Gregório de Nissa: esprit

La solennité de Pâques me rappelle le don que j’ai l’habitude de faire à votre grandeur pour lui montrer mon affection : ce présent, homme de Dieu, sera au-dessous de votre mérite, mais il est en rapport avec mes moyens. C’est un traité que, dans l’indigence de mon esprit, j’ai eu bien du mal à tisser comme un vêtement de pauvre. Son sujet paraîtra peut-être audacieux à beaucoup ; pourtant il ne m’a pas semblé hors de propos. Introduction

L’Apôtre nous apprend la même chose par ses paroles aux Éphésiens : il prie pour eux, afin qu’ils gardent dans son intégralité, pour la venue du Seigneur, la beauté du corps, de l’âme et de l’esprit. Pour désigner la partie nutritive, il dit le « corps » ; par « âme », il entend la partie sensitive ; par « esprit », la partie intellectuelle . De la même manière, le Seigneur dans l’Évangile enseigne au scribe que l’amour de Dieu vient avant tout commandement et qu’il doit s’exercer par tout le coeur, toute l’âme et toute la pensée. Là aussi l’Écriture semble faire la même distinction ; elle parle de « coeur » pour désigner l’ensemble corporel, d’ « âme » pour ce qui est intermédiaire entre le corps et l’esprit et d’ « esprit » pour la nature supérieure, la faculté de comprendre et d’agir. De là viennent les trois distinctions que l’Apôtre établit dans les principes qui inspirent notre action : il appelle l’un « charnel », celui qui ne voit que le ventre et le plaisir ; l’autre est l’ « animal », intermédiaire entre la vertu et le vice, supérieur au second, sans appartenir tout à fait au premier ; enfin le dernier est le « spirituel », qui consiste en la perfection de la vie selon Dieu. C’est pourquoi il dit aux Corinthiens, blâmant leur vie de pure jouissance et de soumission aux passions : « Vous êtes charnels et incapables de saisir des doctrines plus élevées » . Ailleurs, faisant une différence entre le degré du milieu et le degré plus parfait, il dit : « L’homme animal ne comprend pas les choses de l’esprit ; elles sont folie pour lui ; l’homme spirituel au contraire juge de tout et n’est lui-même jugé par personne » . Comme donc « l’animal » est élevé au-dessus du « charnel », de la même façon le « spirituel » est placé au-dessus de « l’animal ». VIII

« Qui a connu l’esprit du Seigneur ? » , dit l’Apôtre. Pour ma part, je dis aussi : « Qui a connu son propre esprit ? » Ceux qui s’estiment capables de « saisir » la nature de Dieu, feraient bien de dire s’ils se sont regardés eux-mêmes. Ont-ils connu la nature de leur propre esprit ? – Il a plusieurs parties et est composé. Mais comment une substance spirituelle est-elle dans la composition ? Ou de quelle façon se fait l’union d’objets hétérogènes ? – Vous dites que l’esprit est simple et sans composition ! Comment alors se dissémine-t-il dans la multiplicité des parties sensibles ? Comment dans l’unité la diversité ? Comment dans la diversité l’unité ? XI

Pour ma part, je trouve la solution de ces difficultés dans le recours à cette parole de Dieu : « Faisons l’homme à notre image et ressemblance ». L’image n’est vraiment image que dans la mesure où elle possède tous les attributs de son modèle ; dans la mesure où elle déchoit de la ressemblance avec son prototype, par ce côté-là elle n’est plus image. Comme l’une des propriétés de la nature divine est son caractère insaisissable, en cela aussi l’image doit ressembler à son modèle. Si la nature de l’image pouvait être « saisie », tandis que le modèle est au-dessus de notre « prise », cette diversité d’attributions prouverait l’échec de l’image. Mais puisque nous n’arrivons pas à connaître la nature de notre esprit, qui est à l’image de son Créateur, c’est qu’il possède en lui l’exacte ressemblance avec Celui qui le domine et qu’il porte l’empreinte de la nature « insaisissable » par le mystère qui est en lui . XI

Sur ce point nous pouvons faire une remarque qui est plutôt, semble-t-il, du domaine de la « Physique » et qui est une manière de voir assez délicate à saisir. La voici : la Divinité est le Bien Suprême, vers qui tendent tous les êtres possédés du désir du Bien, C’est pourquoi notre esprit, étant à l’image du Bien parfait, tandis qu’il conserve, autant qu’il est en lui, la ressemblance avec son modèle, se maintient lui-même dans le bien ; mais s’en écarte-t-il, il est dépouillé de sa beauté première. Et comme nous disons que l’esprit tire sa perfection de sa ressemblance avec la beauté prototype de toutes les autres, comme un miroir recevant une forme par l’impression de l’objet qui y paraît, par un raisonnement semblable nous disons que la nature, administrée par l’esprit, s’attache à lui et de cette beauté placée près d’elle, reçoit elle-même son ornement, comme si elle était miroir de miroir ; à son tour, elle gouverne et soutient la partie matérielle de l’être existant à qui elle appartient. XII

Les prédictions que Daniel, Joseph et leurs semblables firent par une puissance divine et sans aucun trouble causé par les sens, n’ont rien à voir avec le cas que nous envisageons. Personne ne saurait attribuer ces effets à la puissance des songes : ce serait logiquement admettre que ces manifestations de Dieu qui se font dans l’état de veille ne sont pas une vue directe, mais la suite de l’activité normale de la nature. Or, de même que tous les hommes sont conduits par leur propre esprit et qu’un petit nombre seulement est jugé digne de la fréquentation directe de Dieu, de même tous ont également reçu de la nature la même puissance d’imagination durant le sommeil, tandis que quelques-uns seulement, et non tous, peuvent recevoir par les rêves une manifestation divine. Chez tous les autres, même si les songes permettent quelque prévision, elle se fait de la façon que j’ai dite . XIII

La colère ne peut être un point de ressemblance entre Dieu et l’homme ; le plaisir ne saurait non plus définir la nature supérieure et la lâcheté, l’audace, le désir des grands biens, la haine de toute condition inférieure et tous les sentiments semblables ne sont guère des notes qui conviennent à la Divinité. Ces caractères, c’est de la nature irrationnelle que la nature humaine les tire. Toutes les protections qui servent à la conservation de la vie animale, transportées dans la vie humaine, donnent ces mouvements des « passions ». Ainsi le courage préserve les carnivores ; la recherche de la volupté est la sauvegarde des plus féconds. Ceux qui n’ont pas de forces, la lâcheté les protège et la crainte ceux qui sont d’une prise facile aux forts ; la gloutonnerie garde ceux qui sont d’un grand embonpoint. Et quand ils ne peuvent contenter leurs plaisirs, les animaux connaissent aussi le chagrin. Dans la constitution de l’homme, toutes ces dispositions et autres semblables se sont introduites à la suite de notre naissance animale. Qu’on me permette une comparaison entre l’image de l’homme et l’une de ces curieuses créations des sculpteurs. De même que dans certains modelages, l’on voit sculptée une double forme, que les artistes ont imaginée pour la stupeur des passants, représentant dans une seule tête deux visages d’aspect différent, de même, semble-t-il, l’homme porte la ressemblance de deux objets opposés. Par son esprit déiforme, il porte les traits de la beauté de Dieu ; par les poussées en lui de ces « mouvements », la similitude de la brute. XVIII

Voici que nous nous égarons loin de notre sujet, tandis que nous nous appesantissons sur les oeuvres de la nature et que nous essayons de décrire comment et de quels éléments est composé chaque partie de notre être, celles qui sont faites pour assurer la vie, celles qui sont faites pour son bien-être et tout ce qui peut encore figurer dans notre première division. Nous nous étions d’abord proposé de montrer que la cause apte à produire notre organisme n’est ni une âme incorporelle, ni un corps inanimé, mais que dès l’origine, à partir des corps animés et vivants, est engendré un être vivant et animé. La nature humaine le recueille et comme une nourrice l’élève par ses moyens à elle. Elle donne sa nourriture à l’une et à l’autre partie de cet être et on les voit toutes deux suivre un développement adapté à ce qu’ils sont. Dès le début, en effet, tandis que le corps se forme suivant un plan savamment conçu, la nature fait paraître en lui la force de l’âme qui lui est liée : celle-ci apparaît d’abord obscurément, puis elle éclate peu à peu avec le perfectionnement de l’organisme corporel. Il se passe alors ce que l’on peut voir chez les sculpteurs. Un artiste conçoit l’idée d’un être vivant à tailler dans la pierre. Quand il l’a bien dans son esprit, il brise d’abord la pierre dans le bloc où elle appartient ; ensuite, taillant tout autour les matériaux inutiles, il arrive à une première ébauche qui présente déjà les grands traits du modèle : à cette vue, même un profane, peut deviner dès lors l’intention de l’artiste. Puis les progrès du travail l’approchent encore plus de l’idéal qu’il veut réaliser. Enfin, lorsqu’il a parfaitement exprimé dans le bloc tout le détail de son idée première, son oeuvre est achevée : et alors la pierre, peu auparavant encore informe, est devenue un lion ou toute autre oeuvre que l’artiste a conçue : le bloc n’a pas changé de substance en raison de l’idée, mais c’est l’idée qui, par le travail, a pénétré la masse. XXX