Maître Eckhart : DE L’HOMME NOBLE

Notre Seigneur dit dans l’Evangile : « Un homme noble s’en fut en un pays lointain pour s’y gagner un royaume et revenir ensuite ». Notre Seigneur nous enseigne dans ces paroles toute la noblesse innée et naturelle de l’homme, et à quel point la grâce le peut diviniser. Dans ces paroles également on touche à une grande partie de l’Ecriture Sainte.

Il faut d’abord que l’on sache, et la Révélation nous l’apprend d’ailleurs, qu’il y a dans l’homme deux natures : le corps et l’esprit. C’est pourquoi il est dit dans l’Ecriture : qui se connaît lui-même connaît toutes les créatures ; car toutes les créatures sont ou corps ou esprit. Aussi l’Ecriture dit-elle en parlant de l’homme, qu’il est en nous un homme extérieur et un autre, l’homme intérieur.

Fait partie de l’homme extérieur tout ce qui, bien qu’inhérent à l’âme, est lié et mêlé à la chair et agit en coopération corporelle avec chaque membre, œil, oreille, langue, main, etc. Et c’est tout cela que l’Ecriture appel le vieil homme, l’homme terrestre, l’homme extérieur, l’homme ennemi, l’homme esclave.

L’autre homme qui est en nous, c’est l’homme intérieur ; celui-là, l’Ecriture l’appelle un nouvel homme, un homme céleste, un homme jeune, un ami, un homme noble. Et c’est de celui-là que parle Notre Seigneur, disant qu’un homme noble s’en fut en un pays étranger, se conquit un royaume et s’en revint chez lui. C’est encore à cela qu’il nous faut penser, quand saint Jérôme rapporte l’enseignement commun des maîtres selon que tout homme, du fait même qu’il est homme, a un bon esprit, un ange, et un mauvais esprit, un démon. Le bon ange nous conseille et nous attire sans cesse vers ce qui est bon et divin, ce qui est vertueux, céleste, éternel. Le mauvais esprit conseille et attire sans cesse l’homme vers ce qui est temporel et périssable, ce qui est pécheur, mauvais et diabolique. Ce mauvais esprit est toujours en coquetterie avec l’homme extérieur, par l’intermédiaire duquel il guette constamment l’homme, Adam. L’homme intérieur, c’est Adam, l’homme dans l’âme. C’est lui le bon arbre dont Notre Seigneur parle, qui toujours et sans cesse produit de bons fruits ; il est également le champ où Dieu a planté son image et sa ressemblance et où il jette la bonne semence, la racine de toute sagesse, de tout art, de toute vertu, de toute bonté, semence de nature divine. Cette semence, c’est le Fils de Dieu, le Verbe de Dieu !

L’homme extérieur lui est hostile et il y a semé et jeté méchamment l’ivraie. C’est de lui que saint Paul dit : « Je trouve en moi quelque chose qui m’entrave et contrarie ce que Dieu commande et conseille », ce que Dieu a commandé, ce qu’il a dit et dit encore dans ce qu’il y a de plus noble, au fond de mon âme. Ailleurs il se lamente et dit encore : « Malheur à moi, infortuné ! Qui me délivrera de mon corps qu m’apporte la mort ? ». Et dans un autre passage il écrit que l’esprit et la chair de l’homme sont toujours en lutte l’un contre l’autre. La chair conseille le vice et le mal, l’esprit de Dieu conseille l’amour de Dieu, la paix, la joie et toutes les vertus. Celui qui obéit à l’esprit et vit selon ses conseils appartient à la vie éternelle ; mais celui qui obéit à la chair, celui-là meurt. L’homme intérieur est celui dont Notre Seigneur dit qu’un homme noble s’en fut en un pays lointain ; il est également le bon arbre dont Dieu dit qu’il porte toujours de bons fruits et jamais de mauvais ; car il veut le bien et recherche le bien et est suspendu dans le bien même, insensible à ceci ou à cela. L’homme extérieur est le mauvais arbre qui ne peut jamais donner de bons fruits.

A propos de la noblesse de l’homme intérieur et spirituel et de la vulgarité de l’homme extérieur et charnel, les maîtres païens Cicéron et Sénèque disent aussi qu’aucune âme rationnelle n’est privée de Dieu. La semence de Dieu est en nous. Si elle trouvait toujours un cultivateur habile et un jardinier diligent, elle croîtrait d’autant mieux et monterait vers Dieu, dont elle est la semence, et son fruit deviendrait pareillement une nature de Dieu. La graine du poirier croît et devient poirier, la graine du noyer croît et devient noyer ; c’est la semence de Dieu qui monte vers Dieu ! Mais si la semence rencontre un semeur et un cultivateur fous et méchants, l’ivraie s’y mêle, qui couvre et étouffe la bonne semence, si bien que celle-ci ne peut voir le jour ni parvenir à maturité. Mais Origène, un grand docteur, nous dit : « Comme c’est Dieu lui-même qui a semé en nous cette semence, qui l’a imprimée en nous et nous l’a rendue connaturelle, on peut bien la couvrir et la cacher, mais jamais la détruire totalement ni l’éteindre ; elle continue sans arrêt de brûler et de briller, de luire et de resplendir, et sans cesse elle tend à s’élever vers Dieu. »
{{{Degrés de l’homme intérieur}}}
Le premier degré de l’homme intérieur, de l’homme nouveau, comme dit saint Augustin, c’est que l’homme vit à l’imitation d’hommes bons et saints, mais qu’il marche encore en se tenant aux chaises et aux murs et se nourrit encore de lait.

Le second degré, c’est qu’au lieu d’avoir les yeux fixé uniquement sur ses modèles ou encore sur des hommes bons, il court et se hâte maintenant vers les enseignements et les conseils de Dieu et de la Sagesse divine, qu’il tourne le dos aux hommes et la face vers Dieu, quitte le giron de sa mère et sourit à son Père céleste.

Au troisième degré, l’homme se soustrait de plus en plus à l’influence de sa mère et s’éloigne de plus en plus du sein maternel, échappe à la sollicitude et rejette toute crainte. Quand bien même il aurait la possibilité de faire le mal ou de porter tort à quelqu’un, sans en recevoir pour autant aucun dommage, il n’en aurait pourtant aucune envie ; par l’Amour il est, en effet, lié et confié à Dieu dans un zèle constant, jusqu’à ce que Dieu l’ait placé et établi dans la joie et la douceur, là où il répugne tout ce qui est dissemblable et étranger, tout ce qui ne convient pas à Dieu.

Au quatrième degré, l’homme croît de plus en plus et s’enracine dans l’amour de Dieu, au point d’être toujours prêt à assurer, de bon gré et de bon cœur, avidement et avec joie, toutes sortes de tribulations et d’épreuves, d’ennuis et de peines.

Au cinquième degré, l’homme vit partout et spontanément dans la paix, calme et tranquille dans la richesse et la jouissance de la plus haute et indicible Sagesse.

Au sixième degré, l’homme est dépouillé de lui-même et revêtu de l’éternité de Dieu, parvenu à la perfection complète ; il a oublié la vie temporelle avec tout ce qu’elle a de périssable ; il a été entraîné et transformé en une image divine ; il est devenu un enfant de Dieu. Il n’y a pas d’autre degré, de degré supérieur ; là est le repos éternel, la béatitude. Car le but dernier de l’homme intérieur, de l’homme nouveau est la vie éternelle.
{{{L’image et la semence de Dieu}}}
Au sujet de cet homme intérieur, de cet homme noble, en qui est imprimée l’image de Dieu et semée la semence de Dieu, comment cette semence et cette image de la nature divine et de l’essence divine qui sont le Fils même de Dieu, s’y révèlent et comment on en prend conscience ; comment il arrive parfois qu’ils soient cachés, tout cela, le grand maître Origène nous l’expose dans une parabole : le Fils de Dieu, dit-il, image de Dieu, est au fond de l’âme comme une source d’eau vive. Quand on y jette de la terre, c’est-à-dire des désirs terrestres, elle est recouverte et cachée au point qu’on ne la connaît et qu’on ne l’aperçoit plus. Mais, en elle-même, elle reste vive ; dès qu’on enlève la terre qui la recouvre à sa surface, elle réapparaît et on la revoit. Et il dit encore que cette vérité se trouve indiquée au premier livre de Moïse, où il est écrit qu’Abraham avait creusé dans son champ des puits d’eau vive, mais que des gens mal intentionnés les avaient comblés de terre ; mais quand on en eut sorti la terre, les sources redevinrent vives.

Il existe à ce sujet encore d’autres paraboles. Le soleil luit sans arrêt ; mais quand un nuage ou une brume s’interpose entre nous et le soleil, nous n’apercevons plus la lumière du soleil. De même, quand l’œil est malade et infirme en soi, la clarté lui est inconnue. Parfois j’ai eu recours, moi aussi, à une comparaison frappante : quand un artiste fait une statue en bois ou en pierre, il ne l’introduit pas dans le bois ; il enlève, au contraire, les éclats qui cachaient et couvraient la statue. Il n’ajoute pas au bois, il lui enlève quelque chose, il fait tomber sous son ciseau tout l’extérieur et fait disparaître les rugosités, et alors peut resplendir ce qui se trouvait caché au-dedans. Voilà le trésor enfoui dans un champ, dont parle Notre Seigneur.

Quand l’âme de l’homme, dit saint Augustin se tourne complètement vers l’éternité, là-haut, vers Dieu seul, l’image de Dieu paraît en elle et devient brillante, mais quand l’âme se tourne vers l’extérieur, fût-ce en des exercices extérieurs de vertu, l’image est entièrement cachée. C’est ainsi que, selon la doctrine de saint Paul, les femmes doivent avoir la tête couverte et les hommes la tête nue ; car cette partie de l’âme, qui tend vers le bas, recherche l’objet vers quoi elle se tourne : un voile, un mouchoir de tête ; mais cette autre partie de l’âme qui s’élève, se dénude afin de recevoir l’image de Dieu et que Dieu naisse en elle ; Dieu est sans voile et sans contrainte dans l’âme pure de l’homme noble. De même l’image de Dieu, le Fils de Dieu, la semence de la nature divine, n’est jamais détruite en nous, bien qu’elle puisse être cachée. David dit dans un de ses psaumes : « bien qu’il tombe sur l’homme beaucoup de néant sous forme de douleur et de désolation, il demeure dans l’image de Dieu et l’image en lui ». La vraie lumière brille dans les ténèbres, bien qu’on ne s’en aperçoive pas.

Il est dit dans le Cantique des Cantiques : « Ne faites pas attention à mon teint noir ; je n’en suis pas moins bien faite et belle, c’est le soleil seulement qui m’a bronzée ». Le soleil c’est la lumière de ce monde ; il signifie que tout ce qu’il y a de plus élevé, de meilleur dans la création, recouvre et décolore en nous l’image de Dieu. « Enlevez la rouille de l’argent, dit Salomon, et alors luit et brille le vase le plus pur, l’image de Dieu dans l’âme ».

Et c’est justement ce que Notre Seigneur entend quand il dit qu’un homme s’en fut. Il faut, en effet, que l’homme sorte de toutes les images et de lui-même, qu’il devienne absolument étranger et dissemblable à toutes choses, s’il veut devenir vraiment le Fils de Dieu et recevoir la filiation dans le sein et le cœur du père. Car toute médiation est étrangère à Dieu.
{{{L’Unité}}}
Dieu dit : « Je suis le Premier et de Dernier ». Aucune différence n’existe ni dans la nature de Dieu ni dans les personnes divines, considérées dans l’unité de leur nature. La nature divine est Unité, et chaque personne est également Unité, cette même Unité qui est leur nature. La distinction entre essence et existence est résorbée ici dans l’Unité : elles sont unité et identité. C’est seulement quand l’Unité cesse de se reposer en elle-même qu’elle possède une distinction et que par cette destruction elle opère. Aussi bien dans l’Unité on trouve Dieu, et celui-là doit devenir unité qui doit trouver Dieu. Notre Seigneur dit : « Un homme s’en fut ». Dans ce qui comporte destruction, on ne trouve ni Unité, ni Être, ni Dieu, cesse, ni bonheur, ni satisfaction. Sois unité, afin de pouvoir trouver Dieu ! En vérité, si tu étais entièrement unité, tu resterais également unité dans la distinction, les distinctions deviendraient unité pour toi et cesseraient de te faire obstacle. L’Unité reste aussi bien unité, dans des milliers et milliers de pierres aussi bien que dans quatre pierres, et mille fois mille est en vérité un nombre aussi simple que quatre.

Un maître païen dit que l’Unité est née du Dieu suprême. Sa propriété est d’être unité dans l’unité. Celui qui cherche cette unité au-dessous de Dieu, celui-là se leurre lui-même. Le même maître (à qui je puis ici me référer pour la quatrième fois) souligne aussi que cette Unité n’est vraiment liée d’amitié qu’avec des esprits vierges et chastes. Saint Paul dit d’ailleurs : « C’est en vierges chastes que je vous ai fiancées à l’Un ». Et c’est de la même façon que l’homme devrait être uni à l’Un, qui ne peut être que Dieu.
{{{Un homme s’en fut…}}}
« Un homme s’en fut », dit Notre Seigneur. Un « homme » ! Si nous prenons le sens propre du mot latin, ce terme désigne, du moins d’après une certaine interprétation, quelqu’un qui se soumet entièrement à Dieu, avec tout ce qu’il a, qui lève les yeux vers Dieu, au lieu de les abaisser vers ce qui est à lui et qu’il sait être derrière lui et au-dessous de lui ; voilà la parfaite, la véritable humilité. Son nom lui vient de la terre (je n’en dirai pas davantage ici). Mais le mot « homme » signifie également quelque chose qui est au-dessus de la nature et du temps, de toute ce qui est espace ou matière, de toute ce qui est soumis au temps et porte la saveur de l’instabilité, en tant que spatial et corporel.

Mais, lorsqu’il a progressé davantage encore, l’homme n’a plus rien de commun avec le néant. D’abord en ce sens qu’il n’est pas formé d’après tel ou tel modèle, qu’il n’y ressemble pas, qu’au total, il ne sait plus rien du néant, est périssable, qu’en lui on ne trouve plus la moindre trace du néant, qu’il est si totalement dépouillé du néant qu’on ne remarque plus en lui qu’être pur, vérité, bonté. Et celui qui est ainsi fait, lui seul, est un homme noble, et personne d’autre que lui.
{{{Connaître soi-même pour connaître Dieu}}}
Il est encore une autre façon de comprendre et d’enseigner ce que Notre Seigneur entend par « homme noble ». On doit savoir, en effet, que ceux qui connaissent Dieu sans voile, connaissent en même temps la créature. Si la connaissance est la lumière de l’âme, vers quoi tous les hommes tendent naturellement, il est sûr qu’il n’est rien de meilleur. La connaissance est un bien. Or les maîtres nous enseignent ceci : quand on connaît les créatures telles qu’elles sont en elles-mêmes – ce que j’appellerai une connaissance du soir – on ne voit la création que dans des images distinctes. Mais quand on connaît les créatures en Dieu – ce que j’appellerai une connaissance du matin – on voit la créature sans la moindre distinction, sans aucune des images qui la représentaient et sans ressemblance avec quoi que ce soit, dans l’Unité qui est Dieu même. Et c’est bien ce que Notre Seigneur entend quand il dit qu’un homme noble s’en fut. Noble, parce qu’il est un et que dans l’Unité il connaît également Dieu et la créature.

Je vais encore interpréter dans un autre sens la doctrine de l’homme noble en disant ceci : Quand l’homme (âme, esprit) voit Dieu, il a conscience de cette vision et il se connaît également comme être qui connaît ; c’est-à-dire qu’il connaît sa propre contemplation et sa propre connaissance de Dieu. Or, d’aucuns ont cru pouvoir se figurer – ce qui paraît d’ailleurs tout à fait croyable – que la fleur et le noyau de la béatitude réside dans la connaissance, là où l’homme a conscience de connaître Dieu. J’aurais beau, disent-ils, posséder toutes les félicités du monde mais sans en prendre conscience, de quoi cela me servirait-il, en quoi cela serait-il pour moi une félicité ? Je ne puis me rallier à cette façon de voir. Fût-il même vrai que l’âme ne peut être heureuse si elle n’a pas conscience de son bonheur, ce n’est pourtant point là qu’est la condition de son bonheur ; car le fondement premier de la béatitude spirituelle, c’est que l’âme contemple Dieu sans voiles ; de là lui viennent tout son être et toute sa vie ; c’est là que l’âme puise tout ce qu’elle est, dans le fond même de Dieu, et elle ne sait rien du savoir ni rien de l’amour, ni rien absolument de quoique ce soit. Elle s’apaise entièrement dans l’Être de Dieu. Qu’elle prenne pourtant conscience de la vision de Dieu, de son amour et de son savoir, la voici qui retombe aussitôt et qui est rejetée au degré le plus haut de la hiérarchie naturelle. Car personne ne se sait blanc qui ne soit réellement blanc. Aussi bien celui qui se sait blanc ajoute déjà une superstructure et il ajoute quelque chose à l’essence de sa blancheur ; son savoir, en effet, ne lui vient pas sans médiation et inconsciemment de la couleur, mais l’âme reçoit cette connaissance et ce savoir de quelque chose qui est présentement blanc ; elle ne puise donc pas sa connaissance uniquement dans la couleur telle qu’elle est en soi, mais elle puise cette connaissance et ce savoir dans quelque chose qui a été coloré et est devenu blanc, et c’est ainsi qu’elle se connaît comme blanche. Se savoir blanc est bien inférieur et beaucoup plus extrinsèque qu’être blanc. Le mur diffère totalement des fondations sur lesquelles il est construit.

Les maîtres enseignent qu’autre est la puissance par quoi l’œil voit, et autre la puissance par quoi il connaît qu’il voit. Le premier fait, celui de voir, vient à l’œil purement et simplement de la couleur, et non pas de ce qui est coloré. Peu importe donc en soi que ce qui est coloré soit de la pierre ou du bois, un homme ou un ange : la seule chose qui importe, c’est que l’objet soit coloré.

De même, dis-je, l’homme noble prend et puise tout son être et toute sa vie, toute sa béatitude, uniquement de Dieu, par Dieu et en Dieu seul, mais non dans la connaissance, la contemplation et l’amour de Dieu, etc. C’est pourquoi Notre Seigneur dit fort bien que toute la vie éternelle consiste uniquement à connaître Dieu comme le seul et vrai Dieu, et non pas à connaître que l’on connaît Dieu. Comment l’homme pourrait-il connaître sa connaissance de Dieu, puisqu’il ne se connaît plus lui-même ! Une chose est certaine, si l’homme devient bienheureux, s’il est bienheureux jusqu’au fondement et à la racine de sa béatitude, il ne se connaît plus aucunement lui-même ni ne connaît plus rien ; il ne connaît plus que Dieu seul. Mais dès que l’âme connaît qu’elle connaît Dieu, elle a connaissance de Dieu et d’elle-même. Or la puissance par quoi l’œil voit est, comme je viens de l’expliquer, une autre puissance que celle par quoi l’œil sait et reconnaît qu’il voit. Il est vrai au surplus, que pour l’instant et ici-bas, la puissance qui produit en nous la conscience de notre vision est plus noble et plus haute que celle qui produit la vision même ; car la nature commence son œuvre par ce qu’il y a de plus infime. Mais Dieu commence son œuvre par ce qu’il y a de plus parfait. La nature fait sortir l’homme de l’enfant, et le poulet de l’œuf, – mais Dieu fait l’homme avant l’enfant et la poule avant l’œuf. La nature commence par rendre le bois chaud et brûlant, et c’est ensuite seulement qu’elle lui fait prendre feu. Mais Dieu commence par donner à toute créature l’être, et ce n’est qu’ensuite qu’il lui donne, dans le temps, mais tout ensemble hors du temps et sans rien qui appartienne au temps, toutes les propriétés qui conviennent à sa nature temporelle. Dieu donne également l’Esprit-Saint avant de donner les dons de l’Esprit-Saint.

De même je dis maintenant : Certes, il n’y a point de béatitude, sans que l’homme prenne pleinement conscience qu’il voit et qu’il connaît Dieu ; mais Dieu ne veut aucunement que ce soit là le fondement de la béatitude. Celui qui préfère autre chose, qu’il s’arrange comme il veut ; à moi, il me fait pitié. La chaleur du feu et l’essence du feu sont choses fort dissemblables, c’est miracle de voir combien ces réalités sont loin l’une de l’autre dans la nature, bien que dans le temps et l’espace elles soient toutes proches l’une de l’autre. La vue de Dieu et ma vue sont totalement lointaines et dissemblables l’une de l’autre.

C’est pourquoi Notre Seigneur dit fort pertinemment qu’un homme noble s’en fut en un pays lointain pour se gagner un royaume et revint chez lui. Car l’homme doit être en lui-même ; cette unité, il faut qu’il aille la chercher en lui-même et dans l’Unité ; il faut qu’il la reçoive dans l’Unité et, par conséquent : il ne doit contempler que Dieu seul. Il doit ensuite « revenir », c’est-à-dire savoir et connaître qu’il connaît Dieu, qu’il sait quelque chose de Lui.

Tout ce que j’ai dit ici, le prophète Ezéchiel l’a déjà indiqué dans ces paroles : « Un puissant aigle avec de grandes ailes aux plumes multiples vint vers la montagne pure, agrippa le cœur et la moelle du plus haut arbre, enleva la cime et la fit tomber ». Celui qui Notre Seigneur appelle homme noble, le prophète l’appelle un grand aigle. Est-il quelqu’un de plus noble que celui qui est né pour moitié de ce qu’il y a de plus haut et de meilleur dans la création, et pour moitié dans le tréfonds de la nature divine et de sa solitude ?

Notre Seigneur dit par la voix du prophète Osée : « Je conduirai les nobles âmes dans un désert et là je parlerai à leurs cœurs », l’Unité avec l’Unité, l’Unité sortant de l’Unité, l’Unité dans l’Unité et, dans l’Unité, l’Unité éternellement !