A mon avis, il n’est pas difficile de montrer que ce qui paraît un déficit de notre nature est en fait un encouragement à dominer ce qui est près de nous . Supposons l’homme doué d’une telle force que sa rapidité surpasse celle du cheval, que son pied n’ait pas à souffrir de la dureté du sol, grâce aux défenses des sabots ou des griffes, supposons qu’il ait des cornes, des aiguillons et des ongles ; avec de pareils organes, il ne serait qu’une bête féroce inabordable. Il ne chercherait pas, en outre, à dominer les autres, n’ayant aucun besoin de l’aide de ce qu’il a sous la main. Au contraire, pour la raison que je vais dire, chacun des animaux qui nous sont unis a reçu en partage les biens dont nous avons besoin : il nous devient alors nécessaire de les commander. C’est parce que son corps est lent et difficile à mouvoir que l’homme a asservi et dompté le cheval. Parce que son corps est nu, il a dû surveiller les brebis afin de compléter par le port de leurs laines annuelles ce qui manque à notre nature. Comme il, doit faire venir d’ailleurs de quoi vivre, il a attaché à son service les animaux de charge. Ne pouvant, comme les bêtes des champs, se nourrir d’herbe, il a domestiqué le boeuf qui, par ses travaux, nous rend la vie plus facile. Nous avions besoin de dents et d’un organe pour mordre, afin de nous défendre contre les autres animaux ; le chien, par ses dents qui blessent et par sa rapidité, met à notre disposition sa mâchoire qui devient comme une épée vivante. Plus robuste que la défense des cornes, plus tranchant que la pointe des dents, le fer a été utilisé par l’homme ; il ne nous est pas toujours attaché comme les défenses des bêtes féroces, mais il combat avec nous au moment voulu ; le reste du temps, on le met de côté. Au lieu d’avoir une écaille comme le crocodile, l’homme peut de celle-ci se faire une arme, en s’en entourant le corps suivant les besoins. Ou, à défaut d’écaille, à cette même fin, il travaille le fer dont il use à la guerre, au moment utile, pour redevenir, lors de la paix, libre d’un tel équipement. Il plie à son service l’aile des oiseaux, en sorte que par son ingéniosité il a à sa portée la rapidité du vol. Parmi les animaux, il apprivoise les uns qui servent aux chasseurs, et, grâce à eux, parvient à soumettre les autres à ses besoins. En particulier l’ingéniosité de son art donne des ailes aux flèches et, par l’arc, tourne à notre usage la rapidité de l’oiseau. Enfin la sensibilité de nos pieds à la marche nous fait chercher une aide dans les objets qui nous sont soumis. De là vient qu’à nos pieds, nous ajustons des chaussures . VII
Ce que nous avons dit doit faire cesser les vaines conjectures de ceux qui enferment dans des parties du corps l’activité de l’esprit : les uns veulent placer dans le coeur la partie supérieure de l’âme, d’autres affirment que l’esprit habite dans le cerveau . Tous fondent de telles inventions sur des vraisemblances de surface. Celui qui attribue le premier rôle au coeur donne la place de celui-ci comme preuve de son opinion : cette position centrale lui semble faite pour permettre au mouvement de la volonté de se répartir facilement du milieu vers l’ensemble du corps et ainsi de passer à l’acte. On donne encore comme preuve de la même opinion le certain retentissement que paraissent avoir en cette partie-là nos dispositions de chagrin et de colère. Ceux qui consacrent le cerveau à la raison disent que la tête a été édifiée par la nature comme une citadelle sur tout le corps : l’esprit y habite comme un roi défendu tout autour par les organes des sens qui sont ses messagers et ses écuyers. Ils donnent encore comme indices d’une telle supposition le déséquilibre mental de ceux dont les méninges sont en mauvais état et la perte du sens de la mesure chez ceux dont la tête est alourdie par le vin. L’un et l’autre groupe de ceux qui tiennent ces opinions ajoutent encore quelques autres raisons tirées des sciences pour établir leurs hypothèses sur la partie supérieure de l’âme. L’un dit que le mouvement de la pensée est du même genre que celui du feu, puisque l’un et l’autre sont sans arrêt. Or en sait que la chaleur a sa source dans le coeur. Aussi ces auteurs, comme ils tiennent que le mouvement de l’esprit se confond avec la mobilité de la chaleur, concluent que le coeur qui renferme la chaleur est le réceptacle de la nature spirituelle . L’autre groupe part du fait que les méninges (c’est le nom de la membrane qui entoure le cerveau) sont comme le fondement et la racine de tous les organes des sens ; de là ils donnent à penser que l’activité de l’esprit ne peut avoir de siège ailleurs que dans cette partie où s’ajuste l’oreille et où les sons qui y tombent viennent frapper. De même c’est par son union à cette membrane dans la cavité des yeux que, grâce aux images qui tombent sur les pupilles, la vue exprime les choses à l’intérieur de l’esprit. De même c’est dans le cerveau que, par l’odorat qui les attire, se fait le discernement des différentes odeurs. La sensation du goût est soumise, elle aussi, au discernement de cette méninge : celle-ci, communiquant la sensibilité aux développements nerveux qui l’avoisinent, les répand dans les muscles de cette région, à travers les vertèbres du cou jusqu’au conduit de l’ethmoïde . XII
Comme on le voit, le retour à un état meilleur est nécessairement impossible pour l’âme. Mais eux la font revenir de l’arbuste à l’état d’homme, sans voir que de la sorte ils donnent à penser que la vie dans l’arbuste a plus de prix que l’état de vie incorporel. Ila été admis en effet que l’âme, une fois engagée vers le mal, ne cesse naturellement de descendre. Or l’inanimé vient au-dessous des êtres insensibles et c’est vers l’inanimé que les principes admis au début entraînent l’âme. Comme ces gens ne veulent pas de cette conséquence, ou bien ils enferment l’âme dans un être privé de sensibilité, ou de là ils la font revenir vers la vie humaine ; mais alors, comme nous avons dit, ils donnent à penser que la vie de l’arbre a plus de prix que le premier état de l’âme, si précisément la chute vers le vice a commencé en cet état supérieur et si de l’état inférieur commence le retour vers la vertu. XXVIII