La Kabbale juive a toujours intrigué par son mystère et rebuté par sa complexité. Complexe, elle l’est en effet par sa méthode. Rappelons brièvement que les kabbalistes, dont le but essentiel est de trouver l’accès au divin à partir d’une exégèse des textes sacrés, se livrent souvent à des spéculations fondées sur la valeur numérique de l’alphabet hébreu qu’ils combinent de diverses manières. La Kabbale est donc, plus qu’une science au sens moderne du terme, un art sacré et en même temps un ars combinandi, un subtil « jeu » linguistique. En effet, la langue hébraïque est considérée a priori comme sacrée puisque Dieu s’en est servi pour remettre à Moïse les Tables de la Loi. Elle est aussi un art secret, et par là initiatique, fondé sur l’idée que Dieu aurait donné à Moïse une double loi, littérale et spirituelle, avec l’ordre de communiquer la première au peuple et de ne confier la seconde, véritable explication des mystères contenus sous l’écorce rude des mots, qu’à un petit nombre d’initiés. Plus complexes encore — on les a souvent taxés d’incohérence — apparaissent la démarche et le but poursuivis. Cette numérologie combinatoire sera l’instrument de base grâce auquel on pourra, à travers la langue sacrée, explorer le foisonnement du monde sensible et retrouver le dieu qui s’y cache sous des signatures multiples. Plus encore : selon une méthode qui implique plusieurs niveaux d’interprétation et sur laquelle nous reviendrons à propos des représentants de la Kabbale chrétienne, on s’efforcera de dépasser le monde sensible pour accéder au monde invisible des entités angéliques regardées comme les intermédiaires nécessaires entre l’homme et Dieu. C’est dire qu’il s’agit aussi d’une gnose mystique et par là d’une démarche théosophique.
Les kabbalistes chrétiens entendent user des mêmes méthodes que les kabbalistes juifs, mais leur interprétation des textes kabbalistiques est entièrement différente. L’idée centrale en est que le judaïsme ésotérique contient tous les mystères du christianisme, qu’il les révèle et en fournit même l’explication. Malgré l’ingéniosité dont les kabbalistes chrétiens ont fait preuve, des doutes ont subsisté, pas seulement en milieu juif, quant au bien-fondé de leur interprétation. G. Scholem fait remarquer que les textes, dont on sait les nombreuses variantes et la difficulté à les situer chronologiquement, ont pu être falsifiés par des juifs convertis et tirés dans un sens chrétien. Dès lors, la méthode qui consiste à juxtaposer et à comparer des textes juifs et chrétiens lui paraît douteuse et les preuves avancées par les kabbalistes chrétiens à tout le moins ambiguës même s’il salue le syncrétisme intéressant que représente leur effort de synthèse. Quoi qu’il en soit, la Kabbale chrétienne offre l’exemple d’un vaste courant ésotérique extrêmement riche et fécond dont François Secret écrit que « pour étroit qu’il paraisse d’abord, et comme marginal, c’est en fait un champ de recherches immense au carrefour même des relations entre judaïsme et christianisme ».
Ce courant d’idées qui a pris naissance à la fin du Moyen Age en Espagne s’est prolongé jusqu’au dix-neuvième siècle, où il connut une fortune singulière en Allemagne, et même au-delà dans les milieux dits occultistes, plus précisément dans les cercles où l’illuminisme, l’alchimie et même l’astrologie sont encore appréciés et cultivés. Mais c’est en Italie, à l’époque de la Renaissance, qu’il connaît son apogée. Grâce aux célèbres presses hébraïques de Gerson Soncino et de Bomberg, la pensée et la mystique juives s’y affirment. Des rapports plus étroits se nouent entre juifs et chrétiens, suscitant sympathies et antagonismes, en tout cas créant une vive émulation. Dès 1488 le fameux Livre de la Création, ou Sepher Jetzira (cinquième ou sixième siècle), est traduit en latin. Pistorius le publiera à la fin du seizième siècle. Ce petit livre assez énigmatique, l’un des fleurons de la Kabbale juive, connaîtra bien des traductions et sera abondamment commenté. Il n’est du reste pas le seul à susciter un tel intérêt à une époque troublée où l’interrogation angoissée sur le sens de la vie et l’origine du monde prend la forme d’une intense fermentation intellectuelle et spirituelle qui tantôt cherche hardiment à frayer des voies nouvelles, tantôt s’efforce de consolider la tradition.
Jacques Fabry, CHKC