Bréhier: PHILON D’ALEXANDRIE

PHILON D’ALEXANDRIE

Des formules nettes de ce nouveau platonisme se trouvent déjà chez Philon d’Alexandrie (40 av. à 40 ap. J. C.). C’était un membre influent de la communauté juive riche et florissante et, vers la fin de sa vie, il fit partie de l’ambassade qui alla porter à Caligula les doléances des juifs de la ville contre le gouverneur romain d’Égypte ; dans cette communauté, la culture grecque est depuis longtemps chez elle ; on n’y lit plus la Bible que dans la traduction grecque, et les jeunes gens de famille y apprennent toutes les sciences et la philosophie grecque. La lecture et le commentaire de la Bible restent pourtant, comme dans tout le monde juif, le centre de la spéculation ; mais on explique la Bible, comme les Grecs expliquaient depuis longtemps Homère, par la méthode allégorique ; tout, dès lors, devient dans la Bible l’histoire d’une âme qui se rapproche ou s’éloigne de Dieu en se rapprochant ou en s’éloignant du corps. Tout le premier chapitre de la Genèse, par exemple, raconte selon ces interprètes l’histoire d’une intelligence purifiée, créée par Dieu et résidant au milieu de vertus ; puis Dieu façonne, à l’imitation de celle là, une intelligence plus terrestre (Adam), à qui il donne comme secours et soutien nécessaire la sensation (Ève) ; par l’intermédiaire de cette sensation, l’intelligence se laisse entraîner et dépraver par le plaisir (le serpent) ; tout le reste de la Genèse est l’histoire des diverses manières dont l’homme redevient un esprit pur, et les patriarches notamment signifient les trois modes possibles de ce retour, par l’exercice ascétique (Jacob), par l’enseignement (Abraham), ou, par une grâce spontanée et naturelle (Isaac). A la faveur de cette méthode, Philon fait entrer dans son commentaire tous les thèmes philosophiques de son temps ; et son œuvre, considérable, est un véritable musée, où l’on trouve pêle mêle discours de consolation, diatribes, questions à la stoïcienne (si le sage peut s’enivrer), fragments de leçons dialectiques ou physiques.

De cet amalgame il se dégage pourtant quelques idées : l’essentielle est celle d’un Dieu transcendant qui ne touche le monde que par des intermédiaires, et que l’âme n’atteint aussi que par des intermédiaires. L’intermédiaire, chez Philon, se caractérise moins par sa nature que par sa fonction ; c’est en voyant à quoi il sert que l’on peut déterminer ce qu’il est. Aussi on comprend pourquoi l’intermédiaire se dissocie en une foule d’êtres plus ou moins distincts ; l’intermédiaire c’est le Logos ou Verbe, fils de Dieu, dans lequel il voit le modèle du monde et par lequel il le crée ; c’est aussi toute la série des puissances, la puissance bienfaisante ou créatrice, et la puissance qui punit et châtie ; c’est la sagesse avec laquelle il s’unit, d’une union mystérieuse, pour produire le monde ; ce sont même les anges et les démons ignés ou aériens, qui exécutent les ordres divins. Tous ces intermédiaires sont aussi ceux par lesquels l’âme remonte à Dieu ; ce retour, qui s’opère grâce au sentiment de la fragilité et du néant des choses sensibles (que Philon fait voir en utilisant les tropes d’Énésidème), ne nous mène à Dieu que grâce aux intermédiaires ; en ce sens, le sage arrivé à l’état de pur esprit, le monde même en qui se reflète l’ordre divin sont pour nous des intermédiaires. En un mot, la méthode philonienne recueille et hiérarchise toutes les formes et tous les degrés possibles du culte qui relie l’âme à Dieu ; Abraham, sous le nom d’Abram, a été astrologue avant d’arriver à une piété plus pure.

Il y a dans la pensée de Philon quelque ambiguïté : on trouve en lui toute la piété d’un juif pour qui Dieu est en rapports constants, multiples et particuliers avec l’homme, le soutenant, le secourant, le punissant : c’est la piété sémite, dont nous avons vu le succès chez les Stoïciens. Mais il y a aussi l’idée d’un Dieu transcendant qui échappe à tout rapport avec l’homme, qui n’est atteint que par de purs esprits, entièrement détachés du monde et d’eux mêmes, en état d’extase. Donc à la fois les deux formes de théologie et de transcendance que nous avons dégagées plus haut.

Dès maintenant, la grande affaire du philosophe néoplatonicien et néopythagoricien, c’est, délaissant complètement le premier point de vue, celui de la dévotion, des rapports de l’homme à Dieu, d’atteindre, en elle même, en dehors de tout rapport avec le monde et l’homme, cette réalité transcendante ou, comme on dit, intelligible ; c’est sous un aspect, aspect bien étroit, il est vrai, du plus pur hellénisme. La théorie stoïcienne du Logos ou Verbe, du dieu assistant l’homme, qui se retrouvera chez les chrétiens, est presque absente chez les païens.