Cassiano: mal

Il y a trois choses, dit alors le bienheureux Cheremon, qui retiennent l’homme de s’abandonner au vice : la crainte de l’enfer ou des lois terrestres, l’espérance et le désir du royaume des cieux, l’affection du bien pour lui-même et l’amour des vertus. Nous lisons, en effet, que la crainte exècre la souillure du mal : «La crainte du Seigneur hait le mal.» (Pro 8,13). L’espérance aussi ferme l’entrée du coeur au vice, quel qu’il soit : «Ceux qui espèrent en Lui ne pécheront point.» (Ps 33,23). L’amour enfin n’a pas à redouter la ruine du péché, parce que «la charité ne passe point», (1 Cor 13,8) «elle couvre la multitude des péchés». (1 Pi 4,8). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON

C’est aussi bien la marque évidente d’une âme non purifiée encore de la lie des vices, que les fautes du prochain ne trouvent chez elle, au lieu de la miséricorde et de la compassion, que l’appréciation rigide d’un juge. Comment atteindre à la perfection du coeur, si l’on n’a ce qui consomme, au dire de l’Apôtre, la plénitude de la loi : «Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez la loi du Christ,» (Gal 6,2) si l’on ne possède cette vertu de charité qui «ne s’irrite, ni ne s’enfle, ni ne pense le mal, qui souffre tout, supporte tout» ? (1 Cor 13,4-7). Car «le juste a pitié des bêtes qui sont à lui, mais les entrailles des impies sont sans miséricorde.» (Pro 12,10). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON

Mais, lorsque le Seigneur, imposant silence aux guerres, l’aura délivré de tous les emportements de la chair, il parviendra à un merveilleux état de pureté. La confusion s’évanouira, qui lui donnait de l’horreur pour lui-même, je veux dire pour sa chair, durant qu’il en était combattu; et il commencera d’y prendre ses délices comme dans une demeure très pure. «Le mal ne viendra pas jusqu’à lui; nul fléau n’approchera de sa tente.» (Ps 90,10). Par la vertu de patience se trouvera rempli l’oracle prophétique : le mérite de sa mansuétude lui aura donné la terre en héritage, et plus encore, «il goûtera les délices d’une paix débordante.» (Ps 36,11). Tandis qu’il n’y a point de paix débordante pour l’âme où survit l’inquiétude du combat. Car remarquez qu’il n’est pas dit : Ils goûteront les délices de la paix; mais «d’une paix débordante». Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON

Mais voici où l’humaine raison s’embarrasse. Le Seigneur donne à qui demande; celui qui le cherche, le trouve; il ouvre à celui qui frappe. (Mt 7,7) D’autre part, il est trouvé par des âmes qui ne le cherchent pas; il apparaît visiblement au milieu de gens qui ne le demandaient pas; tout le jour, il tend les mains vers un peuple incrédule et rebelle. (Rm 10,20-21) Il appelle certaines âmes qui lui résistent et se tiennent loin de lui; il en attire d’autres au salut contre leur gré. Il en est qui veulent pécher, et il leur soustrait les moyens d’accomplir leur désir; qui se hâtent vers le mal, et il se met en travers de leur chemin. (Is 65,1-2) Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON

Il ne faut pas croire que Dieu ait fait l’homme tel qu’il ne veuille ni ne puisse jamais faire le bien. Ou l’on ne pourra plus dire qu’il lui ait accordé le libre arbitre, s’il lui a seulement donné de vouloir et de pouvoir le mal, non de vouloir ni de pouvoir par lui-même le bien. Puis, comment cette parole du Seigneur après la chute du premier homme demeurera-t-elle vraie : «Voici qu’Adam est devenu comme l’un d’entre nous, sachant le bien et le mal» (Gn 3,22) ? Que signifie-t-elle, en effet ? D’abord, ne pensez pas que l’homme, dans l’état qui précéda la chute, ait ignoré totalement le bien. Autrement, il faudrait avouer qu’il à été créé comme un animal privé de sens et de raison, ce qui est passablement absurde et tout à fait incompatible avec la foi catholique. Que dis-je ? Selon la parole du sage Salomon,, «Dieu a créé l’homme droit» (Eccl 7,29), c’est-à-dire pour jouir uniquement et sans cesse de la science du bien; mais «les hommes eux-mêmes se sont embarrassés dans une multitude de pensées,» ils sont devenus, comme il a été dit, sachant le bien et le mal. Adam obtint donc, après sa prévarication, la science du mal, qu’il n’avait pas; mais il n’a pas perdu la science du bien qu’il avait reçue. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON

Dieu prévient la volonté de l’homme : «La miséricorde de mon Dieu, est-il dit, me préviendra» (ps 58). Puis, il tarde, il s’arrête en quelque sorte pour notre bien, afin d’éprouver notre libre arbitre; et c’est notre volonté, alors, qui le prévient : «Au matin, ma prière vous préviendra» (ps 87,14), «J’ai devancé le matin et j’ai crié vers vous» (ps 118,147), «Mes yeux ont devancé le point du jour :» (Ibid. 148). — Il nous appelle et nous invite, lorsqu’il dit : «Tout le jour, j’ai tendu les mains vers un peuple incrédule et rebelle» (Rm 10,21); et nous l’invitons à notre tour, quand nous lui disons : «Tout le jour, j’ai tendu les mains vers vous» (ps 87,10). — Il nous attend : «Le Seigneur attend, dit le prophète, pour avoir pitié de vous.» (Is 30,18) Et nous l’attendons : «Je ne me suis point lassé d’attendre le Seigneur, et il m’a regardé» (ps 39,2); «J’ai attendu ton salut, Seigneur» (ps 118,166). — Il nous fortifie : «Je les ai instruits, et j’ai fortifié leurs bras, et ils ont médité le mal contre moi» (Os 7,15) et il nous exhorte à nous fortifier nous-mêmes : «Fortifiez les mains défaillantes, affermissez les genoux qui chancellent» (Is 35,3). — Jésus crie : «Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive !» (Jn 7,37). Et le prophète crie vers lui : «Je me suis épuisé à crier, ma gorge s’est enrouée; mes yeux se sont consumés, tandis que j’espère en mon Dieu.» (ps 58,4) — Le Seigneur nous cherche : «J’ai cherché, et il n’y avait point d’homme; j’ai appelé, et personne n’était là pour me répondre» (Cant 5,6). Et l’épouse le cherche lui-même avec ces plaintes pleines de larmes : «Sur ma couche, pendant la nuit, j’ai cherché celui que mon âme chérit; je l’ai cherché, et je ne l’ai pas trouvé; je l’ai appelé, et il ne m’a pas répondu» (Ibid. 3,1). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON

Nous lisons qu’il épancha sa grâce avec la même surabondance lors de la guérison du paralytique. Celui-ci ne demandait que d’être délivré de la langueur qui avait énervé tous les ressorts de son pauvre corps; le Seigneur commence par lui donner la santé de l’âme : «Aie confiance, mon fils, tes péchés te sont remis» (Mt 9,2). Là-dessus, comme les Scribes ne voulaient pas croire qu’il pût remettre les péchés des hommes, pour confondre leur incrédulité, il rend encore, par la parole de sa puissance, la santé à ses membres paralysés : «Pourquoi pensez-vous le mal dans vos coeurs ? Lequel est le plus facile, de dire : Tes péchés te sont remis, ou de dire : Lève-toi et marche ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a, sur la terre, le pouvoir de remettre les péchés: Lève-toi, dit-il au paralytique, prends ton lit, et retourne à ta maison» (Ibid. 4-6). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON

Le même abbé s’en allait à certain bourg, lorsqu’il fut entouré par une troupe de gens qui s’amusaient de lui. Par dérision, ils lui montraient un homme à qui son genou tout contracté rendait depuis longues années la marche impossible, et réduit à ramper par un mal désormais invétéré. «Abbé Abraham, disaient-ils pour le tenter, montre si tu es le serviteur de Dieu, et rends à cet homme sa santé d’autrefois, afin que nous croyions que le nom du Christ que tu adores, n’est pas un nom qui soit vain.» Sur-le-champ, il invoque le nom du Christ, se penche et, prenant le pied desséché, le tire. Au contact de sa main, le genou desséché et courbé se redresse soudain; le malade recouvre l’usage de ses jambes, qu’il avait depuis longtemps oublié, et s’en va tout comblé de joie. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS

GERMAIN. — Comment trouvez-vous blâmable celui qui satisfait au précepte évangélique, et non seulement ne rend point le mal pour le mal, mais se montre prêt à souffrir une seconde offense ? Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH

Ainsi remplirons-nous le conseil de l’Apôtre : «Ne vous laissez pas vaincre par le mal, mais triomphez du mal par le bien.» (Rom 12,21). Mais c’est de quoi demeurent bien incapables, ceux qui profèrent des paroles de douceur et d’humilité dans un esprit d’orgueil; et, loin de songer à éteindre chez soi l’incendie de la colère, ne se proposent, au contraire, que d’en aviver les flammes, et dans leur propre coeur, et dans le coeur de leur frère. Lors même qu’ils réussiraient, pour leur part, à conserver quelque façon de douceur et de paix, ils ne cueilleraient pas encore de cette manière le fruit de la justice, parce qu’ils cherchent à obtenir la gloire de la patience au détriment du prochain. Ne se rendent-ils point, par ce fait, absolument étrangers à l’amour recommandée par l’Apôtre ? Celle-ci «ne cherche pas son intérêt propre,» (1 Cor 13,5) mais celui des autres. Le désir de s’enrichir ne lui fait point poursuivre son profit aux dépens du prochain. Elle ne souhaite pas de rien acquérir, en dépouillant autrui. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH

Les suites heureuses des méchantes actions ne profitent pas à leurs auteurs, et à ceux qui sont bons, le mal qu’ils font ne nuit pas. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH

Ainsi donc, n’arrêtons pas notre pensée sur la ruine du solitaire qui tomba, dans ce désert fameux, d’une si lugubre chute, ni sur une infamie que du reste il sut remarquablement effacer par la suite dans les larmes de la pénitence. Mais aimons à considérer plutôt l’exemple du bienheureux Paphnuce. Au lieu de trouver un sujet de scandale dans le péché du premier, chez qui un zèle mal tourné pour la religion vint ajouter au vice antique de la jalousie, imitons de toutes nos forces l’humilité du second. Celle-ci ne fut pas un fruit spontané du désert; mais, acquise parmi la société des hommes, elle se développa et parvint à son achèvement dans la solitude. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN

L’aveu qu’on fait de ses crimes a pareillement le don de les effacer : «J’ai dit : Je déclarerai contre moi mon injustice au Seigneur; et vous avez pardonné l’impiété de mon coeur»; (Ps 31,5). «Raconte tes iniquités, afin que tu sois justifié.» (Is 43,26). On obtient encore la rémission du mal que l’on a commis, par l’affliction du coeur et du corps : «Voyez mon affliction et ma peine, et pardonnez-moi tous mes péchés.» Surtout par l’amendement de la vie : «Ôtez de devant mes yeux la malice de vos pensées. Cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien. Cherchez la justice, secourez l’opprimé, faites droit à l’orphelin, défendez la veuve. Et après cela, venez et discutez contre moi, dit le Seigneur. Quand vos péchés seraient comme l’écarlate, ils deviendront blancs comme la neige; quand ils seraient rouges comme la pourpre, ils deviendront blancs comme la neige la plus blanche.» (Is 1,16-18). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE

C’est pour des fautes de cette nature que David implore d’être purifié, et pardonné, lorsqu’il prie le Seigneur en ces termes : «Qui connaît ses manquements ? De ceux que j’ignore, purifiez-moi; faites grâce à votre serviteur de ceux que je ne connais pas.» (Ps 18,13-14). Et l’Apôtre à son tour : «Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas.» (Rom 7,19). Toujours pour le même sujet, il s’écrie avec un sanglot : «Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ?» (Ibid. 24). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE

Mais, pour celles qui se tournent également en un sens ou en l’autre, et rencontrent, soit le bien, soit le mal, suivant les dispositions de celui qui agit, on ne les dit pas utiles ou nuisibles absolument et par essence, mais d’après l’intention de leurs auteurs et l’opportunité. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Il se distingue des autres biens que nous avons nommés jusqu’ici choses indifférentes, par les moyens que voici : le bien essentiel est bon par lui-même, non à raison d’autre chose; il est nécessaire pour lui-même, et non pour une fin différente; il est toujours et immuablement bon, restant perpétuellement ce qu’il est, sans pouvoir revêtir la qualité contraire; s’il subit une éclipse, si on le néglige, une ruine immense en est la suite; son contraire est aussi le mal essentiel, et ne peut, non plus que lui, changer de nature. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Le seul fait qu’on lui ait déterminé des temps spéciaux, et qu’on en ait encore réglé la qualité et la mesure, prouve assez clairement qu’il n’est pas bon par essence, mais tient le milieu entre le bien et le mal. Ce que l’autorité d’un précepte ordonne. comme bon ou interdit comme mauvais, n’est point soumis de la sorte à des exceptions de temps, si bien que l’on doive, de temps en temps, faire ce qui est défendu, omettre ce qui est prescrit. La justice, la patience, la sobriété, la pureté, la charité n’ont point de mesure déterminée; et d’autre part, l’injustice, l’impatience, la colère, l’impureté, l’envie, la superbe ne reçoivent jamais leurs franchises. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Quels sont donc, en effet, les vierges du Christ, véritables et sans tache ? Ceux qui redoutent le mal ? Ceux qui n’y ont pas de complaisance ? Ceux qui, refrènent le vice ? Non pas; mais ceux qui ont étouffé jusque dans leur âme le plus léger souffle de la volupté, les plus imperceptibles mouvements de la passion; ceux qui ont tellement réduit, si je puis ainsi parler, le sens de la chair, qu’ils n’en ressentent plus la moindre atteinte. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE

L’Apôtre Paul a reconnu que l’homme, empêché par le bouillonnement de ses pensées, demeure impuissant à pénétrer jusque dans l’abîme inestimable de la pureté; et, longtemps balloté lui-même comme sur l’infini des mer, il a dit : Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais; puis : Mais, si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est pas moi qui le fais, c’est le péché qui habite en moi; et encore : Je prends plaisir à la Loi de Dieu selon l’homme intérieur, mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans mes membres. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE

Quant au bienheureux Apôtre, parvenu comme il était, sans aucun doute, an plus haut sommet de la perfection, ces paroles ne sauraient lui convenir en aucune façon : Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais; ni non plus ce qu’il ajoute immédiatement : Mais, si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est pas moi qui le fais, c’est le péché qui habite en moi; ni ceci : Je prends plaisir à la loi de Dieu selon l’homme intérieur, mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans mes membres. Le moyen d’accommoder ces idées à la personne de l’Apôtre ? Quel est le bien qu’il n’a pas accompli ? Quel est, au contraire, le mal qu’il a commis malgré lui et malgré la haine qu’il en avait, par l’entraînement de la nature ? Sous quelle loi de péché ce vase d’élection, en qui le Christ parlait (cf. 2 Cor 13,3), a-t-il pu être mené captif ? Lui qui, après avoir captivé toute désobéissance et toute hauteur qui s’élève contre Dieu (Ibid. 10,5), disait de lui-même en toute confiance : J’ai combattu le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi; maintenant, la couronne de justice m’est tenue en réserve, que me décernera en ce jour-là le Seigneur, le juste Juge (2 Tm 4,7-8). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE

Vous vous efforcez, dit alors Théonas, de prouver que l’apôtre Paul ne parlait pas en son propre nom, mais dans la personne des pécheurs, lorsqu’il a dit : Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais; ou encore : Mais, si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est pas moi qui le fais, c’est le péché qui habite en moi; et ceci : Je prends plaisir à la Loi de Dieu selon l’homme intérieur, mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans mes membres. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Au reste, comment ces expressions pourraient-elles s’accommoder à la personne des pécheurs : Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais ? ou celles-ci : Mais, si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est pas moi qui le fais, c’est le péché habite en moi ? Qui des pécheurs se souille contre sa volonté d’adultère ou d’impudicité ? Lequel tend malgré soi des embûches au prochain ? Lequel subit une contrainte inévitable, pour opprimer par le faux témoignage, pour duper et voler, pour convoiter les dépouilles ou répandre le sang d’autrui ? Au contraire, il est écrit : Le genre humain est passionnément appliqué au mal dès la jeunesse (Gen 8,21). Chez tous ceux que brûle la passion du vice, quel désir de satisfaire leurs convoitises ! Sollicitudes qui ne dorment jamais ! Ils guettent l’occasion favorable pour commettre le crime, tant ils craignent de jouir trop tard de l’assouvissement de leurs penchants emportés. Mais encore ils se font une gloire de leur ignominie et d’entasser les forfaits; selon la parole sévère de l’Apôtre, ils cherchent a s’acquérir une sorte d’honneur avec la honte (Phil 3,19). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

La preuve en est désormais bien évidente, ces textes ne peuvent s’entendre de la personne des pécheurs. Car, non seulement ils ne haïssent pas le mal, mais ils l’aiment; loin de servir Dieu par l’esprit et par la chair, ils font le mal dans leur coeur, avant de le commettre dans la chair, et, avant qu’ils livrent leur corps au plaisir, le péché de leur esprit et de leurs pensées les a déjà prévenus. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Qu’est-ce que le bienheureux Apôtre appelle bien ? Qu’est-ce que, par comparaison, il appelle mal ? Nous n’en devons pas juger sur la signification pure et simple des mots, mais du même point de vue que lui; c’est en nous guidant par la dignité et le mérite de celui qui parle, qu’il faut essayer de scruter le fond de sa pensée. Le moyen, en effet, de comprendre les maximes inspirées de Dieu, comme il veut qu’elles le soient, si ce n’est de considérer attentivement la grandeur et le mérite de ceux qui les ont promulguées, et de revêtir, non en paroles, mais en fait et réellement, de semblables dispositions ? C’est de l’état où l’on se trouve, que dépend la manière de concevoir les choses, comme de les dire. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Voilà comme il élève bien au-dessus des fruits de sa prédication ce bien suréminent. Et toutefois, devant la charité, sans laquelle on ne mérite point le Seigneur, il se décide à plier. En considération de ceux qu’il nourrit, comme pourrait le faire une mère, du lait de l’Évangile, il ne refuse pas la séparation d’avec le Christ, dommageable pour lui, mais nécessaire aux autres. Son excessive tendresse, l’incline à ce parti. Ne le pousse-t-elle pas à souhaiter, s’il était possible, le mal suprême de l’anathème pour le salut de ses frères : Je souhaiterais, d’être anathème du Christ pour mes frères, mes parents selon la chair, eux qui sont Israélites (Rm 9,3-4). C’est-à-dire : Je voudrais être voué, non seulement à des peines temporelles, mais à des peines éternelles, pour que tous les hommes, s’il se pouvait, jouissent de la compagnie du Christ; car je suis certain que le salut de tous est plus utile au Christ et à moi-même, que le mien propre. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Aux gens de cette sorte, le Seigneur adresse justement ce reproche : Voici, vous tous qui allumez un feu et vous environnez de flammes, marchez dans l’ardeur de votre feu et dans les flammes que vous avez allumées (Is 50,11); et encore : Celui qui allume le mal, y périra (Prov 19,9). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Conscients désormais de l’inanité des forces humaines, pour atteindre, malgré le fardeau de la chair, à la fin désirée, de leur impuissance à s’unir selon le désir de leur coeur au Bien incomparable et souverain; des distractions qui les mènent captifs vers les choses de ce monde, loin de la contemplation divine : ils recourent à la Grâce de Dieu, qui justifie les impies (Rm 4,5), et protestent avec l’Apôtre : Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? La Grâce de Dieu par notre Seigneur Jésus Christ. Ils sentent, en effet, qu’ils ne peuvent accomplir le bien qu’ils veulent; mais qu’ils tombent sans cesse dans le mal qu’ils ne veulent pas, qu’ils détestent, je veux dire dans l’agitation des pensées ou le souci des choses temporelles. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Ainsi, vous le voyez, ce n’est pas dans la personne des pécheurs, mais de ceux qui sont véritablement saints et parfaits, que le bienheureux Apôtre a proféré cette sentence : Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais; ou celle-ci : Je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans mes membres. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

GERMAIN. – Selon nous, ces textes ne conviennent pas plus à ceux qui vivent dans les péchés mortels, qu’à l’Apôtre ou aux parfaits qui ont atteint sa mesure. Proprement, ils doivent s’entendre de ceux qui, après avoir reçu la Grâce divine et connu la Vérité, désirent s’abstenir des vices charnels, mais se voient entraînés vers leurs convoitises invétérées, par la force d’une habitude ancienne qui domine tyranniquement dans leurs membres, telle une loi de nature. L’habitude et la répétition du mal deviennent, en effet, comme une loi naturelle. Inhérente aux membres de la faible humanité, celle-ci captive et emporte au vice les inclinations de l’âme insuffisamment formée aux pratiques de la vertu et, si l’on peut ainsi dire, de chasteté novice encore et tendre. Elle la soumet, en vertu de l’antique condamnation, à la mort et au joug tyrannique du péché, ne lui permettant pas d’atteindre au bien de la pureté qu’elle aime, mais la contraignant plutôt de faire le mal qu’elle déteste. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Tel est le corps de mort qui fait obstacle à leur ambition, lorsque, jaloux d’imiter la sainteté des anges et désireux d’adhérer constamment au Seigneur, ils ne réussissent point à rencontrer un si grand bien, mais font le mal qu’ils ne veulent pas, emportés qu’ils sont, même par l’esprit, vers des choses qui n’intéressent ni le progrès ni la consommation des vertus. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Des choses visibles passant aux invisibles, nous pouvons bien croire que l’énergie des vices se trouve aussi localisée dans les différentes parties et, si l’on peut dire, les membres de l’âme. Or, les sages y distinguent trois facultés, la raisonnable, l’irascible et la concupiscible. L’une ou l’autre sera nécessairement altérée, toutes les fois que le mal nous attaquera. Lors donc que la passion mauvaise touche quelqu’une de ces puissances, c’est d’après l’altération qu’elle y détermine, que le vice particulier reçoit sa dénomination. Si la peste vicieuse infecte la partie raisonnable, elle y engendre la vaine gloire, l’élèvement, la superbe, la présomption, la contention, l’hérésie. Si elle blesse la partie irascible, elle enfante la fureur, l’impatience, la tristesse, la cruauté. Si elle corrompt la partie concupiscible, elle produit la gourmandise, l’impureté, l’amour de l’argent, les pernicieux et terrestres désirs. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM