tu sois de façon égale dans la communauté humaine, n’étant pas plus proche de toi-même que d’un autre. Tu dois aimer tous les hommes à égalité avec toi, les estimer et les tenir à égalité ; ce qui arrive à un autre, que ce soi mal ou bien, cela doit être pour toi comme si cela t’arrivait. Eckhart: Sermon 5 a

Un maître dit : Dieu est quelque chose qui opère dans l’éternité ( comme ) en lui-même indivisé, ( quelque chose ) qui n’a besoin de l’aide de personne ni d’instrument, et qui demeure en lui-même, qui n’a besoin de rien et dont toutes choses ont besoin, et où toutes choses tendent comme vers leur fin dernière. Cette fin n’a aucun mode, elle échappe au mode et se déploie dans l’ampleur. Saint Bernard dit : Aimer Dieu est mode sans mode. Un médecin qi veut guérir un malade ne possède pas le mode de la santé d’après lequel il veut guérir le malade ; il a certes ( un ) mode au moyen duquel il veut le guérir, mais la mesure selon laquelle il veut le guérir, cela est sans mode ; aussi bien portant qu’il lui est possible. La mesure selon laquelle nous devons aimer Dieu, cela n’a pas de mode ; autant d’amour que nous le pouvons jamais, cela est sans mode. Eckhart: Sermon 9

L’homme qui maintenant se tient ainsi dans la volonté de Dieu, celui-là ne veut rien d’autre que ce que Dieu est et ce qu’est la volonté de Dieu. Serait-il malade, il ne voudrait pas être en bonne santé. Toute peine lui est une joie, toute multiplicité lui est une nudité et une unité, s’il se tient droitement dans la volonté de Dieu. Si même la peine infernale en dépendait, ce lui serait une joie et une béatitude. Il est dépris et sorti de soi-même, et tout ce qu’il doit recevoir, il lui faut en être dépris. Mon oeil doit-il voir la couleur, il lui faut être dépris de toute couleur. Si je vois couleur bleue ou blanche, l’acte de voir de mon oeil, ce qui voit la couleur, cela même qui voit, cela est la même chose que ce qui se trouve vu avec l’oeil. L’oeil qui intérieurement voit Dieu est le même oeil avec lequel Dieu me voit intérieurement mon oeil et l’oeil de Dieu est un ( seul ) oeil et une vision et un connaître et un aimer. Eckhart: Sermon 12

Toutes les créatures ont flué hors de la volonté de Dieu. Saurais-je désirer seulement le bien de Dieu, cette volonté est si noble que le Saint Esprit fluerait de là sans intermédiaire. Tout bien flue du superflu de la bonté de Dieu. Oui, et la volonté de Dieu a goût pour moi seulement dans l’unité, là où le repos de Dieu est orienté au bien de toutes les créatures ; où celle-ci repose, et toute ce qui jamais acquit être et vie, comme dans leur fin dernière, là tu dois aimer le Saint Esprit, tel qu’il est dans l’unité ; non en lui-même, mais là où avec la bonté de Dieu il a goût seulement dans l’unité, là où toute bonté flue du superflu de la bonté de Dieu. Cet homme. Cet homme s’en revient plus riche chez lui que lorsqu’il était sorti. Qui serait ainsi sorti de soi-même, celui-là devrait se trouver plus proprement donné à nouveau à lui-même. Et toute chose qu’il aura laissée dans la multiplicité, cela lui sera ( donné ) pleinement à nouveau dans la simplicité, car il se trouve soi-même et dans toute chose dans le maintenant présent de l’unité. Et celui qui serait ainsi sorti, il reviendrait chez lui bien plus noble qu’il n’était sorti. Cet homme vit maintenant dans une liberté déprise et dans une limpide nudité, car il n’a à se soumettre à aucune chose ni à prendre peu ni beaucoup ; car tout ce qui est le propre de Dieu, cela lui est propre. Eckhart: Sermon 15

Mais certaines gens veulent voit Dieu de leurs yeux comme ils voient une vache, et veulent aussi aimer Dieu comme ils aiment une vache. Tu l’aimes pour le lait et pour le fromage et pour ton propre avantage. Ainsi font tous les gens qui aiment Dieu pour richesse extérieure et pour consolation intérieure ; et ceux-là n’aiment pas Dieu comme il faut, mais ils aiment leur propre avantage. Oui, je dis pour de vrai : Tout ce que tu te proposes dans ta visée ( et ) qui n’est pas Dieu en lui-même, si bon cela puisse être, c’est pour toi un obstacle à la vérité la plus haute. Eckhart: Sermon 16 b

C’est pourquoi il dit : « Aimez-vous les uns les autres ! », c’est-à-dire : les uns dans les autres. De quoi l’Ecriture parle fort bien. Saint Jean dit : « Dieu est l’amour, et qui est dans l’amour, celui-là est en Dieu, et Dieu est en lui. » Oui, il dit fort bien : Dieu serait-il en moi et ne serais-je point en Dieu, ou serais-je en Dieu et Dieu ne serait-il pas en moi, alors tout serait ( séparé ) en deux. Mais puisque Dieu est en moi et que je suis en Dieu, alors je ne suis pas plus bas ni Dieu plus haut. Or vous pourriez dire : « Seigneur, tu dis que je dois aimer et je ne peux pas aimer. » C’est pourquoi Notre Seigneur parle fort bien lorsqu’il dit à saint Pierre : « Pierre, m’aimes-tu ? » – « Seigneur, tu sais bien que je t’aime. » Me l’as-tu donné, Seigneur, alors je t’aime ; ne me l’as-tu pas donné, alors je ne t’aime pas. Eckhart: Sermon 27

Tous les commandements de Dieu viennent d’amour et de la bonté de sa nature ; car s’ils ne venaient pas d’amour, ils ne pourraient être alors commandements de Dieu ; car le commandement de Dieu est la bonté de sa nature, et sa nature est sa bonté dans son commandement. Qui maintenant habite dans la bonté de sa nature, celui-là habite dans l’amour de Dieu, et l’amour n’a pas de pourquoi. Aurais-je un ami et l’aimerais-je pour la raison que me viendrait de lui du bien et toute ma volonté, je n’aimerais pas mon ami, mais moi-même. Je dois aimer mon ami pour sa bonté propre et pour sa vertu propre et pour tout ce qu’il est en lui-même : c’est alors que j’aime mon ami comme il faut, lorsque je l’aime ainsi qu’il est dit ci-dessus. Ainsi en est-il de l’homme qui se tient dans l’amour de Dieu, qui ne cherche pas ce qui est sien en Dieu ni en lui-même ni en aucune chose, et qui aime Dieu seulement pour sa bonté propre et pour la bonté de sa nature et pour tout ce qu’il est en lui-même, et c’est là amour juste. Amour de la vertu est une fleur et un ornement et une mère de toute vertu et de toute perfection et de toute béatitude, car il est Dieu, car Dieu est fruit de la vertu, Dieu féconde toutes les vertus et est un fruit de la vertu, et le fruit demeure à l’homme. L’homme qui opérerait en vue d’un fruit et que ce fruit lui demeure, ce lui serait fort agréable ; et s’il y avait un homme qui possédât une vigne ou un champ et les confiât à son serviteur pour qu’il les travaille et pour que le fruit lui demeure, et s’il lui donnait aussi tout ce qui est requis pour cela, ce lui serait fort agréable que le fruit lui demeure sans dépense de sa part. Ainsi est-il fort agréable à l’homme qui habite dans le fruit de la vertu, car celui-là n’a aucune contrariété ni aucun trouble, car il a laissé soi-même et toutes choses. Eckhart: Sermon 28