céleste (Eckhart)

J’ai dit en outre que Notre Seigneur dit aux gens qui là avaient des tourterelles à vendre : « Débarrassez-moi ça, enlevez-moi ça ! » Les gens, il ne les jeta pas dehors ni ne les réprimanda fortement ; mais il dit avec grande bonté : « Débarrassez-moi ça ! », comme s’il voulait dire : Ce n’est pas mauvais et pourtant cela dresse des obstacles à la vérité limpide. Ces gens, ce sont tous gens de bien, qui font leur oeuvre limpidement pour Dieu et ne cherchent pas en cela ce qui est leur, et le font pourtant selon le moi propre, selon temps et selon nombre, selon avant et après. Dans ces oeuvres ils connaissent un obstacle à la vérité suprême selon laquelle ils devraient être libres et dépris, tout comme Notre Seigneur Jésus Christ est libre et dépris et, en tout temps à nouveau, sans relâche et hors du temps, se reçoit de son Père céleste et, en ce même maintenant, sans relâche s’engendre parfaitement en retour avec une louange de gratitude jusqu’en la grandeur paternelle dans une égale dignité. C’est ainsi que devrait se tenir l’homme qui voudrait se trouver réceptif à la vérité suprême et vivant là sans avant et sans après et sans être entravé par toutes els oeuvres et toutes les images dont il eut jamais connaissance, dépris et libre, recevant à nouveau dans ce maintenant le don divin et l’engendrant en retour sans obstacle dans cette même lumière avec une louange de gratitude en Notre Seigneur Jésus Christ. Ainsi seraient écartées les tourterelles, c’est-à-dire obstacles et attachement au moi propre en toutes les oeuvres qui néanmoins sont bonnes, en quoi l’homme ne cherche rien de ce qui est sien. C’est pourquoi Notre Seigneur dit avec grande bonté : « Enlevez-moi ça, débarrassez-moi ça ! », comme s’il voulait dire : Cela est bon, cependant cela dresse des obstacles. Eckhart: Sermon 1

L’honneur appartient à Dieu. Qui sont ceux qui honorent Dieu ? Ceux qui sont pleinement sortis d’eux-mêmes et ne recherchent absolument rien de ce qui est leur en chose aucune, qu’elle soit grande ou petite, qui ne considère rien au-dessous de soi ni au-dessus de soi ni à côté de soi ni en soi, qui ne visent ni bien ni honneur ni agrément ni plaisir ni utilité ni intériorité ni sainteté ni récompense ni royaume céleste, et sont sortis de tout cela, de tout ce qui est leur, c’est de ces gens que Dieu reçoit honneur, et ceux-là honorent Dieu au sens propre et lui donnent ce qui est sien. Eckhart: Sermon 6

Le Père engendre son Fils dans l’éternité, à lui-même égal. « La Parole était auprès de Dieu, et Dieu était la Parole » : elle était la même chose dans la même nature. Je dis plus encore : Il l’a engendré dans mon âme. Non seulement elle ( = l’âme ) est près de lui et lui près d’elle ( comme ) égale, mais il est dans elle, et le Père engendre son Fils dans l’âme selon le même mode selon lequel il l’engendre dans l’éternité, et pas autrement. Il lui faut le faire, que cela lui soit agréable ou pénible. Le Père engendre son Fils sans relâche, et je dis plus : Il m’engendre ( comme ) son Fils et le même Fils. Je dis plus : Il m’engendre non seulement ( comme ) son Fils, plutôt : il m’engendre ( comme ) soi, et soi ( comme ) moi, et moi ( comme ) son être et sa nature. Dans la source la plus intime, je sourds dans le Saint Esprit, là est une vie et un être et une oeuvre. Tout ce que Dieu opère, cela est Un ; c’est pourquoi il m’engendre ( comme ) son Fils, sans aucune différence. Mon père selon la chair n’est pas mon père à proprement parler, mais ( seulement ) en une petite part de sa nature, et je suis séparé de lui ; il peut être mort et moi vivre. C’est pourquoi le Père céleste est pour de vrai mon père, car je suis son Fils, et j’ai de lui tout ce que j’ai, et je suis le même Fils et non un autre. Car le Père opère une ( seule ) oeuvre, c’est pourquoi il m’opère ( comme ) son Fils unique, sans aucune différence. Eckhart: Sermon 6

Je prends une parole, que « le pharisien désirait que Notre Seigneur mange avec lui », et « Notre Seigneur dit à la femme : Vade in pace, va en paix ». Il est bon d’aller de la paix à la paix, c’est louable ; mais c’est préjudiciable. On doit courir vers la paix, on ne doit pas commencer dans la paix. Notre Seigneur dit : « En moi seul vous avez la paix. » Exactement aussi loin en Dieu, aussi loin dans la paix. Ce qui est à soi est-il à Dieu, cela a la paix ; ce qui est à soi est-il hors de Dieu, cela n’a pas la paix. Saint Jean dit : « Tout ce qui est né de Dieu, cela vainc le monde. » Ce qui est né de Dieu, cela cherche la paix et court vers la paix. C’est pourquoi il dit : « Vade in pace, cours vers la paix. » L’homme qui est en train de courir et est en train de courir sans cesse et cela vers la paix, celui-là est un homme céleste. Le ciel poursuit sans cesse sa course, et dans cette course il cherche la paix. Eckhart: Sermon 7

Maintenant il dit : « Ils sont morts ». En premier lieu, qu’ils sont morts veut dire que tout ce que l’on pâtit dans ce monde et dans ce corps, cela à une fin. Saint Augustin dit : Toute peine et labeurs, cela a une fin, mais la récompense que Dieu donne pour cela est éternelle. En second lieu, que nous devons considérer que toute cette vie est mortelle, que nous ne devons pas craindre toute peine et tous les labeurs qui nous reviennent, car cela a une fin. En troisième lieu, que nous nous tenions comme si nous étions morts, que ne nous touche ni joie ni souffrance. Un maître dit : Rien ne peut toucher le ciel, et il veut dire que l’homme est un homme céleste pour qui toutes choses ne sont pas de telle importance qu’elles puissent le toucher. Un maître dit : Puisque toutes créatures sont si misérables, d’où vient donc qu’elle détournent l’homme si facilement de Dieu ; l’âme n’est-elle pas pourtant, dans ce qu’elle a de plis misérable, meilleure que le ciel et toutes créatures ? Il dit : cela vient de ce qu’il prête peu d’attention à Dieu. L’homme prêterait-il attention à Dieu comme il devrait qu’il serait presque impossible que jamais il tombe. Et c’est là un bon enseignement, que l’homme se tienne en ce monde comme s’il était mort. Saint Grégoire dit que de Dieu personne ne peut posséder beaucoup à moins que d’être fondamentalement mort à ce monde. Eckhart: Sermon 8

Il dit : Ils avaient leur nom et le nom de leur Père inscrits sur leurs fronts. Quel est notre nom et quel est le nom de notre Père ? Notre nom est que nous devons être engendrés, et le nom du Père est engendrer, car la déité rayonne hors de la limpidité première, qui est une plénitude de toute limpidité, ainsi que je l’ai dit au Mariengarten. Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit. » Il vise en premier que nous devons être Père ; en second lieu, nous devons être grâce, car le nom du Père est engendrer ; il engendre en moi son égal. Si je vois un mets qui est égal à moi, alors provient de là un amour. Il en est de même : le Père céleste engendre en moi son égal, et de cette égalité provient un amour, c’est l’Esprit Saint. Celui qui est le père, celui-là engendre l’enfant de façon naturelle ; celui qui présent l’enfant au baptême, celui-là n’est pas son père. Boèce dit : Dieu est un bien qui se tient immobile et qui meut toutes choses. Que Dieu soit immobile, cela met toutes choses en mouvement. Il y a quelque chose de si heureux et met toutes choses en mouvement, en sortent qu’elles retournent de là où elles ont flué, et cela demeure immobile en lui-même. Et plus une chose quelconque est noble, plus elle se meut de façon constante. Le fond les pousse toutes. Sagesse et bonté et vérité ajoutent quelque chose ; Un n’ajoute rien que le fond de l’être. Eckhart: Sermon 13

Le soleil correspond à Dieu : la partie la plus élevée de sa profondeur sans fond répond à ce qui est le plus bas dans la profondeur de l’humilité. Oui, l’homme humble n’a pas besoin de le prier pour cela, mais il peut certes lui commander. Car la hauteur de la déité ne peut rien prendre en considération que dans la profondeur de l’humilité ; car l’homme humble et Dieu sont un et non pas deux. Cet homme humble est aussi puissant sur Dieu qu’il ( = Dieu ) est puissant sur soi-même ; et tout le bien qui est en tous les anges et en tous les saints, tout cela est son propre, comme c’est le propre de Dieu. Dieu et cet homme humble sont pleinement un et non pas deux ; car ce que Dieu opère il l’opère aussi, et ce que Dieu veut il le veut aussi : une ( seule ) vie et un ( seul ) être. Oui, de par Dieu : cet homme serait-il en enfer, il faudrait que Dieu aille à lui en enfer, et il faudrait que l’enfer lui soit un royaume céleste. Il lui faut faire cela de nécessité, il serait contraint à ce qu’il lui faille le faire ; car alors cet homme est être divin, et être divin est cet homme. Car ici advient, de par l’unité de Dieu et de l’homme humble, le baiser. Car la vertu qui là s’appelle humilité est une racine dans le fond de la déité et elle est plantée, de sorte qu’elle ait uniquement son être dans le Un éternel et nulle par ailleurs. J’ai dit à Paris, à l’Ecole, que toutes choses devraient se trouver accomplies dans l’homme vraiment humble. Et c’est pourquoi je dis qu’à l’homme vraiment humble rien ne peut être préjudiciable ni peut l’induire en erreur. Car il n’est aucune chose qui ne fuie ce qui pourrait le réduire à néant. Cela, toutes les choses créées le fuient, car elles ne sont rien de rien en elles-mêmes. Et c’est pourquoi l’homme humble fuit tout ce qui peut l’induire en erreur à propos de Dieu. C’est pourquoi je fuis le charbon ( ardent ), car il voudrait me réduire à néant, car il voudrait me dérober mon être. Eckhart: Sermon 15

Encore un petit mot à propos de l’âme, et puis rien d’autre : « Vous, filles de Jérusalem, ne prêtez pas attention à ce que je suis brune ! Le soleil m’a hâlée, et les enfants de ma mère ont lutté contre moi. » Ici, elle vise les enfants du monde ; à eux l’âme dit : Ce qui du soleil, c’est-à-dire le plaisir du monde, ce qui de cela m’éblouit et me touche, c’est cela qui me rend sombre et brune. Brun n’est pas une couleur franche ; il a un peu de lumière et aussi d’obscurité. Quoi que l’âme pense ou opère avec ses puissances, si lumineux que ce soit en elle, c’est pourtant mélangé. C’est pourquoi elle dit : « Les enfants de ma mère ont lutté contre moi. » Les enfants, ce sont toutes les puissances inférieures de l’âme ; elles luttent toutes contre elle et l’assaillent. Le Père céleste est notre père, et la chrétienté est notre mère. Si belle et si ornée qu’elle soit et si utile en ses oeuvres, tout cela est encore imparfait. C’est pourquoi il dit : « Ô le plus belle des femmes, sors et va-t’en ! » Ce monde est comme une femme, car il est faible. Pourquoi donc dit-il : « La plus belle parmi les femmes » ? Les anges sont plus beaux et sont loin au-dessus de l’âme. C’est pourquoi il dit : « La plus belle » – dans sa lumière naturelle – « sors et va-t’en » : sors de ce monde et va-t’en de tout ce à quoi ton âme est encore inclinée. Et ce qui d’elle est atteint en quelque chose, cela elle doit le haïr. Eckhart: Sermon 17

Notre Seigneur dit : « A la porte de la maison de Dieu, tiens-toi et proclame la parole et profère la parole ! » Le Père céleste dit une parole et la dit éternellement, et dans cette parole il consume toute sa puissance et dit sa nature divine pleinement dans cette Parole, et toutes créatures. La Parole gît cachées dans l’âme, de sorte qu’on ne la sait ni ne l’entend, à moins qu’on ne lui ménage une écoute dans le fond, autrement elle n’est pas entendue ; plutôt, toutes les voix et tous les bruits il faut qu’ils disparaissent et il faut que ce soit là un calme limpide, un silence. De ce sens je ne parle pas davantage. Eckhart: Sermon 19

Une question fut ( débattue ) hier à l’Ecole entre de grands clercs. « Je m’émerveille », dis-je, « que l’Ecriture soit dotée de telle plénitude que personne ne puisse aller au fond de la moindre de ses paroles », et si vous me demandez, du fait que je suis un Fils unique que le Père céleste a éternellement engendré, si j’ai été Fils éternellement en Dieu, je dis alors : Oui et non ; oui, un Fils selon que le Père m’a éternellement engendré, et non Fils selon l’état-de-non-engendrement. Eckhart: Sermon 22

Que veut-il dire lorsqu’il dit : « Moïse pria Dieu, son Seigneur » ? En vérité, Dieu doit-il être ton seigneur, il te faut être son serviteur ; et opères-tu ensuite ton oeuvre pour ton propre profit ou pour ton plaisir ou pour ta propre béatitude, en vérité tu n’es pas son serviteur ; car tu ne recherches pas uniquement l’honneur de Dieu, tu recherches ton profit propre. Pourquoi dit-il : « Dieu, son Seigneur » ? Dieu veut-il que tu sois malade, et voudrais-tu être en bonne santé – Dieu veut-il que ton ami meure, et voudrais-tu qu’il vive contre la volonté de Dieu : en vérité, Dieu ainsi ne serait pas ton Dieu. Aimes-tu Dieu ( et ) es-tu ensuite malade – en nom Dieu ! Ton ami meurt-il – en nom Dieu ! Perds-tu un oeil – en nom Dieu ! Et cet homme serait comme il faut. Mais es-tu malade et pries-tu Dieu pour la santé, la santé t’est alors plus chère que Dieu, alors il n’est pas ton Dieu : il est Dieu du royaume céleste et du royaume terrestre, mais il n’est pas ton Dieu. Eckhart: Sermon 25

Personne ne peut recevoir le Saint Esprit qu’il n’habite au-dessus du temps dans l’éternité. Dans les choses temporelles le Saint Esprit ne peut se trouver reçu ni donné. Lorsque l’homme se détourne des choses temporelles et se tourne vers soi-même, il perçoit alors une lumière céleste qui est venue du ciel. Elle est sous le ciel et est pourtant du ciel. Dans cette lumière, l’homme trouve satisfaction, et c’est pourtant corporel ; on dit qu’elle est matière. Un morceau de fer, dont la nature est de tomber, se soulève contre sa nature et s’accroche à l’aimant en raison de la noblesse de l’influx que la pierre magnétique a reçu du ciel. Où que se tourne la pierre, vers là se tourne aussi le morceau de fer. Ainsi fait l’esprit : il ne se contente pas seulement de cette lumière, il s’élance toujours à travers le firmament et s’élance à travers le ciel, jusqu’à ce qu’il parvienne à l’esprit qui meut le ciel, et de cette révolution du ciel tout ce qui est dans le monde verdoie et se couvre de feuilles. Cependant l’esprit ne s’en satisfait pas, il s’élance plus avant vers le sommet et vers l’origine, là où l’esprit prend son origine. Cet esprit comprend selon ( le ) nombre sans nombre, et ( le nombre ) sans nombre il n’en est pas dans le temps de la caducité. Personne ( en revanche ) n’a une autre racine dans l’éternité, là personne n’est sans nombre. Il faut que cet esprit franchisse tout nombre et fasse sa percée à travers toute multiplicité, et Dieu alors fait en lui sa percée ; et tout ainsi qu’il fait sa percée en moi, je fais ma percée en lui en retour. Dieu conduit cet esprit au désert et dans l’unité de lui-même, là où il est un Un limpide et sourd en lui-même. Cet esprit n’a pas de pourquoi, et devrait-il avoir un pourquoi quelconque, il lui faudrait avoir l’unité comme pourquoi. Cet esprit se tient en unité et en liberté. Eckhart: Sermon 29