LE BONHEUR.

On souhaite d’ordinaire le bonheur. Je vous le souhaite aussi. Mais qu’entend-on au juste par ce souhait ? Jusqu’à présent personne n’a déterminé ce qu’est le bonheur en se sentant heureux. Pour ma part je crois que celui-là est heureux qui se sent tel. Je vous souhaite le bonheur, je désire que vous vous sentiez toujours heureuse. De quoi et comment ? Là-dessus il y a chez les hommes tant d’opinions et de goûts qu’on n’en sort plus. Et moi, je vous dirai à l’oreille : aussi longtemps que vous ne vivez pas selon l’esprit, ne vous attendez pas à être heureuse. Quand tout nous est favorable, la vie psychique et corporelle donne quelque chose qui ressemble au bonheur. Mais ce n’est qu’un mirage transitoire du bonheur, il disparaît vite. De plus, dans ce cas, il y a cette tension entre l’âme et le corps où se remuent très fort les pensées, les désirs et les sentiments passionnés. Ainsi, le venin des passions, cause un enivrement inévitable, un enivrement qui fait oublier la souffrance ; l’effet est semblable à celui de l’opium. Mais ce n’est pas l’absence de souffrances et d’angoisses du cœur : celles-ci sont inséparables de ce genre de vie. Par contre, l’esprit plane au-dessus de ces inquiétudes, il y emporte celui qui vit de l’esprit ; il lui fait goûter ses propres jouissances, toujours stables, il le rend vraiment et solidement heureux. [Qu’est-ce que la vie spirituelle et comment s’y disposer ? Moscou, 5e éd. 1904; p. 47]